Emilie Carlier

Au milieu des massacres
Journal de la femme d'un Consul de France en Arménie

JOURNAL
De la femme d'un Consul de France en Arménie

Au camp, août 1895. - Nous avons fui jusque dans ce cirque de rochers les 39° à l'ombre dont le mois d'août gratifie Sivas. Le pays est désert, la roche toute pelée, faisant mal aux yeux ; comme ombrage, une forêt dont les arbustes n'ont pas trois mètres de haut. Aucun voisin, sauf le vali de Sivas, campé à une portée de fusil.

On ne peut guère se promener à moins d'être escorté des cawas armés, car il y a des rôdeurs; alors, à rester toutes les journées étendus sur une natte, Maurice et moi, le temps nous paraît long...   

J'ai bébé, mais si petit! et puis je ne le nourris pas, à mon grand regret. C'est une vache noire du pays qui est chargée de ce soin, et notre bonne Lucie, jalouse de Jean à qui elle s'est déjà très attachée, n'aime pas me voir m'occuper de lui ; de sorte qu'il me reste bien des heures vides. A quoi les employer ?

écrire à nos amis? Si je mettais beaucoup de mots turcs dans mes lettres, oui, on les lirait volontiers et l'on me répondrait peut-être de ces lettres bien longues, bien pleines, comme il fait si bon en recevoir quand on est au bout du monde ; mais je ne sais parler que de nous; et nôtre vie est si différente de celle de nos amis de France !

Maurice prétend que nous verrons de graves événements à la saison douce, les Turcs, grands pillards, ne se livrant à ce passe-temps qu'en saison propice, quand il ne fait ni trop chaud, ni trop froid.

Notre camp est établi à 5 kilomètres de Sivas près de la chute du Kizyl-Irmack qui fait tourner un moulin arménien, mais appartenant à un pacha, d'où son nom de Moulin de Riffat-Pacha. Il n'est guère riant, ce moulin, au flanc d'une pente dénudée; simplement quelques hangars à toits très bas, avec des meurtrières, afin de pouvoir s'y défendre en cas d'alerte.

Nous avons six tentes toutes blanches, doublées d'andrinople, dont deux à nous et quatre louées au bazar à des prix comme on en inflige à un consul. Il y a la tente salon, la tente salle à manger, la tente chambre à coucher, avec une plus petite, toute voisine, pour Jean et Lucie, enfin la tente cuisine et celle des domestiques. De-ci de-là, une chèvre, quelques moutons, des poulets qui constituent notre viande de boucherie, pour les jours, comme aujourd'hui, où la chaleur est tuante et où je n'ose envoyer le bourricot à Sivas.

Grand silence toute la journée. Parfois des oiseaux de proie passent très haut en sifflant. On pourrait se croire en Savoie, sur quelque maigre plateau, n'était que tout le monde a un revolver à la ceinture...

  

Sivas en hiver sivas : chute du KizYl Irmack

 

 
17 août.-Aujourd'hui, le cuisinier nous rapporte de méchants bruits. Il paraît que, du côté de Van, où nous n'avons pas de consul, on aurait égorgé beaucoup de chrétiens. Est-ce vrai? En Orient on exagère ; cependant il y a quelque chose dans l'air et il faut tout attendre du Grand Assassin. On le dit de sang arménien et persuadé que les Arméniens le tueront s'il ne -prend les devants1.

A Sivas, nous avons déjà eu une alerte. Le mois dernier, un jour que j'étais seule là-bas dans ma chambre et bébé parti à la promenade, j'entends une rumeur de foule, je' regarde et je vois quantité d'arméniens qui courent. Je demande ce que c'est, on me répond qu'ils vont demander à l'évêque grégorien2, qui demeure non loin du Consulat, de protéger des prisonniers politiques que les zaptiés ont à moitié assommés.

Tout d'un coup s'élèvent des cris aigus. Un groupe de petits Turcs, venant en sens inverse, s'est battu avec de jeûnes Arméniens; ceux-ci se sont dispersés, mais l'un d'eux a reçu un formidable coup de couteau à la tempe. Il est étendu sur le sol, les Turcs passent en riant; quant aux Arméniens, ils sont revenus à pas comptés, l'air effaré, mais regardant le blessé sans le secourir.

Et l'enfant crie toujours et son cri est affreux ! Je descends, la foule se découvre, s'écarte, et je prends par les deux bras l'enfant et le traîne au Consulat.

Il paraît que la foule fut étonnée, - plus encore de voir arriver bientôt le médecin, le docteur Karakine Ekimian. Le médecin du Consulat mandé pour un enfant pauvre !

Le docteur a réclamé quelqu'un de bonne volonté pour tenir le blessé, tandis qu'il va lui recoudre le front, dont un lambeau pend sur l' œil du pauvre enfant, mais on a ri et l'on ne s'est pas dérangé. Je ne voudrais pas demander à Panayoti, si fier, quelque chose qui n'est pas dans son emploi, et d'ailleurs je sais en quel mépris il tient les Arméniens. Alors je m'offre. Je ne risque rien, ma robe est déjà pleine de sang, seulement je n'ose guère regarder. Quant au garçon, il ne crie pas un instant : ces gens-là sont étonnants de dureté.

Deux heures après, en partant, le gamin gambade, tenant à bout de bras une pièce d'argent. Les parents, qui le croyaient mort, en avaient, paraît-il, déjà fait leur deuil, mais, tout de même, la population prend en estime la « consulesse », - du moins à ce que prétendent les soeurs, qui ont; appris mon « exploit » par la rumeur publique.

Après cela, je ne voulus plus laisser sortir bébé, mais Maurice m'assura avec tant d'énergie que jamais on ne toucherait à un cheveu de notre Jean que je me laissai persuader. Je n'ai pas eu à le regretter. Tout de même, c'est moi qui ai préféré venir ici sur ce plateau...


18 août. - Notre vie continue à être paisible. Jean se porte admirablement. Le docteur vient le voir souvent et sa visite nous distrait, car il est beau parleur, mais il ne nous apporte guère de nouvelles. Il y a si peu de vie à Sivas ! Un seul consul étranger, M. Jewett, consul des états-Unis, un homme aimable, un peu éteint, qui ne parle guère que musique, ce qui n'est pas de ressource ici... Quant aux familles arméniennes cultivées, même celles-là nous sont, je l'avoue, peu sympathiques. Quelle âpreté à l'argent !


30 août. - Bébé grandit. Il va falloir lui confectionner des vêtements, car ceux expédiés de France par les tantes et grand'mères n'arrivent pas. Ils auront dû être volés en route, et je ne peux pourtant pas habiller un petit Français en Turc ou en Arménien.

La chaleur est intolérable. Il n'y a plus un brio d'herbe et la vache est malade.


19 septembre. - Nous avons eu une alerte. Vers une heure du matin, la nuit étant très noire, nous avons été réveillés par les grognements des chiens. Comme ces grognements augmentaient, Maurice s'est levé, a armé son revolver, et, relevant sans bruit le pan de la tente, s'est glissé au dehors. Il a trouvé bientôt Panayoti, son fusil à la main, qui cherchait à sonder les ténèbres. Le cawas a dit que, depuis un moment, il voyait rôder des ombres. Même il avait poursuivi une de ces ombres, puis s'était arrêté, craignant d'être entraîné dans une embuscade. Lui et Maurice sont alors partis ensemble; je les ai entendus s'éloigner, et le coeur me battait bien fort... Leur ronde est restée infructueuse, et pourtant les chiens n'arrêtaient pas de gronder.

Ce matin, par un berger arménien, nous avons appris que c'était Panayoti qu'on voulait tuer. Impossible d'obtenir plus de détails. Il n'ose pas parler, le berger ! Sont-ce des Kurdes, des Circassiens, des Turcs ?

- Sais-tu ce que cela veut dire? me dit Maurice. Tout simplement que bientôt on va massacrer, et que je gêne, car ils savent bien que je me mettrai en travers ; or, si je perds Panayoti, je ne le remplacerai pas.

Vois-tu, assez de. villégiature. Rentrons à Sivas!


27septembre. - Sivas. -Nous n'avons pas eu de chance pour notre retour. Un orage nous a surpris, la température est glaciale, et Maurice, qui a pris froid, tousse.


29 septembre. - Le beau temps est revenu aussi brusquement, et nous étouffons dans la poussière malsaine de la ville ; mais il vaut mieux être ici, car, certainement, il se prépare quelque chose...

D'abord les Arméniens semblent très montés. Ils rêvent de se soulever, ce
qui exaspère Maurice, qui ne comprend jamais les révoltes, lui, soldat discipliné.

Jean est en pleine crise; il pleure, ses gencives sont gonflées et très rouges, et il serre ses doigts avec rage, puis il se calme et reprend son air souriant.


1er octobre. - Nous apprenons de Paris qu'au ministère, on trouverait tout naturel que Maurice, étant nouveau marié, réclamât une résidence plus confortable à une altitude moins extravagante ; mais il me déclare que, pour rien au monde, il ne voudrait demander un changement au moment où les choses se gâtent. « Au surplus, me répond-il, je ne suis pas, moi, désireux de rester quand même à Sivas, l'ambassadeur est le meilleur des hommes, il avisera... » Mais justement comme M. Cambon m'a dit qu'il aimait les hommes énergiques qui se tirent d'affaire tout seuls, je ne suis que trop certaine qu'on ne nous changera qu'après la bataille; alors attendons!  

 

Monastère catholique de Sivas

Le monastère catholique qui fut attaqué par les musulmans.

 

 

Panayoti

Le cawas Panayoti conduisant le petit panier de Mme Carlier.


2 octobre.- L'effervescence augmente dans le pays. Il y a eu des rixes, le sang a coulé. Ces pauvres Arméniens sont-ils pris de folie ? Ils crient très fort. Leurs comités ont des armes. Mais sur quels secours peuvent-ils bien compter? 

Oui, je sais, ils se rappellent notre expédition de Syrie. (J'avoue, qu'avant de venir ici, je n'en avais jamais entendu parler.)

Ils sont persuadés aussi que les états-Unis sont bien plus puissants que les Anglais, lesquels, soit dit en passant, après leur avoir fait de grandes promesses, les avoir même quelque peu poussés à se soulever, ne s'occupent plus d'eux, n'ont même plus de consul à Sivas.


3 octobre. - Maurice, sorti ce matin, est rentré très soucieux. Je n'ai pu lui arracher un mot, puis soudain en déjeunant :

« Ma petite, écoute la consigne : tu pars demain avec Jean. - Ah, bah !... et pourquoi? - Parce que l'on va se battre et que, si je dois ma peau au gouvernement, je ne lui dois pas celle de ma femme et de mon Jean-Jean. »

Je me suis mise à rire : «  Moi je ne vois pas si noir que toi, et puis je te réponds que rien au monde ne me fera m'éloigner quand tu crois qu'il y a quelque danger. »

Maurice restait le sourcil froncé, mais il n'a pas insisté. Il s'est mis à tourner autour de la table en tordant sa moustache, puis il est venu m'embrasser.


14 octobre. - ça approche. On s'est tué aux environs, dans les villages. Aussi, je presse Maurice d'organiser sans retard notre défense. Lucie et moi, emplissons de sable des sacs pour boucher les fenêtres. Puis Panayoti m'a fait une cible dans le jardin et m'apprend à tirer à la carabine et au pistolet. Lui, ça lui va assez de sentir la poudre. Moi, les premiers coups, je détournais la tête, si bien que j'ai failli lui tirer dans la figure ; maintenant je ne tire pas trop mal.                                . .


5 novembre. - Les détails qui nous arrivent prouvent que ce ne sont pas les Arméniens qui se soulèvent, mais bien les Musulmans qui assassinent et pillent.

Karahissar, Zara, Divreghi sont en flammes. On y a tout massacré, sauf quelques centaines de très jeunes enfants, laissés là au milieu des ruines. Ils vont mourir de faim, si les fauves ne les ont pas déjà dévores. Malheureusement nous ne pouvons envoyer personne là-bas. Les gens sûrs, nous les comptons, Panayoti et le second cawas, Mehemet ; et encore, celui-ci, un colosse peu intelligent, a besoin que l'autre le dirige.

Nous faisons au bazar de grandes provisions, car, s'il y a pillage, comme presque toutes les boutiques sont arméniennes, il ne restera rien. La situation devient inquiétante. Chaque nuit, nous nous attendons à être surpris par la fusillade, aussi nous ne dormons pas. Seule notre bonne Lucie garde son tranquille sourire : « Mais non, madame, c'est pas possible, jamais le bon Dieu ne permettrait ça ! »


7 novembre. - Je suis allée voir les Pères jésuites3 et les soeurs qui demeurent dans un quartier très éloigné, de l'autre côté du konak du vali, au delà du quartier musulman (les deux missions d'ailleurs assez loin l'une de l'autre). Je leur ai dit que Maurice les engageait à faire des provisions et à s'armer.

- Nous armer ? non, madame, m'a déclaré le supérieur. Le Seigneur a dit : « Tu ne tueras pas. » - Mais on vous tuera! - Nous sommes dans la main de Dieu. - Les soeurs sont moins calmes, moins résignées, mais elles n'osent pas toucher à des armes.

Maurice signale à Constantinople que ça va mal. Heureusement que nous avons le télégraphe! Par un des employés, on a su que le consul de Diarbekir, M. Meyrier, fait passer de très mauvaises nouvelles, mais mon mari garde sa bonne humeur. Pour lui, il estime qu'à moins d'un ordre formel du sultan, ordonnant les massacres, il n'y aura rien de bien terrible, Musulmans et Arméniens étant, à son avis, aussi lâches les uns que les autres. Ne les voit-on pas s'injurier toute la journée sans même se colleter?

Me dit-il bien tout ce qu'il pense? J'en doute, car il s'est mis à m'apprendre à chiffrer des dépêches.


10 novembre. - J'apprends par hasard que les massacres sont commencés à Erzeroum. Maurice ne voulait pas me le dire. J'ai peur surtout de ce qu'il me cache...


11novembre. - On vient nous rapporter que M. Meyrier, se croyant sur le point d'être mis à mort par les Turcs, aurait, télégraphié sa grande détresse à l'ambassade, sur quoi M. Cambon aurait lancé lui-même au vali cette menace : « Votre tête tombera si mon consul périt. » Cette rumeur m'épouvante, mais Maurice me jure qu'il n'y a pas d'exemple qu'un consul enfermé dans son consulat ait été frappé, ait même vu son consulat forcé, sa maison regorgeât-elle de réfugiés. Ces rumeurs ne sont donc pas sérieuses4.

Alors je veux lui faire promettre qu'il ne fera qu'ouvrir sa porte aux Arméniens, mais que ni lui ni les cawas, quoiqu'il arrive, ne sortiront.

Maurice hésite, puis me répond assez évasivement : « Il faudra avant tout que la rue reste libre, sans quoi il ne serait pas sérieux de tenir notre porte ouverte. »

Je suis bien inquiète. Libre? Jusqu'où?...

Par quels moyens ?... On ne peut pas s'imaginer l'énervement d'une pareille attente... Inouïe la façon dont les tueurs ont commencé à Erzeroum ! Ils ont égorgé, dans son bureau, un agent de la mairie, un Arménien, puis lui ont rasé la barbe et maquillé la figure. Alors ils l'ont habillé en Turc, puis ont promené son corps par la ville en hurlant : « Vengeance! Vengeance! » Aussitôt soulèvement du peuple.


12 novembre. - A onze heures, nous apprenons que les deux évêques, grégorien et catholique, ont réuni dans l'église, près de nous, les principaux marchands pour les inviter à ouvrir leurs magasins, que ceux-ci n'avaient pas osé ouvrir ce matin, tant il leur semble que le moment fatal est de plus en plus imminent.

A midi précis, nous chiffrions une dépêche, Maurice et moi, Jean jouait dans le bureau, au rez-de-chaussée, sur la cour, quand retentit le pas rapide de Panayoti, qui, ouvrant la porte, saute sur son fusil : « Cette fois, ça y est !»

 

Carlier

cartier des mission et consulat Sivas

 

 

- Quoi ? fait Maurice se levant en sursaut, tandis que moi je saisis bébé.

- Le clairon sonne au konak du vali ! Le bataillon Hamidié charge au bout de la rue, ils marchent au bazar. Tenez, les entendez-vous ?»

Et, aussitôt, quantité de coups de fusil.

Maurice, d'un bond, est dans sa chambre," endosse son uniforme, saisit sa carabine et se met à la fenêtre. Il distribue ses ordres :

« Toi, Panayofi dans la rue! Toi, Mehemet à l'église !»

Je confie bébé à Lucie qui, vite, dresse son lit à elle debout devant la fenêtre pour en faire un abri contre les balles. Elle n'a pas dit un mot, mais elle a bien sa tête, ma brave payse. Je peux compter sur elle!

Maurice monte sur la terrasse. De là, nous entendons une fusillade terrible. Par instants, des bruits plus sourds. Je crois que c'est le canon. Maurice dit que ce sont des feux de peloton.

De tous côtés, on entend des cris désespérés, des râles, des hurlements. Cela dure vingt minutes. Puis tout se tait.

Maintenant un silence de mort. Mon mari redescend lentement. Il est exaspéré contre ces bandits. Je le supplie de rester calme.

Sur son ordre, je prends les munitions et les descends en bas, dans le bureau, où sont les armes.

Panayoti, qui garde la rue tandis que Mehemet fait la navette du Consulat à la ruelle allant à l'église où il y a 2.000 Chrétiens bien enfermés, nous jette de brèves nouvelles. On a tout tué dans le bazar. Pas un Arménien n'a survécu. Quelques-uns s'étaient réfugiés dans un entrepôt, mais la troupe a fait une sape par en dessous. Elle les tue, en ce moment, à coups de baïonnette ; c'est pour cela qu'on n'entend plus de bruit. Les soldats repassent au bout de la rue chargés de butin, les mains en sang. Deux officiers sont suivis chacun par un hamal (porteur).

Mon mari me dit : «  Je ne peux pourtant pas rester sans savoir ce que deviennent mes nationaux ! » Tout d'un coup, il pense qu'on va peut-être, de là-bas, lui faire des signaux !

Il monte vite sur la terrasse. Je le suis. Quelques balles sifflent au loin. Nous ne voyons aucun signal.

Soudain Maurice me dit : « Ah ça! qu'est-ce qu'il fiche, celui-là, en face? » Je regarde, il me montre à trente mètres, à la lucarne d'un grenier, une tête d'Arménien, et, tout contre, un fusil. Brusquement il me repousse, une balle passe, tandis qu'un peu de fumée sort de la lucarne.

- Oh ! oh ! c'était pour moi, fait Maurice. Bizarre!... Bah! nous éclaircirons ça plus tard. Armons les domestiques, - les soldats turcs ont fini, ils sont gorgés; maintenant, c'est la populace qui va donner. »

Les domestiques refusent en tremblant les .armes que nous leur offrons.

A ce moment arrive comme un fou, les vêtements en lambeaux, le docteur Karakine, qui a échappé à une bande de forcenés ; on saccage sa maison. Aussitôt qu'on l'a vu entrer chez nous, voilà que de partout nous accourent des Arméniens, les mains pleines d'objets précieux. Ils se bousculent, crient, tombent.

Ils nous remercient avec effusion. On savait que le consul américain avait fermé sa porte et s'était barricadé, et l'on craignait bien que le consul de France, qui passe pour peu commode et est mal avec les évêques, fît de même.            :

Il en arrive encore par-dessus les murs.. Il y en a des centaines, plein le jardin, plein la cour, plein les appartements. Mon mari fait mettre les couleurs en berne, grand péril!

- Allons, fait-il, sauvons d'abord la famille de Suifi.

M. Suifi, le drogman, est Syrien; il ne court donc qu'un faible danger à circuler, mais il a perdu la tête. C'est Mehemet, le deuxième cawas, le Circassien géant, qui part tout seul - Panayoti gardera à la fois la rue et l'église - à la recherche de sa famille.

A ce moment, tout près de nous, un grand cri : un Arménien qui se sauvait est  massacré.

Une troupe de ces bandits arrive sur nous criant : « A l'église, à l'église! » Maurice me dit : « Tire, mais en l'air, il ne faut pas en tuer! » Nous tirons tous les deux.

Au bruit, tous nos Arméniens hurlent épouvantés et se jettent à plat ventre ou se tassent dans les coins. Je n'ose dire dans quel état de saleté est bientôt la maison. Jusqu'à mon salon, mon pauvre salon!...

Voilà maintenant les deux archevêques,

le vieux grégorien défaillant, porté par ses prêtres, et le catholique. Sur leur visage est peinte une épouvante sans nom. Ils répètent :- Sauvez-nous! sauvez-nous!

- Mais, répond Maurice, vous voyez bien, Messieurs, que ma maison regorge, où voulez-vous que je mette encore les deux ou trois mille que vous êtes?

- Oh ! répond Mgr Kadjian, ils peuvent rester dans l'église : seulement nous deux. .

Mon mari, stupéfait de ce qu'il vient d'entendre, me regarde, secoue la tête, et alors d'un geste fait signe aux prélats qu'ils peuvent entrer...5

- Ce n'est pas fout cela, me dit bientôt Maurice, Mehemet ne revient pas. Il est peut-être tué. Il ne nous reste que Panayoti; n'importe, la sûreté des nationaux avant la nôtre!. Je vais l'envoyer dire au vali que je lui ordonne de protéger les missions françaises.

- Panayoti ! crie mon mari par la fenêtre. Le brave garçon accourt. Maurice lui indique ce qu'il va dire.

- Bien, fait l'autre sans broncher, j'y vais.

