Le droit de vivre

L'article suivant parut dans L'Alemdar, journal turc de Constantinople, sous le titre : « Le droit de vivre ». La traduction date de 1919 et fut publiée dans la brochure Pierre Loti, ami des massacreurs, introduite par le titre : « Les Turcs jugés par eux-mêmes »
Les atrocités établies dans les procès de déportations et massacres mettent à jour dans toute leur nudité tragique que dans ce pays, ce n'est pas le droit et la justice mais l'oppression et le crime qui ont été adoptés comme ligne de conduite par le gouvernement.

Le droit de vivre ! Un beau cliché que nous mettons toujours en avant. Réfléchissons-nous jamais sur les bases où doit s'appuyer ce droit de vivre ? Nous n'y pensons pas, mais les propagandes qui se font contre nous, nous obligent à réfléchir : Qu'avons-nous fait et que faisons-nous ? Pour vivre, il faut se garder de certains agissements. Nous sommes-nous gardés de commettre ces actes ? Non. Nous en gardons-nous maintenant ? Encore non. Expliquons :

Sur le frontispice du ministère de la justice nous avons gravé en lettres d'or :

La justice est la base de l'Etat

Avons-nous appliqué la justice ? Ceux qui mènent la propagande contre nous soutiennent que les gouvernements turcs ont érigé en politique nationale l'application permanente de l'injustice à l'égard des nationalités non musulmanes. Les Arabes ont adhéré aussi aux nationalités non-musulmanes. Est-ce une calomnie ou une vérité ! Si nous crions à tue tête que ce n'est pas la vérité, personne n'y croira, car les faits sont là : Les atrocités établies dans les procès de déportations et massacres mettent à jour dans toute leur nudité tragique que dans ce pays, ce n'est pas le droit et la justice mais l'oppression et le crime qui ont été adoptés comme ligne de conduite par le gouvernement. Lors de ma tournée d'exil en Anatolie, j'avais vu les ossements qui témoignaient de ces tragédies. Ne nous avisons pas d'attribuer la faute aux Arméniens, car ne croyons pas que tout le monde est idiot.

Nous avons pillé les biens des hommes que nous avions déportés et massacrés, nous avons sanctionné le vol dans notre Chambre et notre Sénat. Nos députés et nos sénateurs n'étaient pourtant pas recrutés dans les casernes des pompiers irréguliers ! Notre ministre de la justice a ouvert les portes des prisons. Nous avons organisé des bandes pour égorger des enfants, des vieillards, des hommes et des femmes. Notre ministre de justice est cependant un homme ayant reçu une haute instruction. Voilà comment nous avons appliqué la justice. Tout cela nous l'avons fait. Après la chute des Unionistes, que faisons-nous pour nous écarter définitivement de ce passé ? Faisons-nous preuve d'une énergie nationale pour appliquer la loi contre les chefs de bande qui ont piétiné la justice et transformé en torchon notre honneur et notre existence nationale ?

La cour martiale trouve-t-elle un appui solide dans l'opinion et dans l'âme de la nation ? