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Procès de massacres dans le vilayet de Kharpout

Les responsables en cour martiale

Président : Général de brigade Essad Pacha

Membres : Général de brigade Ihsan Pacha

Général de brigade Mustapha Kerimi Pacha Général de brigade Ismail Hakki Pacha Colonel Siileyman Chakir bey Accusés jugés par défaut :

Dr Behaeddine Chakir Bey, membre du comité central du Comité Union et Progrès, président de l'organisation spéciale (Techkilat-i-Mahsoussé).

Resneli Nazim Bey, secrétaire responsable de la section de Kharpout du Comité Union et Progrès. Accusés présents au jugement :

Hadji Baluszade Mehmet Nuri, ancien député de Dersim.

Ferid Bey, ancien directeur de l'éducation à Kharpout.

 

JUGEMENT

 

Après avoir délibéré et observé, examiné et approfondi d'une manière exhaustive les affirmations, déclarations et les plaidoiries ainsi que le contenu des documents du procès et les procès-verbaux suivant les dispositions légales.

Le Dr Behaeddine Chakir Bey, l'un des accusés, membre du comité central du Comité Union et Progrès, est parti de Dersaadet pour se rendre à Trébizonde, Erzeroum et dans d'autres vilayets en sa qualité de président de l'organisation spéciale (Techkilat-i Mahsousse), composée de Tchetté (irréguliers et de criminels libérés de prison). Prenant la direction de ces groupes, il a été l'auteur des actes tragiques de tueries collectives et de vols commis à divers moments et en divers lieux, lors des déportations des Arméniens. Il a réalisé ses projets ignobles en envoyant dans les localités où se produisirent ces événements tragiques les gens qui avaient rejoint le Comité mentionné plus haut, soit par crédulité ou par ignorance, ou bien encore animés par la haine ou par le profit. Il a agi sur leur esprit et encouragé ceux qu'il employait, soit verbalement ou par correspondance chiffrée en utilisant les membres de cette section de l'organisation spéciale (Techkilat-i Mahsoussé) à la destruction et l'annihilation des Arméniens.

Dans un télégramme chiffré, expédié d'Erzeroum et daté du 4 mai 1915, que Behaeddine Chakir Bey a envoyé par l'intermédiaire de Sabit Bey, vali de Kharpout, à Resneli Nazim Bey, secrétaire responsable de la section de Kharpout du Comité Union et Progrès, actuellement en fuite, il demandait : « Est-ce qu'on peut éliminer les Arméniens qui ont été déportés de là-bas? Vous m'avez fait savoir qu'on les torturait, mais est-ce que les gens nuisibles sont détruits ou sont-ils seulement déportés au loin? Informez-nous-en clairement. »

Parmi les documents qui constituent le dossier des membres du comité central du Comité Union et Progrès, se trouve aussi le télégramme chiffré de Munir Bey, vali d'Erzeroum, dans lequel celui-ci déclare : « Le convoi composé de gens riches qui ont été d'une manière arbitraire déportés d'Erzeroum, a été attaqué par les Tchetté de Behaeddine Chakir Bey, ainsi que par ceux de Dersim, et a été ainsi exterminé et leurs biens pillés. » Rechid Pacha, ancien gouverneur de Kastamouni, a déclaré qu'il avait reçu un télégramme chiffré de Behaeddine Chakir Bey, déjà cité plus haut, et qui concerne la déportation.

Et Vehib Pacha de déclarer que l'objectif délibéré du Comité Union et Progrès était le massacre et l'annihilation des Arméniens, ainsi que le pillage et la saisie de leurs biens; en outre, que l'homme qui emploie, prépare et conduit ces bouchers d'êtres humains, dans la région de la troisième armée, est bien Behaeddine Chakir lui-même.