- Tâche d'en revenir ! Le cawas s'éloigne;

- Allons, fait Maurice dont le danger excite la verve, madame Carlier je vous _ nomme premier cawas. Vous allez garder la porte du Consulat. Moi, je continue à surveiller d'en haut la ruelle qui mène à l'église. » Puis, regardant tout ce monde qui nous écoute : « Et dire que pas un des cinq cents... qui nous encombrent,.n'est capable de prendre un fusil! »

Le fait est qu'ils sont tous là, gémissant, pleurant.

A ce-moment, j'entends encore Maurice qui tire. Je sors devant la porte, la rue est vide, sauf au fond, près de la ruelle. Je tire au hasard tant que mon mari tire. Mais bientôt un groupe de furieux s'avance et lance vers nous, avec une force terrible, des haches. à toute volée. J'ai très peur/je recule. Les haches rebondissent avec des étincelles sur les cailloux. J'ai bien cru que c'était fini... Et puis ils sont partis.

Le gros du danger paraît passé, car voici Panayoti qui reparaît sain et sauf. Il est entré crânement chez le vali en écartant les baïonnettes. Alors, le regardant bien dans les yeux, il lui a ordonné, de la part du Consul de France, - et il faut voir comme il prononce ça ! - d'envoyer immédiatement des détachements aux missions et d'arrêter les tueries. Il a réussi. Le général et le vali se sont regardés stupéfaits. Des zaptiés sont partis en courant. Dans dix minutes nous aurons, nous aussi, une garde, et même des patrouilles vont être faites.

 

Janina, consulat russe

janina. - La barricade du consulat russe. -
Entre les deux cawas albanais, le fils du consul.

 

 

 - Très bien, fait Maurice, parfait ! Voilà de la bonne besogne; seulement alors, puisque c'est fini aujourd'hui, je ne veux plus tout ce monde de... Panayoti, renvoie-moi ces gens qui prennent ma chambre pour... Comment, d'ailleurs, ne comprennent-ils pas, qu'on va bien plutôt piller et brûler les maisons vides?

En maugréant, les Arméniens sortent. Quelques-uns plus intelligents disent que le consul a raison. Restent seulement dans le salon Karakine, deux ou trois notables, quelques femmes- et les deux évêques, lesquels se prévalent encore une fois de leur dignité. Impossible d'ailleurs de leur remonter le moral. Et M. Suifi continue à me dire, avec des yeux fous qui lui sortent de la tête :

- Oh ! madame, madame, nous sommes perdus !      

Je crois que je, lui ai-dit des choses bien dures, trop dures...

Tout notre monde a très faim. Je vais à la cuisine avec Lucie allumer du feu, et nous en revenons, au bout d'un quart d'heure, avec un soi-disant beefsteak qui sent la fumée. Maurice ouvre une boîte de sardines. Nous nous mettons à table avec les évêques, mais presque aussitôt la fusillade éclate assez près de nous. Toujours des bandes qui veulent aller à l'église et que disperse Panayoti. Par trois fois mon mari va faire le coup de feu dans la rue.

 Puis il s'asseoit au piano et attaque une ardente Marseillaise pour donner de l'appétit à ses hôtes, qui « ont des têtes à porter le diable en terre ».

Enfin arrive un lieutenant de zaptiés avec vingt-cinq hommes.

Mais ils ne nous inspirent guère, ces gendarmes! Mon mari ne veut pas d'eux dans la maison à cause de nos réfugiés. Il exige qu'ils restent au milieu de la rue, tournant même le dos à la maison. ça ne fait pas du tout leur affaire, ils grognent, mais, quand Maurice ordonne, il faut qu'on obéisse.

Tout de même, que devient notre brave Mehemet? C'est inquiétant. Maurice exige de l'officier qu'il envoie trois hommes à sa recherche et qu'ils le dégagent, s'il est bloqué quelque part.

Enfin le voilà, avec la soeur et les neveux de M. Suifi. Ils se mettent à table aussi. Ils finissent le beefsteak raté et les sardines.

- C'est bien, Mehemet, fait Maurice; maintenant retourne à l'église et reconduis chez eux les Arméniens disposés à partir...

Va, serre ton ceinturon, mon garçon, je ne déjeune pas non plus !

Le grand Circassien y part. Quelques musulmans, ses camarades de café, le voyant passer, sortent d'une maison et lui offrent de venir piller avec eux; piller et... le reste; il refuse.

Toujours des coups de feu de plus en plus loin. Je vois passer des musulmans chargés de butin : des soieries superbes, des étoffes brochées d'or.

Maurice ordonne d'arrêter tous les pillards .qui se permettront de passer devant le Consulat français; - Il arrivera ce qui arrivera, mais on ne nous manquera pas de respect!

Dans la soirée, Panayoti apprend que les soeurs et les Pères sont absolument sains et saufs. La populace continue à piller surtout les maisons désertes. Cette populace a commis des atrocités. Comme elle n'avait pas d'armes, elle assommait ses victimes à coups de matraque, de barre de fer, ou leur écrasait la tête entre des pierres, - ou encore allait les noyer dans la rivière devant leurs femmes muettes de terreur. On a vu ainsi passer des Arméniens qui n'essayaient pas de, se défendre. On les déshabillait et on les mutilait horriblement avant de les tuer6.

Moi, je peux m'occuper maintenant un peu de bébé. Il paraît qu'il n'a pas eu peur. A un moment de terreur, nos réfugiés ont voulu forcer sa porte, et Lucie et Jean allaient être piétines,- car ils s'étaient couchés par terre, afin d'être mieux à l'abri des balles, - sans Porthos et Minka, dont les crocs menaçants ont tenu en respect les envahisseurs.

Pendant que Lucie est descendue traire la vache, je tâte les gencives de bébé et je m'aperçois qu'il a percé sa première dent. Quelle joie ! Je cours chercher Maurice qui vient embrasser son fils.

A ce moment, Minka se mettant à gémir dans son coin, je vais voir et j'aperçois sous elle cinq petits nouveau-nés.

J'apprends qu'à six heures, les muezzins, du haut des minarets, ont félicité le peuple d'avoir bien massacré.

  

Izzet Bey, favori du Sultan, Organisateur des massacres d'Arménie

Chefs responsables des massacres d'arméniens

 

 


13 novembre. - La journée s'annonce plus calme, bien que quelques coups de feu éclatent encore par instants. En somme il doit y avoir eu environ 1.200 tués, mais plus de cinq mille sont saufs, tout le quartier autour de nous est resté intact. Panayoti, qui voit que les évêques et toute leur suite nous encombrent, les engage à retourner chez eux ;. ils ne veulent pas comprendre et restent étendus dans leurs fauteuils. Alors mon mari leur explique combien leur attitude est regrettable; elle semble un avis officiel qu'il ne faut pas reprendre la vie normale, qu'il y a encore du péril.

- Mais! il y en a, monsieur le Consul.

- Possible! mais il ne faut pas paraître s'en douter.

Alors ils partent, mais l'un d'eux, Mgr Hadjian, jette l'anathème sur notre maison qui, en le chassant, va être sûrement cause de sa mort.

A peine sorti, il rentre. La protection d'un cawas ne lui suffit pas. Son collègue grégorien a eu des zaptiés, il en veut aussi.

- Prenez ! dit Maurice.

Le prélat prend tout ce qui reste, quinze !... Si bien que nous voilà seuls, ce qui ne l'empêche pas de répéter d'une voix qui tremble de colère : « Vous m'envoyez à la mort ! Votre nation aura mon sang sur sa honte! »7.

Délivré de ces hôtes gênants qui, jamais, ne lui auraient permis de s'éloigner, mon mari, dès le retour du premier détachement de zaptiés, m'annonce qu'il va avec ses deux cawas visiter les soeurs et les Pères. On lui. a dit qu'ils sont sauvés, mais il veut le constater de ses yeux. Il engage M. Suifi, son drogman, à s'armer, puisqu'il représente la France en son absence, mais M. Suifi, affolé, le supplie de rester. Mon mari hausse les épaules :

- Rassurez-vous, monsieur, ma femme vous défendra !

Le docteur Karakine n'a guère plus de sang-froid; mais lui, du moins, sait que sa tête est mise à prix. Ce qui me paraît inouï, c'est l'horreur de tous ces Levantins pour les armes à feu.

Pendant toute l'absence de Maurice, je. reste à la fenêtre d'en haut, surveillant les soldats qui traînent devant la maison leurs bottes crevées et leurs pantalons à jour.

Passe le vali, très escorté, qui, en souriant, me salue de la main, ses officiers du sabre : «Comment, madame, vous avez consenti à ce que le Consul s'éloigne? Vous reconnaissez donc que mes Turcs ne sont pas dangereux? -Non, dis-je, en montrant le revolver, quand on a cela, pas dangereux!»

Le vali ne sourit plus. Il s'éloigne, en m'assurant qu'il va mettre l'ordre en ville.

Mon mari rentre. Il paraît qu'on tue encore, mais seulement dans les fermes éloignées. Quant aux Missions, elles n'ont pas été-forcées, mais les portés ont été criblées de balles et de coups de hache. Les soeurs ont recueilli beaucoup d'enfants et les Pères un grand nombre d'hommes8.

Beaucoup plus brave que son chef, le curé catholique n'a pas hésité à recueillir et protéger dans son église, pourtant assez isolée, un certain nombre d'Arméniens, qui justement se trouvèrent être, pour la plupart, des grégoriens ou des protestants.

A ce moment, tandis que nous causons, mon mari voit passer un pillard attardé qui nous nargue, sa cigarette à la bouche. « Arrêtez ce coquin ! », crie-t-il à un soldat. Le soldat ne bouge pas. Maurice ne fait qu'un bond, lui colle le canon de son revolver sur le front. Alors le soldat, en maugréant, saisit le pillard, qu'il conduit au vali. Maurice dit aux autres qu'ils devront profiter de la leçon ; mais un grand gaillard lui répond : « C'est dégoûtant ! tous nos camarades sont riches, nous, nous n'avons rien pu gagner. Vous nous faites tort!» Un autre qui à une tête féroce, dit entre ses dents : « Le fagot qui va brûler votre Karakine est tout prêt ! »

Que dire?

Maintenant que le calme est revenu, Maurice met Panayoti au courant de la tentative d'assassinat de l'Arménien d'en face, la veille

- Bien, fait Panayoti tranquillement, en tâtant sa ceinture, je vais le tuer, n'est-ce pas?  

- Je te le défends, mais tâche de savoir  pourquoi il m'en veut; Il doit avoir, ma parole, la tête un peu dérangée !

Pendant ce temps, comme tous les boulangers ont été égorgés, on n'a plus de pain. Il faut en faire. Alors le cuisinier, moi, Lucie, retroussons nos manches et nous nous mettons à pétrir. C'est brisant.