En addition à ce qui précède, Sabur Sami Bey, ancien mutessarif d'Antalya, a déclaré que Behaeddine Chakir Bey lui avait envoyé d'Erzeroum un télégramme chiffré qui demandait : « Etant donné que tous les Arméniens des régions d'Erzeroum, Van, Bitlis, Diarbekir, Sivas et Trébizonde sont en route pour la région de Mossoul et Deir-es-Zor, que fait-on à Antalya? »

Les déclarations d'autres témoins enregistrées dans les procès-verbaux de la Cour ont apporté des preuves probantes complémentaires quant à la culpabilité de Behaeddine Chakir et de ses complices au titre des actes tragiques ci-dessus mentionnés. En ce qui concerne l'autre accusé, Resneli Nazim Bey, en fuite, les trois juges faisant partie de la Cour l'ont reconnu coupable de complicité dans les événement tragiques sus-mentionnés. Ils ont été convaincus de sa culpabilité du fait qu'il avait été en contact avec Behaeddine Chakir Beypendant la déportation comme il ressort de la teneur du télégramme daté du 4 mai 1915, ainsi que par les déclarations des témoins et par celles de Sabit Bey, vali de Kharpout, et par les déclarations de Midhat Chukru Bey, secrétaire général du comité central et enfin par le fait que Nazim Bey a fui à la suite de l'ouverture de l'enquête le concernant, et qu'actuellement il est toujours en fuite. Par ailleurs, ainsi qu'il ressort des autres documents mis à jour et soumis à l'appréciation de la Cour, sa participation dans l'accomplissement des crimes ci-dessus mentionnés est établie. Cependant il doit être reconnu comme prêtant assistance aux crimes principaux par l'aide qu'il a apportée aux accusés dans leurs actions, préparant et facilitant lesdits crimes, tous faits qui se déduisent des contacts déjà cités avec Behaeddine Chakir et des déclarations des témoins. En cas semblables la loi exige que les décisions de la majorité l'emportent. En conséquence, Nazim Bey est reconnu coupable à titre de complice à la majorité des voix.

En conclusion de la discussion au sujet des peines applicables à ces crimes, Behaeddine Chakir est condamné à mort conformément à l'article 170 du Code pénal civil, comme précisé dans l'article 181 du même Code, et Resneli Nazim Bey est condamné à quinze ans de travaux forcés (kürek), conformément aux articles ci-dessus, et comme précisé dans le deuxième paragraphe de l'article 45 du Code pénal civil.

Les biens confisqués à tous deux seront administrés conformément à la loi. Il a été décidé en outre que Nazim serait privé de ses droits civiques.

Quant aux autres accusés, Mehmet Nuri Bey, ancien député de Dersim, et Ferid Bey, ancien directeur de l'éducation à Kharpout, ils se trouvent devant la Cour Martiale sous l'inculpation d'incitation au meurtre compte tenu du fait que certains habitants arméniens du village de Holevenk, proche de la propriété de Mehmet Nuri Bey, ont été chassés de leurs maisons et tués par la suite.

Pendant la déportation, et en présence des gendarmes chargés de la déportation, Mehmet Nuri Bey a prononcé des paroles telles que : « Je vais vous envoyer au village des « ossements » (Kemikli Kôy) et je ferai semer de l'orge ici », incitant de la sorte les gendarmes à commettre des meurtres. Pendant le procès, la plaignante Marguerite a témoigné en déclarant que ledit Nuri Bey était venu au village de Holevenk au moment de la déportation. Elle l'avait supplié de la laisser rester et la réponse de Nuri Bey avait été : « Tu iras là où va ton mari; je ferai semer de l'orge ici. » Il avait alors collé un papier sur la porte de la maison de Garabed, portant l'inscription : « Quiconque laissera ses biens ici viendra les récupérer dans trois mois. » Après quoi il était monté à cheval pour quitter le village. Un autre plaignant, Kasbar Misisyan, qui se trouvait à Istanbul pendant la déportation, a donné un témoignage fondé sur ce qu'il avait entendu dire par ladite dame Marguerite, et dont il ressortait que ledit Mehmet Nuri Bey avait collecté de l'argent parmi de nombreuses personnes du village, avait fait signer un papier rouge aux gendarmes dans la maison de Garabed et avait répondu à celles des femmes qui imploraient son intervention en leur faveur : « Je ferai semer de l'orge dans ce village. » Après avoir déclaré cela, il était parti à cheval. Après son départ, les groupes de Tchetté étaient dans le village, prêts à l'attaque.