Panayoti revient, l'air farouche, et s'en va causer avec mon mari. Il paraît que l'Arménien a tout avoué. Oui, il s'est dit que, si son Consul était tué, on croirait que c'est par les Turcs, et alors la France enverrait son armée le venger - et sauver, du même coup, la nation arménienne. Panayoti a d'abord fait mine de l'étrangler. L'Arménien alors s'est traîné à ses genoux en suppliant.

- Voilà ! et alors qu'est-ce que décide monsieur le Consul ?

- Je décide, mon ami, qu'il ne faut rien dire. Si on le savait, on le brûlerait vif...

- Il l'a mérité.

- ... Mais alors la populace égorgerait, soi-disant pour me venger, tous les autres Arméniens. Non, l'air est mauvais sur la terrasse, je n'y remonterai plus, voilà tout !


Le soir. - Discussions aigres de mon mari avec les prêtres grégoriens, qui ne veulent pas assister à l'ensevelissement de leurs morts pour lesquels on a creusé d'immenses tranchées. étant mariés, ils ne se soucient pas d'exposer leurs enfants à devenir orphelins. Et puis, ils voudraient être payés...


14 novembre. -A neuf heures du matin, la fusillade recommence. Heureusement, c'est encore très loin; soudain, tandis que la porte est ouverte et que nos gardes sont dans la cour, leurs fusils restés devant la maison, une bande hurlante arrive. Je tenais bébé, je n'ai que le temps de le jeter sur le lit, de saisir une carabine et de tirer au hasard, en appelant. Aussitôt nos soldats sortent et peuvent reprendre leurs fusils qu'on allait enlever, tandis que Maurice et le cawas font un feu roulant. Cette fois, plusieurs hommes tombent, leurs camarades les emportent tout sanglants. Ils s'éloignent, affolés, en criant : « N'allez pas au Consulat, il y pleut du feu !»

La matinée se passe sur le qui-vive. Meurtres et pillages partout. Ce n'était pas la troupe mais des montagnards du dehors. Il paraît que les bords de la rivière sont couverts de cadavres.

Dans certains endroits, les assassins jouent aux boules avec des têtes qu'ils se lancent.

A onze heures, comme par enchantement, plus rien.          '

Notre quartier est toujours intact. Rassurés, un certain nombre d'Arméniens sont restés dans leurs maisons.

Et dire qu'au milieu de tout cela, il m'a fallu faire la soupe aux petits chiens, car Minka n'a pas de lait. La bonne bête me lèche les doigts.


15 novembre. - Il paraît que c'est vraiment fini. Les derniers Arméniens quittent l'église et Mehemet, leur gardien, rentre chez nous.

Toute la ville sent une odeur de charnier ; on est obligé de fermer les fenêtres.

J'apprends que les soeurs voudraient me voir. J'y pars, suivie des deux cawas. Aucun cadavre sur la route, mais du sang partout, poissant aux pieds, des débris de cervelle, des cheveux. Partout des maisons saccagées.

Panayoti me montre l'endroit où, le 12, quand il est passé, une voix, la voix d'un Turc, lui a crié tout à coup : Jette-toi à droite ! Il a obéi et une balle lui a rasé l'oreille, une autre a déchiré sa tunique. Il a vainement cherché à savoir qui tirait. Sur la route, il a vu tuer sept ou huit Arméniens, comme des moutons, sans qu'ils aient tenté de se défendre, muets. Et pourtant ce sont de solides gaillards.                 

J'arrive chez les soeurs, qui ne peuvent s'empêcher de m'embrasser en pleurant. Je leur demande des détails, mais elles ne savent rien. Au contraire, ce sont elles qui m'en demandent. Elles s'étaient enfermées dans leur maison, qui est au milieu d'une cour, et sont restées en prières avec les enfants qu'elles avaient recueillis. Elles disent que, selon Panayoti, c'est moi qui ai proposé qu'il aille chez le vali bien que le Consulat n'eût plus de défenseurs. Je leur assure que c'est Maurice, - ce qui est la vérité.  

Au Consulat, nos hôtes sont toujours bien terrifiés. Nous avons 37 personnes à nourrir.

 

Janina, consulat de france barricadé

janina. - Quartier du consulat de France barricadé.

 


Dimanche 17. - C'est navrant, que le sang ne cesse pas de couler ! Hier, 44 Arméniens ont été tués sans bruit.

Des cheiks musulmans sont vus s'informant auprès de nos voisins arméniens s'ils ont des provisions suffisantes. J'étais touchée de cette sollicitude, quand Maurice m'a dit :

- Ma pauvre Emilie, mais c'est pour nous, cette démonstration ! Les Turcs ont peur des représailles de l'Europe.

Et en effet plusieurs musulmans notables se présentent au Consulat et sollicitent une audience. Avant de les recevoir, Maurice exige qu'ils donnent leurs noms, et les fait attendre longtemps dans la rue jusqu'à ce qu'il se soit assuré qu'ils n'ont pas trempé dans les tueries. Alors seulement il les reçoit, mais ne serre la main qu'à un seul, un ingénieur des routes, notre voisin, qu'on a vu sauver des Arméniens. - Ce dévouement-là, dit Maurice, la populace, tôt ou tard, le lui fera payer... Gare!

Un Turc parlant français, lui raconte quelque chose de bien vilain. Il paraît que les missionnaires, après avoir recueilli environ 150 hommes, n'avaient plus aucune provision dans leurs caves, les Arméniens qui y étaient cachés ayant tout dévoré à même. Alors plusieurs de ces réfugiés, qui justement habitaient à côté, firent savoir qu'ils avaient chez eux de l'huile, du vin, de la farine, des chèvres et des moutons. - Allez donc les chercher. - Non, on pourrait nous tuer. - Alors nous y allons.

Et voici, que les Pères, profitant de l'obscurité, escaladent les murs de clôture et, après de nombreux voyages, .reviennent avec toutes sortes de provisions. On se met à manger. Le repas fini, les Arméniens présentent leur note. Ils avaient doublé le prix des denrées. Les pauvres religieux n'avaient pas assez d'argent. Un des Arméniens présents s'offrit à leur en prêter, à gros intérêts, bien entendu. Notez que ces marchandises et cet argent n'avaient été sauvés du pillage que par leur proximité de la Mission ! Le lendemain, rentrant chez eux, les Arméniens remportèrent effrontément tout ce qui restait de marchandises payées, et les Pères se trouvèrent dans le plus absolu dénuement.

Alors quelques Turcs, que cette rapacité avait révoltés, apportèrent des provisions à la Mission; Hadji Loufti, un fanatique pourtant, leur donna tout un chargement de pain.

Maurice fait vérifier le fait : il est exact, mais on ne nous avait pas tout dit : les Pères ont tout de même reconduit chaque Arménien chez lui !


19 novembre. - Le froid arrive, les meurtres diminuent. Hier on n'a tué que seize Arméniens.

Un des rédifs de garde a raconté à notre boy, Saïs, qu'à Gurun, qui a été assailli, soi-disant par les Kurdes, ceux-ci n'étaient que des soldats déguisés. - J'en sais quelque chose, j'en étais!

Les musulmans ont très peur ici des représailles. De temps en temps le bruit court que les régiments russes du Caucase ont franchi la frontière. - « Madame, dans ce cas-là, me dit le lieutenant, qui n'est certes pas un méchant homme, nous serons impuissants à vous défendre. Tous les chrétiens, même vous, même votre joli bébé, y passeront. »

Je tâche d'écouter ça d'un air impassible. Du reste Maurice dit que jamais les Russes ne bougeront pour des hérétiques comme les Arméniens qu'ils détestent9.


20 novembre. - Le vali a convoqué ce matin quelques notables musulmans et Arméniens avec les deux évêques. L'un de ceux-ci,- le grégorien - trouve un prétexte pour n'y point aller, l'autre arrive. A peine en séance il se lève, prend la parole, remercie le vali de ses bontés, déplore l'aveuglement et l' « exécrable » esprit de sédition de ses compatriotes, puis vante la justice du maître (le sultan). Pour couronner le tout, il fond en larmes. Naturellement les Turcs le dévisagent avec dédain.

Nous en causons toute la soirée Maurice et moi. Certes, il s'attendait à bien des choses de la part d'un tel prélat, mais pas à cela : Pleurer devant les assassins de son peuple ! Ah, les voilà, leurs chefs ! Tous pareils! Dès qu'un Arménien arrive à quelque haut emploi, il ne pense plus qu'à lui. Quel triste clergé ! Si au Canada, nos compatriotes, n'avaient à leur tête que de pareils lâches, il y a longtemps qu'ils auraient cessé de former un peuple... Et l'on s'étonne, en Occident, que de temps à autre quelque solennité religieuse arménienne soit troublée par le meurtre d'un indigne évêque10.

Le corps consulaire à Sivas en 1895

Sivas : le consulat de france

En haut : M. Jewet (Etats-Unis)   M. Carlier  (France)   M. Bullman (Grande-Bretagne)   M.Z. Belge, employé aux tabacs,  M.Y. Grec, drogman du consulat américain

En bas : Mme Z.     Mme Carlier    La chienne Minka     M. X., ingénieur autrichien

 

 


22 novembre. - Le Consul américain sort de son engourdissement. Il dit à mon mari : « Si les Turcs n'avaient massacré les Arméniens, ceux-ci auraient peut-être brûlé nos missions pour se venger de ce que nous les avons imprudemment poussés a la révolte. » En disant cela, cet excellent homme paraît tout honteux.

En fait, la mission américaine n'a voulu recevoir personne. On prétend même, mais nous n'en avons pas la preuve, qu'ils auraient -rejeté dans la rue des malheureux qui avaient pénétré chez eux, et qui auraient été tués à quelques pas de la mission.


23 novembre. - Un boulanger grec a commencé à cuire du pain. Cela nous soulage, car le pétrissage devenait éreintant, et notre pain ne valait rien. Jamais je n'ai trouvé d'aussi bon pain que celui que je remange. A vrai dire, je croyais que je n'en mangerais plus... Et puis, de longtemps, la viande nous fera horreur.


24 novembre. - Le docteur ne peut plus douter que le vali ait mis sa tête à prix. Cependant, comme partout on le réclame pour soigner des blessés, il nous demande, -c'est le seul Arménien à peu près brave que j'aie vu11, - de le laisser sortir. « Oui, fait Maurice, mais avec Panayoti. » Karakine saisit la main de Maurice et l'embrasse.

Dans les villages, on massacre toujours.

A Sivas, nous comptons 1.500 tués, 300 magasins et 400 échoppes entièrement détruits;
La misère des survivants est poignante.

On voit des chiens passer ayant à la gueule des débris humains : ils ont été déterrer des cadavres dans les champs. Presque toutes les victimes sont des hommes, mais on a enlevé et vendu plusieurs jeunes filles.

Je m'intéresse beaucoup aux blessés de Karakine, à qui j'ai donné peu à peu toute notre petite pharmacie. Le docteur ne désespère pas de les sauver, bien que la plupart soient dans un état affreux ; mais, dit-il, il n'y a pas pareils à ses compatriotes pour avoir l'âme chevillée au corps12 .