Cependant le plaignant Kasbar Misisyan a déclaré qu'il avait appris ces faits de Marguerite, mais qu'il n'avait pas été informé que Mehmet Nuri Bey avait collé un papier sur la porte de la maison de Garabed.

Ainsi les deux témoins se trouvent avoir donné des témoignages divergents. Ledit Garabed, sur la porte duquel il a été prétendu qu'un papier avait été collé, a à son tour témoigné sous serment devant la Cour. Il a réfuté et déclaré faux les témoignages précédents. Il a déclaré qu'il avait échappé à la déportation en se cachant dans la ferme de Mehmet Nuri Bey. Bien qu'il fût resté du début à la fin de la déportation dans la maison de Mehmet Nuri Bey, il n'avait pas vu Azim Bey, beau-frère de Mehmet Nuri Bey, apporter dans la maison de celui-ci des biens provenant des pillages.

La Cour a pris acte du fait qu'on avait réclamé de l'argent à Nuri Bey pendant sa détention et aussi du fait que Mehmet Nuri Bey avait sauvé la vie à plusieurs habitants du village de Holevenk en les cachant dans sa ferme, et ce, malgré le risque encouru d'une condamnation à mort que pouvait prononcer légalement le Gouvernement contre ceux qui cachent des déportés.

Ainsi, ce fait a été mis en évidence par la pétition présentée par plus de trente personnes sauvées de la sorte par Mehmet Nuri Bey, plus spécialement par le témoignage d'un citoyen américain dont l'impartialité ne peut être mise en doute et qui a confirmé que Mehmet Nuri Bey avait protégé plusieurs Arméniens pendant les déportations. Le témoignage de Mehmet Ali Bey, dûment enregistré dans le procès-verbal, n'a pas été considéré comme valable, car, ainsi qu'il l'avait avoué à Mustapha Saffet Effendi, il avait sollicité une rencontre avec l'accusé et invalidé ainsi son propre témoignage.

D'autre part, il n'a pas été trouvé d'évidence convaincante ou de témoignages pour inculper l'autre accusé, Ferid Bey, d'avoir participé à l'organisation et à la déportation des convois, ou d'avoir facilité les crimes en laissant entendre que les actes de tyrannie étaient exécutés avec l'accord du gouvernement.En conséquence de quoi :

Mehmet Nuri Bey a été reconnu non coupable des accusations de meurtre et de pillage des Arméniens du village de Holevenk près de ses propriétés.

Son beau-frère Azim Bey a été reconnu non coupable de l'accusation de transport et de dissimulation dans sa maison de butin pillé. Enfin, Ferid Bey a été reconnu non coupable de l'accusation d'avoir commis les actes mentionnés plus haut. Ces accusés sont acquittés et devront être libérés s'ils ne sont pas sous le coup d'une arrestation pour un autre motif.

Les jugements ont été rendus à l'unanimité, par défaut pour les accusés Behaeddine Chakir et Resneli Nazim et en présence de Mehmet Nuri Bey et de Ferid Bey.

13 janvier 1920 Signé : Mustapha Kerimi

Ihsan

Bien que nous ayons rendu ledit jugement, notre conviction est que l'accusé Resneli Nazim devrait être reconnu coupable de la même manière que Behaeddine Chakir.

Signé : Siileyman Chakir Ismail Hakki Essad

 

(Takvim-i Vakayi, Journal officiel de l'Empire ottoman, Constantinople, 1919-1920)


Reproduit à partir du livre Un génocide exemplaire, Arménie 1915.
Jean-Marie Carzou. Editions Flammarion.

 
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