25 novembre. - On a encore assassine cette nuit. L'inspecteur de la dette publique ottomane a été pillé par des bandits. On a tiré sur lui pendant qu'il déménageait en hâte une caisse de timbres-poste.

Nous tenons à sortir, à nous promener, pour montrer que nous n'avons plus d'inquiétude. Maurice le veut. Il prétend que nous sommes tenus de donner l'exemple. J'obéis. Quand je suis seule, cela va encore, mais quand j'ai bébé... Ce matin des Arméniens m'ont arrêtée dans la rue, pour me dire insolemment qu'ils ont appris l'arrivée prochaine de troupes anglaises sur la côte. Pour eux, c'est la seule nation d'Europe qui soit brave et forte. Parler ainsi, eux, des gens qui se sont réfugiés chez nous, qui ont mangé notre pain !

Le cadi a déclaré que les musulmans ont violé la loi du Prophète en massacrant et en pillant. Il traite courageusement les coupables de Kafirs. On lui rend l'épithète.


26 novembre. - Cela va recommencer. Certains mettent de grands écriteaux : Cette maison appartient à un musulman. Les sinistres turbans blancs, qu'arborent les Turcs quand ils ont, une fois, tué un giaour, reparaissent en masse. Très significatif!

- Elle ferait bien de se presser, l'armée anglaise ! dit Maurice. En attendant, je vais aller dire deux mots au vali, deux mots qui vaudront bien comme effet les jaquettes rouges.

Et, en effet, cette alerte n'a aucune suite. Toutes les nuits, il va des patrouilles de la troupe.

Maurice a renvoyé sa garde. Il n'a conservé qu'un soldat, un bon garçon que bébé a pris en amitié, qui scie le bois, et que Lucie charge de préparer... la panade, lorsqu'elle est occupée ailleurs.


29 novembre. - Sur la place du konak, à deux pas du général de division, en plein jour, trois Arméniens ont été assassinés. Il n'y a pas eu d'arrestations.

30 novembre. - Enfin, des journaux français nous arrivent, racontant les massacres. Voici ce qu'ils disent de Sivas : « Les révoltés arméniens ont attaqué traîtreusement les Hamidiés. Ils ont été défaits. » C'est tout !13


2 décembre.- A Césarée, dit-on, massacre épouvantable.


3 décembre. - Des crieurs officiels viennent dans les carrefours publier que désormais quiconque tuera ou pillera sera pendu.


4 décembre. - On dit que l'escadre européenne, la flotte anglaise en tête, va s'emparer de Constantinople. Les Turcs, exaspérés, nous regardent d'une drôle de façon.

Je n'ose pas sortir ; je suis tout à fait malade. Maurice est à bout.


5 décembre. - Les Arméniens, appelés à faire connaître leurs pertes en marchandises, accusent 26 millions. Maurice trouve le chiffre fantastique.

L'école américaine et les deux écoles françaises rouvrent. Elles n'ont eu aucun enfant aujourd'hui. Maurice fait rendre beaucoup d'objets pillés.

Tout le monde dit, même des Européens, qu'à Gurun les assassins étaient guidés par un prêtre arménien apostat.


8 décembre. - Hier, un Turc qui avait beaucoup pillé et parlait trop haut, a été jeté en prison, chaînes aux pieds. Il a continué, citant des noms de chefs. Ce matin, on l'a trouvé mort dans sa cellule.


19 décembre. - Revirement complet. Les Arméniens font l'éloge de la France et de nos missions qui, jamais, reconnaissent-ils, ne les ont poussés à se soulever, tandis qu'ils portent de graves accusations contre les Américains et les Anglais.

Nous avons 67 centimètres de neige et -14° de froid.

Le vali craint - ou espère des incendies.

 

 

Janina : volontaires grecs

janina. - Volontaires grecs épirotes recrutés par
le consul de France pour la défense du consulat.     


25 décembre. - Quel ; triste jour de Noël!

On vient de tenter de nous empoisonner. ça doit être un de nos domestiques arméniens, payé sans doute par les Turcs. Alors on pourrait reprendre les massacres, car il n'y a que nous qui gênons.

Certainement il y avait un poison dans notre café, car nous en avons donné à Porthos, qui, lui aussi, a eu des vomissements et a été pris de tremblements ; mais comment faire analyser ce poison? Tous les pharmaciens sont tués.

Quel est le coupable ? Impossible de le savoir. Nous mettons à la porte nos deux domestiques que nous remplaçons par des Turcs.
Le Turc a ses défauts mais il ne trahit pas.


45 janvier. -Maintenant on est à peu près certain que les massacres sont finis, seulement c'est la famine. La moindre denrée monte à des prix fous. Nous allons être ruinés, si cela continue.

Et nous avons toujours chez nous trois Arméniens, dont Karakine.
Le pauvre homme se sent perdu et pleure toute la journée. Heureusement sa femme et son enfant sont à Samsoun.


46 janvier. - De partout arrivent à Maurice des félicitations. Il sait que, si l'évêque a essayé de le desservir, les Européens de Sivas ont écrit à Constantinople et disent qu'ils doivent la vie à son énergie.

C'est bien, mais j'aimerais mieux qu'on nous changeât au plus tôt, puisque, paraît-il, M. Cambon a décidé que les deux consuls qui avaient été le plus à la peine seraient bientôt changés (M. Meyrier à Diarbekir, où il s'est passé des choses horribles14, et Maurice).          


28 janvier.   Un grave incident. Le 24 à dix heures du soir, nous venions de nous coucher, quand dans la rue retentissent des clameurs. Est-ce que cela va recommencer? Nous sautons du lit en hâte, courons à la fenêtre, et apercevons, au tournant de la rue, à droite, une lueur rouge. Il y a un incendie, et c'est sans doute chez un Turc.

Maurice étant très enrhumé, je lui demande de ne pas sortir. Il n'a rien à faire là, puisque ça paraît être une maison musulmane. - « C'est très suspect, le feu chez un musulman ! » Et il s'habille en hâte.

Mais déjà Panayoti est revenu disant que c'est une baraque qui se trouve entre la maison d'un ingénieur turc et celle du docteur Karakine. évidemment on a voulu incendier ainsi deux maisons détestées, celle du Turc, parce qu'il est presque le seul musulman qui ait blâmé les massacres15, et celle de Karakine, parce qu'on est furieux de n'avoir pu se saisir de lui.

Maurice part avec ses cawas. Il trouve la foule qui regarde joyeuse et refuse d'éteindre le feu ou d'aider l'ingénieur à déménager (ici, il n'y a pas de compagnies d'assurances, et encore moins de pompiers). Quant à la demeure de Karakine, il n'y a plus rien dedans, depuis le pillage et les massacres.

Mais on vient dire que la populace injurie la famille de l'ingénieur et la menace.

Je m'habille à mon tour, je vais à la maison et, prenant par la main les femmes, je les emmène chez moi où je leur donne des matelas dans la salle à manger. Quantité d'autres musulmans et d'Arméniens nous envahissent, j'ignore pourquoi. J'ai allumé du feu, fait du thé, et je suis là, au milieu de cette cohue, quand la porte s'ouvre et Lucie;

scandalisée, apparaît : Mais, madame, me fait-elle sévèrement, si ça continue, on va réveiller monsieur Jean ! Maurice, qui rentre pour voir comme je me tire d'affaire, lui riposte : « Ah ! par exemple, "le sommeil de monsieur Jean, ce que je m'en fiche !»

Il vient mettre un paletot, car, dehors, il gèle ferme, -15°. Il parait qu'on manque d'eau, la rivière est gelée, et pas un Arménien ne veut sacrifier sa provision. Alors mon mari fait défoncer notre fontaine, et pour que les cawas, eux des guerriers, puissent, sans déchoir, porter de l'eau, il se charge lui-même d'un seau. Il revient encore. Je le supplie de rester, car il tousse affreusement, mais un gamin entre et dit que, dès que M. le Consul a été parti, la foule a excité le feu. Maurice repart. Panayoti et Mehemet ne le quittent pas, car, paraît-il, il y a des Kurdes furieux (d'avoir manqué leur coup par sa faute) qui veulent le tuer.

Maurice revient trois fois pour se dégeler, et chaque fois le feu reprend de plus belle là-bas.

Voilà maintenant que le vent porte en grand les étincelles de notre côté. Maurice m'ordonne de tout préparer pour la fuite. Je cours en haut faire des paquets. Lui, retourne au feu.

Enfin, à six heures et demie, au petit jour, l'incendie est enrayé, mais la maison de l'ingénieur est complètement brûlée. Mon mari a constaté que, la veille, on avait enlevé tous les meubles de la baraque turque. Donc, c'était un coup monté.

Le vali est venu remercier mon mari et nous féliciter...

L'ennuyeux, ce sont les femmes de l'ingénieur. Vainement Karakine leur offre sa maison comme asile, elles répondent nonchalamment: «Nous sommes mieux ici. » Comme dit Maurice : « J'te crois ! ».

Tout de même, le lendemain, il les met à la porte. Maintenant il va falloir aérer, et longtemps, car c'est tenace, cette odeur de gens brouillés avec l'eau.


29 janvier. - On parie à Orfa, du côté de Diarbekir, d'horreurs telles que je n'ose écrire ce qu'on nous rapporte.16


30 janvier. - Maurice est atteint d'une grave congestion. Il n'y a pas un sinapisme dans toute ta ville. Quand pourrons-nous respirer?

  

 Le personnel du consulat de France à Sivas en 1895

consulat français à Sivas : le personnel

Haut : Mehemet, cawas circassien - Vartan, domestique arménien - Zaptié de garde  -  officier de Zaptié  -  Carabette, cuisinier arménien  -  Panayoti

Milieu : Lucie -  Mme Carlier  - M. Carlier  -  M. Suifi, drogman

Bas : Saïs  -  « Monsieur Jean »  -  Porthos 

 

 


8 février. - Les heures les plus critiques semblent passées. L'Angleterre envoie un consul, le capitaine Bullmann, un vrai gentleman. Il nous étonne un peu. Il affirme, en effet, être sûr que les massacres vont recommencer.

Lui, il est garçon, il a fait, dit-il, le sacrifice de sa vie, mais nous, nous devrions partir. Mon mari essaie de lui démontrer qu'il se trompe. Le capitaine insiste. Puis il vient me voir, me répète en confidence que Maurice va être coupé en morceaux, mon enfant jeté dans l'huile bouillante, moi... Je lui demande doucement: «Pardon!... C'est à Londres, monsieur, qu'on vous a recommandé de nous dire cela ?»

Nous n'eûmes pas de doute qu'il récitait une leçon. Il s'agissait sans doute pour les Anglais de reconquérir dans la pays un prestige plus que compromis... Pour cela, il fallait faire partir les autres consuls. M. Bullmann, s'il a échoué avec nous, a du moins réussi avec son collègue des états-Unis, qui va demander un long congé, raisons de santé...


10 mars. - Notre ravitaillement devient d'une difficulté incroyable. Les cawas et moi faisons vingt courses pour découvrir une paire de poulets, un chevreau,.des fèves. Et puis, quand je rentre, c'est pour apprendre du cuisinier que Monsieur a fait débrocher le poulet pour le donner à une troupe de malheureuses, - il y a tant de maisons où il n'y a plus un seul homme et les Arméniens riches sont si peu charitables ! Je gronde Maurice, je lui déclare que c'est de la folie, que je n'ai plus d'argent, et il recommence.

Maurice a reçu du ministre une médaille d'or de sauvetage. Il en est très fier.

Il a reçu aussi du Saint-Père un cordon de Saint-Grégoire et un autre pour Panayoti. Il paraît que le vali demande pour moi à Yildiz Kiosk un chefacat.. Se croyais que c'était... un objet d'art, il paraît que c'est une décoration pour les femmes.

Jusqu'à bébé, qui décore sa mâchoire avec quatre autres jolies quenottes et cherche à se mettre gentiment sur ses pattes !


10 mars. - Maurice, chaque semaine, réclame au vali une escorte pour conduire Karakine à Samsoun. Le vali refusait toujours : cette fois l'ambassade s'en mêle, et voici une troupe de cavaliers devant notre porte, qui attend.

Karakine n'est guère rassuré. Une escorte! Si le Consul qu'elle accompagne ou sa femme étaient tués, elle serait fusillée, c'est connu; mais un Arménien! Cela compte si peu! Les zaptiés raconteront une histoire d'accident quelconque, et cela fera le compte.

Aussi, Maurice s'en va-t-il chez le vali, et il lui déclare que M. Cambon a obtenu un firman disant que, si Karakine n'arrive pas vivant à Samsoun, le vali sera exilé au Yemen. L'exil au Yemen équivalant à la mort au fond d'une oubliette, le vali, qui prend peur, s'empresse de donner des ordres à la troupe. Karakine arrivera vivant à Samsoun... Comme dit Maurice: «Avec les Turcs, le tout est d'oser !»


11 mars. - Maurice est allé aux environs porter des secours. Il est revenu navré de ce qu'il a vu à Zawra.

Que de gens, naguère dans l'aisance, presque riches, n'ont point même un morceau de bois pour se chauffer, dans ce pays glacé l'hiver, où le bois vient de régions à dix jours de marche!

Et du bois, nous ne pouvons pas en donner : nous n'en avons pas nous-mêmes.


12 mars. - A peine le docteur est-il parti que, le dégel étant survenu, le typhus éclate. En même temps, ce sont partout des odeurs épouvantables de charogne. Bébé, bien pâlot, a besoin d'air, mais je n'ose pas ouvrir les fenêtres.

Le typhus atteint nos soeurs. Ces pauvres filles, qui, l'an dernier, ont si cruellement payé le tribut au choléra, vont-elles encore le payer au typhus? C'est bien à craindre, car elles vont dans chaque hutte misérable aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens. Elles se prodiguent avec un dévouement admirable.

Et nous n'avons plus un seul médecin, pas un seul pharmacien !

Maurice a été défendre aux soeurs, au nom de la France, de continuer. Il dit qu'elles ont assez fait. En effet, sur cinq, elles sont trois dans leur lit.


13 mars. - De l'ambassade nous arrive une indemnité pour les secours que nous avons distribués depuis quatre mois. Agréable surprise, car Maurice n'avait voulu rien demander.


14 mars. - A .cause de bébé, à qui je rapporterais peut-être l'épidémie, je n'ose guère entrer chez les soeurs ; je vais seulement jusqu'à la porte prendre des nouvelles, - et cependant elles sont seules, les femmes du pays les ont abandonnées...

 

 

Panayoti rentrant au consulat

Le cawas Panayoti rentrant au consulat.

  

  


15 mars. - Hier, de grand matin, on m'apprend que la soeur Marie-Paul, prise brusquement, est au plus mal. C'était celle que je connaissais le moins, mais elle m'avait semblé fine, distinguée, d'un caractère charmant.

 Je pars dès que la voiture est prête, car il y a tant de boue que je ne pourrais passer, et c'est loin. J'arrive, j'entre dans la chambre, je vois des cierges allumés; la soeur Marie-Paul vient d'expirer.

On l'a enterrée l'après-midi. Le vali désirait que cela se fît la nuit, par crainte d'un soulèvement des musulmans, car le corps va être présenté à l'église arménienne, donc on va traverser toute la ville. (Ce sera la réouverture; jusqu'ici, les Arméniens morts depuis les massacres n'ont pas passé par les églises.) Mais Maurice n'admet pas qu'une Française puisse être enterrée en cachette. On fera la cérémonie au grand jour et le pavillon français sera étendu sur le cercueil.

Il y a eu, malheureusement, un incident déplorable causé par une manoeuvre du trop intrigant MgrHadjian. Cet évêque, aux prières de qui Maurice avait cédé, en autorisant (malgré nos missionnaires qui ne l'aiment guère), le passage du cercueil par l'église arménienne, a imaginé après la cérémonie, pour le transport au cimetière, de nous reléguer assez loin, nous les Européens, en mettant devant nous deux ou trois rangées de prêtres.

Nous ne soupçonnions rien, cependant, quand Panayoti a l'idée de s'avancer de quelques pas. Il revient très vite, la figure crispée : « Monsieur le Consul, ils ont enlevé notre drapeau pour y mettre une espèce de sale drap !»

Maurice devient tout pâle. le lui donnais le bras, Je me serre contre lui, je le supplie de rester calme. Qui sait? Peut être le drapeau est-il en dessous.

- C'est vrai, va vérifier!

Panayoti court relever la draperie et revient : - Non le drapeau n'y est pas, ils l'ont sûrement, les misérables, jeté dans quelque coin.                      :

- Bien ! fait froidement Maurice, va dire à l'évêque de s'arrêter et de faire remettre sur le cercueil mon pavillon : N'aie pas peur, parle haut!

Nous nous arrêtons, les autres Européens aussi, les Pères aussi, et aussi les pauvres soeurs, toutes tremblantes, mais le cortège arménien, lui, continue à avancer. évidemment Panayoti est débordé. Alors le grand Mehemet court prêter main-forte à son camarade. On voit les Arméniens les entourer avec colère, les injurier, les menacer.

Les Turcs, qui regardaient de leurs maisons, sortent alors en foule, se regardant d'une drôle de façon. Ils flairent un conflit entre le Consul et les Arméniens : « Oh ! oh ! bonne affaire ! » Et puis, Mehemet est musulman, un des leurs, par conséquent, et s'il est blessé, s'il tombe, malheur à qui aura versé son sang !

Enfin l'évêque effrayé de tant d'effervescence, comprenant la folie qu'il allait commettre, capitule. Il commande à un diacre de remporter le drap arménien. Le drapeau reparaît et les deux cawas retendent de nouveau avec gravité sur le cercueil. Puis le cortège se remet en marche.

- Si Mehemet était tombé, me dit Maurice, qui est encore tout vibrant d'émotion, il n'y aurait plus eu, avant une heure, un Arménien en vie dans Sivas !

Au cimetière, il n'y a pas eu d'incident, mais j'avais été très émue de la scène du drapeau, comme de la mort de la pauvre soeur et j'ai dû prendre le lit en arrivant. Sur le moment on se domine, mais c'est après coup qu'on a peur...


16 mars. - On a cru que j'avais gagné le typhus. J'avais des idées bien noires, et ma bonne Lucie ne savait pas me cacher les inquiétudes que lui inspirait mon état. A un moment pendant que bébé dormait (Maurice s'était rendu au konak pour essayer encore de faire restituer aux Arméniens des objets volés), Lucie et moi nous causions et l'entretien n'était pas folâtre. En effet je venais de lui recommander, de veiller à ce qu'on m'enveloppât dans le drapeau - quand je serais morte.

Lucie me quitta pour aller précisément retendre, ce drapeau, sur la terrasse afin de l'aérer. En redescendant elle vit mon mari qui rentrait. Il lui demanda comment je me trouvais. « Un peu mieux, monsieur » puis timidement et la tête basse : « M'sieur le Consul, et moi si je mourais, est-ce que vous voudriez permettre que l'on me mette aussi le beau drapeau en soie. - Bien entendu, ma fille, n'êtes-vous pas Française? -Ah! m'sieur, merci. Alors je crois maintenant qu'ça m'ferait moins de m'en aller! »

Le soir venu, elle remonte sur la terrasse pour replier le drapeau, elle n'en trouve plus que des lambeaux. Les deux chiens en jouant l'avaient déchiqueté ! Lucie entre désolée dans ma chambre. - Madame, ma dame, si c'est possible... Bien sûr, c'est signe de grand malheur!

- Mais non, Lucie, c'est signe qu'on n'en aura pas besoin ! »

En somme je n'avais pas le vrai typhus, si bien que je me suis remise assez promptement17.


3 avril. - Il ne va pas bien, Maurice. Sa bronchite s'est aggravée, et il a bien changé. C'est ce maudit incendie qui en est la cause, et puis toutes les émotions. Il a moins de ressort. Il veut encore avoir l'air gai, mais je le sens très tourmenté : « Si tu partais à la côte avec bébé, me dit-il, je serais moins nerveux. »

Et il me supplie de partir. Il paraît que son collègue Meyrier, - à ce que nous apprend un médecin-major turc revenant de Diarbékir - croit à de nouveaux troubles, et va renvoyer sa femme et ses enfants en Europe, pour tout à fait. Pourquoi n'enterais-je pas autant?

Je refuse absolument.

Seulement, je fais savoir à Constantinople que la .santé de mon mari me donne des inquiétudes.


Mai. - Nous apprenons que les postes de Janina et Andrinople, postes assez doux, vont être désignés à M. Meyrier et Maurice. C'est Janina qui nous tente le plus, à cause des complications gréco-turques qui menacent de tourner à une guerre. Maurice pense que les Grecs, qui convoitent l'épire, se jetteront sur Janina. En ce cas, il s'y passerait des choses tout a fait intéressantes. Il demande Janina.

Ici, tout est calme. Maurice en impose trop au vali pour qu'aucun Arménien soit désormais molesté, du moins à Sivas même. Du dehors nous apprenons encore parfois de tristes choses18. Il nous est venu quelques étrangers aimables, un Belge, un Autrichien fort brave homme, très gai, qui est un grand ami de bébé.

Un jour il lui demande : « Qu'as-tu dit, Jean, lorsque tu as entendu les soldats faire pan, pan? » Et voilà petit chéri, comme s'il comprenait, qui répond, avec un grand sérieux: «Boum ! Boum! » Cela nous a donné un coup !... Maintenant Maurice, chez qui les émotions tristes ne durent guère, ne l'appelle plus que Monsieur Boum-boum.

J'étais invitée à une petite fête scolaire chez les missionnaires, mais nos chevaux sont malades; alors, pour que je puisse venir à pied sans risquer de disparaître dans les flaques de boue, ils ont dû travailler à installer cinq cents mètres de chemin en planches.


1er juin. - Décidément, c'est Janina. Préparons les paquets. Maurice tousse, encore. Aussi M. Cambon, toujours gracieux, nous fait-il télégraphier que nous sommes autorisés à partir sans attendre l'arrivée de notre successeur.


10 juillet. - J'ai été bien émue en disant adieu aux soeurs et aux pères. Eux, ne reverront jamais leur pays, ils le savent. Ils sont résignés. Et puis, tout de même, au moment des adieux, je les vois bien angoissés...


17 juillet. - En route. Nous voici sur le chemin du retour. Nous sommes dévorés par toutes sortes d'insectes, surtout des punaises. Aux haltes, il faut mettre les quatre pieds des lits dans des jarres d'eau. Malgré cette précaution, ce pauvre bébé, qui leur offre une proie plus tendre, est en sang.

Quel changement, et comme, malgré la belle saison, les pays que nous traversons semblent misérables ! Les boutiques éventrées restent fermées, le commerce est tué pour longtemps, car par ici, on n'a pas massacré seulement des Arméniens, mais aussi des Grecs, des Syriens et des Juifs,- en somme, tous les riches.

Notre marche est retardée par une masse de chariots d'Arméniens qui nous précèdent. D'autres nous suivent. Tous ceux de Sivas ou des environs qui songeaient à émigrer en Europe, mais n'osaient à cause des brigands,19 ont profité de notre escorte. Nos zaptiés ont commencé par les bousculer, mais un mot brutal de Maurice à leur chef a tout remis en ordre. Même, au défilé qui m'avait effrayé, en venant, Maurice a voulu qu'une partie de l'escorte restât en arrière pour être certain que quelques bandits ne nous couperaient pas des Arméniens pour les rançonner. Et puis, Panayoti veille, toujours à cheval; alors, partout où nous campons, campent les émigrants. Ce cortège est plutôt désagréable, car ils font lever devant nous un nuage de poussière suffocant.

Ah ! que cela m'a fait-donc plaisir d'apercevoir la mer !

Nous arrivons aux premières maisons de Samsoun faits comme des voleurs. Trouvé là, venu au-devant de nous, M. de Cortanze20, toujours spirituel, et feignant de prendre l'immense caravane d'Arméniens pour notre personnel consulaire.

Une dépêche nous attend chez lui. Maurice l'ouvre ; il est fait chevalier de la Légion d'honneur, en même temps que ses collègues Meyrier et Roqueferrier. Nous connaissions déjà la conduite énergique du second, consul a Erzeroum. échappé à la tuerie des rues de Trebizonde et ayant eu grand'peine à gagner son poste, M. Roqueferrier n'a pas craint de se risquer hors du consulat et d'encourir la colère des autorités en les sommant d'arrêter le massacre. Ensuite, tandis qu'on enterrait en secret les victimes et qu'il y avait défense aux chrétiens d'approcher, il est arrivé, son appareil photographique à la main, et a pris des clichés effroyables.

Trajet maritime sans incident.


25 juillet, Constantinople. - On jase beaucoup ici, surtout dans les salons qui confinent au monde diplomatique.

Ainsi on nous dit qu'au quai d'Orsay on ne désirait donner qu'une seule croix pour les événements d'Arménie, et qu'elle n'était pas pour Maurice. Sur ce, M. Cambon aurait été voir le Président de la République, qui aurait donné le complément sur son contingent.

Et cette histoire, qui n'est peut-être pas vraie, mais que tout le monde chuchote, est pour nous un prétexte à compliments fleuris, comme on en sert si facilement en Orient.

C'est la gracieuse Mme de la Boulinière21 qui réclame, connue un honneur, le droit d'épingler elle-même le ruban rouge de celui qu'elle appelle un héros français.


26 juillet. - On croit les massacres terminés pour l'Asie Mineure. C'est ailleurs qu'est le danger, c'est d'un autre côté qu'il faut ouvrir les yeux...


27 juillet. - Réception en notre honneur à Thérapia, le palais d'été de l'Ambassade. Après le dîner, il y avait quelques invités, M. Cambon, de sa voix lente, nette, qui met chaque mot bien en valeur, dit à Maurice : « Mon cher Carlier, je tiens encore une fois à vous féliciter. » Il s'est arrêté, puis, pesant encore plus, semblait-il, ses paroles : « Si un jour l'histoire doit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  « Mais... nul n'a fait plus que vous. Résidant dans le vilayet qui comptait la population arménienne la plus nombreuse, vous avez réussi, par; votre activité, votre dévouement, à ce que ce fût celui qui comptât le moins de victimes. Ce beau résultat est votre oeuvre personnelle. »

Pendant que parlait l'ambassadeur, Maurice, qui s'était levé, se tenait raide; puis il a salué militairement, sans pouvoir dire un mot.

Dans ces moments-là, on oublie tout ce qu'on a souffert...


28 juillet. - Le temps est superbe, j'ai pu enfin faire connaissance avec un Stamboul doré par le soleil sous un ciel bleu, au lieu de l'affreuse pluie de l'an dernier qui gâtait tout.

Maurice va mieux.

M. Jean de Sivas, comme dit son papa, vient d'avoir sa onzième dent.

Ma décoration du Chefakat, qu'ont ici quantité de femmes, nous a coûté 160 francs de bakchichs divers; mais ces dames de l'ambassade m'ont assuré que ça fait très bien (rouge, vert, blanc) sur une robe de bal.

Oui, mais à quand le bal? Pas à Janina, je suppose. Janina ! on dit pourtant que c'est une ville agréable. Cette fois j'emporte un kodak, car je ne rapporte de Sivas que quelques mauvaises photographies faites par les missionnaires,

emilie CARLIER.


A Janina.

Cheminant par Athènes, l'isthme de Corinthe et Corfou, le jeune ménage arrivait à destination le 15 août 1896.

La première impression, résidence, pays, habitants, fut excellente.

La vie, d'ailleurs,- ils s'en aperçurent bientôt, - était agréable, le climat doux. Un nombreux corps consulaire, une société élégante, choisie, très mondaine, composée surtout de vieilles et riches familles grecques, y mettait beaucoup d'animation. Mme Carlier, qui adorait tous les sports, se livrait à l'équitation, à la chasse, au tennis, aux parties de canot à voile sur le lac, - le beau lac limpide où le terrible Ali Pacha noya jadis tant de jeunes femmes...

D'ailleurs, le poste consulaire de Janina n'est qu'un poste d'observation. Point de nationaux, encore moins d'établissements religieux à protéger. Donc beaucoup de loisirs.      .

Comme lieutenant un Dogman parfait, M. Lappas.

La guerre turco-grecque survient. L'armée hellène met d'abord en déroute, presque sans combat, deux divisions de l'armée turque, qui se replient en désordre vers Janina.

Un moment, c'est la panique dans la ville. Furieux de leur défaite, les Turcs, annoncent qu'ils ne sortiront pas de Janina sans avoir exterminé tous les chrétiens. Immédiatement les cinq consuls (Russie, Angleterre, France, Italie, Autriche), dont les résidences sont voisines, se barricadent, recrutent et arment chacun une compagnie de pallikares. Avec son coup d' œil militaire, son entrain et, sa décision, M. Carlier devient une sorte de chef général de la défense. Il fait des patrouilles, communique son ardeur à tous, arrête les malfaiteurs. Dans l'enceinte des consulats se sont réfugiées toutes les familles européennes, et aussi les très nombreuses familles grecques accourues de tous les environs.

Une ambulance est organisée, que dirige Mme Carlier. Tout est prêt, et si les Turcs attaquent, ils seront bien reçus.

Mais l'armée hellénique bat en retraite, recevant de fâcheuses nouvelles des opérations en Thessalie.

Janina et son lac

A ce moment M. Cambon, qui veut être renseigné, envoie M. Carlier faire une longue tournée au delà de la frontière grecque. M. Carlier, qui a tout regardé attentivement, peut alors annoncer à son chef que le manque de discipline, l'absence d'organisation des Grecs les vouent à une défaite certaine et complète. Bientôt vaincue, en effet, la Grèce demande la paix.

 

Observatrice toujours attentive, Mme Carlier a rapporté de Janina un carnet de notes assez garni. On nous permettra d'en détacher deux ou trois passages assez piquants.

 


20 avril 1897. - D'après le dire des femmes du peuple (musulmanes), une grande armée a été envoyée d'Egypte au secours du sultan. Ce sont des négresses terribles, ayant la poitrine couverte de poils et des dents aiguës. Elles portent des serpents dans les cheveux, ont quatre-z-yeux et marchent reliées entre elles par des chaînes d'airain. Elles ne feront qu'une bouchée des giaours grecs.


22 avril.- Un vieil officier turc à barbe blanche, huche sur un vieux cheval, nous apparaît, au détour du chemin. Il est accompagné d'un soldat, -tout ce qui reste d'un bataillon qui s'est laissé hacher par la cavalerie grecque ! Ce vieil officier est pâle, tremblant, sans souliers...

En somme une panique. Ce seraient les bleus evzones (troupes d'élite, ayant un costume d'opéra-comique : jupes bouffantes empesées et plissées - on dirait des danseuses) qui auraient épouvanté par leur crânerie les rudes et sales bataillons turcs. Il paraît que les evzones, quand les tirailleurs d'Anatolie se sont avancés sur eux, se sont mis, au lieu de riposter, les uns à danser, en lançant leurs armes en l'air, les autres à se friser au petit fer, cheveux et moustaches. Ahuris, persuadés que pour agir ainsi les evzones devaient être invulnérables et protégés par des génies, les Turcs ont tourné les talons.


20 mai.-Oh! s'il .est possible!... Les Turcs aux Thermophyles et pas le moindre Léonidas pour les arrêter ! Le prince royal n'a donc pas compris qu'il devait se faire tuer là, « dans son intérêt », comme dit Maurice...

Alors... Alors, la guerre est finie... Drôle de guerre ! Si c'est comme cela que nos pauvres Arméniens auront été vengés !.

Panayoti ne décolère pas contre ses compatriotes. Heureusement, pour faire diversion, une jolie fille de la société de Janina vient de le demander en mariage, et cette conquête exalte l'orgueil de notre cawas.... D'ailleurs, il est bien plus magnifique ici qu'à Sivas. Généralement il arbore de flamboyantes pelisses de hussard hongrois, aux brandebourgs tressés, garniture d'astrakan, armes splendides. Il est éblouissant.                ..


22 mai. - Hélas, déjà manqué le mariage !... Le cawas avait laissé croire à la belle qu'il pouvait devenir une façon de consul. Maurice a dû détromper les parents de la pauvre jeune fille, qui pleure toutes les larmes de son corps.

 

janina consulat d'italie

janina. - La barricade du .consulat d'Italie.

  

Janina garde turque consulat de france

janina. - La garde turque à la porte du consulat de France.

 

 

 

__________________

En novembre 1897, M. et Mme Carlier reviennent en France en congé de convalescence, car le consul, qui a pris les fièvres, est très éprouvé.

Il retourne à Janina en juin 1898. Les six derniers mois de cette année furent peut-être les plus heureux de l'existence du jeune ménage. La température s'était maintenue très douce, ce n'étaient que fêtes perpétuelles parmi les familles consulaires. Une troupe lyrique italienne donnait des représentations de grand opéra.

M. Carlier semblait aller mieux et bébé devenait un charmant enfant. C'est de cette époque que date la jolie photographie que nous donnons ici : Mme Carlier et son fils Jean.

Mais, avec les froids, M. Carlier fut repris de son mal. de poitrine, contracté à Sivas pendant la sinistre nuit de l'incendie. Dès lors son état alla en s'aggravant.

Fin juillet 1899, il rentrait en France pour consulter, se faisant d'ailleurs - sa femme également - les plus complètes illusions, et persuadé qu'il allait guérir.         -        ,

La traversée l'épuisa. A Brindisi il fut pris de crises d'étouffements. On télégraphia, sous un prétexte quelconque, à Mme Carlier de rentrer en France. Elle prit aussitôt la voie de terre par l'Italie et la Suisse.

A Troyes, le chef de gare vint la prévenir qu'un membre de sa famille l'attendait dans son bureau. Elle descendit de wagon ne se doutant de rien, persuadée que c'était un de ses cousins de Langres venu au-devant d'elle.

Celui qui l'attendait était un vieillard en grand deuil, son beau-père : depuis deux jours, elle était veuve...

M.-F.  

1)
On sait qu'un noble écrivain, généreusement dévoué à la cause des malheureux Arméniens, M. Vandal, flétrit Abdul-Hamid du nom de Sultan rouge. L'expression est devenue aussi célèbre que celle de Grand Assassin, mais, pour M. Gladstone, on cite l'auteur, pour M. Vandal on l'oublie..)
2)
En réalité archevêque, ainsi que son collègue catholique, Mgr Hadjian, dont il va être parlé plus loin
3)
Leur mission dépend de la maison générale de Lyon. Les soeurs (ordre de Saint-Joseph) sont également de Lyon
4)
Voir aux documents annexes
5)
« épouvantés, les deux prélats quittent l'église et se réfugient chez le Consul, qui demeure dans le voisinage.Là, quoiqu'on sûreté, ils sont terrifiés... » (Lettre d'un missionnaire, Bulletin de l'OEuvre des écoles d'Orient, 1896.)
6)
Le conseil de réintégrer leurs demeures, donné par M. Carlier aux Arméniens, pourrait sembler peut-être bien hâtif. Mme Carlier nous en a expliqué les motifs, tels que son mari les lui donna à elle-même : «  Combien sont-ils chez moi? Quelques centaines sur six mille, généralement les plus riches. Dans un coup de panique ils ont abandonné leurs maisons où il reste des infirmes, des malades, parfois des enfants au berceau, et.aussi.des marchandises, des meubles. Depuis midi je suis en lutte contre la populace, une lutte, qui eut mal tourné, n'était mon ascendant moral. Et puis est-ce que je peux protéger les maisons vides? On les dévalise en ce moment. Demain on en arrachera jusqu'aux portes, jusqu'aux fenêtres, après-demain on les incendiera. Et, dans un pays où le froid est si terrible, vois-tu ces malheureux sans toit ? Eh bien, qu'ils reprennent un peu de coeur, morbleu ! qu'ils sortent leurs grands coutelas et tiennent les Turcs en respect ! Après tout il n'y a jamais eu de sécurité dans ce pays, et les chrétiens ont toujours dû y user de la force pour subsister. »
Il est certain que M. Carlier. était .bien inspiré. Il n'y eut pas d'incendies. D'ailleurs en feuilletant le Livre jaune et aussi le Blue book, on voit que presque .partout les consuls tinrent le même langage aux Arméniens, qui se trouvèrent bien du conseil.
7)
«Quinze soldats durent escorter Mgr Hadjian jusqu'à sa résidence.» (Lettre d'un missionnaire, toc. cit., 1896.) Ce prélat est toujours en vie... (1903).
8)
« Nous avons, été protégés, les soeurs et nous, d'une manière admirable. » Lettre d'un missionnaire de Sivas (Bulletin de l'oeuvre des écoles d'Orient, 1896).
9)
« Plusieurs fonctionnaires turcs parmi lesquels des hommes ayant reçu une certaine éducation répètent : » La Russie seule pouvait nous protéger, or, elle est en ce moment l'alliée de la Turquie ; grâce à la Russie nous pouvons vous anéantir. » Ces paroles paraissent être propagées par le maréchal Zeki Pacha lui-même. » Témoignage d'un Arménien recueilli par le Mercure de France dans Les  massacres, préface de G. Clemenceau 1896.
10)

Malgré qu'on nous l'eût vivement conseillé, nous n'avons pas cru avoir le droit de supprimer les passages concernant les évoques. D'abord nous n'apprendrons rien qu'ils ne sachent déjà à tous ceux qui connaissent l'Arménie, rien non plus à ceux qui liront attentivement le Livre Jaune. Les défaillances du genre de celles dont se sont rendus coupables à Sivas les chefs religieux sont fréquentes. A Diarbékir par exemple, quand arrivera comme vali le scélérat que les ambassadeurs eurent ensuite tant de mal à faire destituer, Aniz Pacha, ce renégat juif,, qui supplicia tant d'Arméniens, c'est un évèque qui attestera complaisamment que la population se réjouit de sa nomination et en félicite le sultan. Il faudra une émeute des Arméniens pour contraindre ce triste prélat à déchirer son certificat.

Nul de ceux qui.ont eu l'occasion de s'entretenir avec des missionnaires (catholiques ou protestants) d'Orient, n'ignore d'ailleurs en quel mépris ils tiennent le haut clergé arménien.

L'un d'eux, emporté par son indignation, un jésuite français, publia d'ailleurs il y a quelques années, certain livre qui fit scandale par les révélations très documentées qu'il apportait.

Peut-être notre diplomatie devrait-elle étudier s'il conviendrait que le gouvernement français continuât à appuyer et subventionner en Arménie (au moins dans l'intérieur du pays), des missions qui ne procurent guère de conquêtes à notre influence, dévorent quantité d'existences françaises et sont considérées, nous assure-t-on, du plus mauvais œil par la Russie, - à qui elles le rendent bien- (leur Bulletin est aussi anti-russe, aussi .anti-alliance russe qu'il est possible). Cette propagande daterait de 1860, époque où Napoléon
Il rêvait - entre autres chimères - de créer une Arménie catholique qui barrerait aux Russes la route de' l'Egypte.

 Nos si utiles missions de Syrie, où le climat est moins meurtrier, ne pourraient-elles 'être renforcées par le contingent de dévouements français si inutilement sacrifiés en Arménie?

11)
Dans le Zeïtoun et dans le pays de Van, les Arméniens (ceux-là sont d'origine caucasienne) se défendirent intrépidement.
12)

Au sujet de l'exceptionnelle vitalité de l'Arménien en général un haut fonctionnaire de l'ambassade de France nous racontait le fait suivant, qui se place à l'époque des grands égorgements de Constantinople (août 1896) :  « Pendant trois jours on avait tué. Maintenant la police faisait transporter les corps aux cimetières dans des tombereaux. Au seul cimetière de Schichli, plus de soixante tombereaux venaient d'entrer ; on allait refermer les portes, quand cinq soeurs des écoles françaises de Saint-Vincent-de-Paul, se présentèrent, et, a force d'insistance, réussirent à entrer. Alors, elles se trouvèrent devant trois mille cadavres horriblement souillés, nus pour là-plupart. Elles eurent le courage de les prendre un à un, de leur tâter le coeur, de se pencher contre leur bouche, afin de voir si par hasard il ne s'en trouverait pas chez qui l'on pût surprendre encore un souffle de vie.

Vers la fin de la journée, après sept heures de recherches, elles avaient retiré, de dessous l'amas des cadavres, deux corps d'homme qui donnaient encore signe de vie. Elles les prirent dans leurs bras, et aussi un jeune garçon dont le petit corps n'était plus qu'une bouillie sanglante, mais encore, tiède,-et les emportèrent. Eh bien! ces trois malheureux survécurent; Or, le moins blessé avait le crâne ouvert et sept-coups de baïonnette dans la poitrine... »).

13)
La cause de ce silence, le vaillant Père Charmetant, osa seul le dire, l'imprimer dans son Bulletin (mai 1896). « Nous avons eu la douleur de voir la plupart des journaux, même les plus vaillants et les plus militants, refuser nos communications et garder un silence que nous savons largement payé par un or souillé du sang de leurs frères. » Rien n'est changé à cet égard depuis 1895...
14)
Voir aux annexes.
15)
« J'ai vécu longtemps parmi ce peuple, je ne puis oublier ses nobles qualités. Au cours môme de cette période douloureuse, des prêtres musulmans, quelques fonctionnaires, ont protégé les victimes contre leurs assassins. » (M. E.-M. de Voguë, loc. cit.). Voyez aussi dans V. Bérard, la Politique du Sultan, plusieurs actes de généreux dévouement accomplis par des prêtres turcs. Enfin il est bon de rappeler qu'un mutessarif (général), Kaïry Bey, fut nommé officier de la Légion d'honneur pour avoir sauvé, en traversant, malgré la neige, une montagne que les Kurdes croyaient infranchissable (Kaïry Bey s'était lancé avec tout un régiment, et, de sa troupe, cent-cinquante hommes seulement arrivèrent), la Trappe française d'Akbès. Ce monastère était composée de vingt-quatre religieux. Le prieur fut admirable. Après un premier assaut, les Kurdes lui envoyèrent un parlementaire : « Si vous acceptez de :  sortir, nous vous garantissons la vie sauve. » - « Les religieux français, répondit le prieur, - un ancien officier de cavalerie - n'ont point l'habitude de fuir devant le péril ! » (Supplément du Livre Jaune).
16)
voir aux Annexes
17)
Depuis 1896, six soeurs françaises ont successivement succombé. La durée maxima de vie des religieuses de Saint-Joseph, envoyées à Sivas, ne paraît pas excéder cinq année
18)
Voir, pour les détails, le Martyrologe arménien, par le P. Charmetant
19)
Surtout des Arméniens convertis de force au mahométisme et sûrs d'être assassinés s'ils reniaient la foi de Mahomet.
20)
L'agent des Messageries. Il est cité dans le Carnet de route.
21)
La femme du premier secrétaire d'ambassade. M. de la Boulinière est-aujourd'hui résident de France au Caire.)
Carlier, émilie. Au milieu des massacres, Journal de la femme d'un Consul de France en Arménie. Paris, Félix Juven, 1903
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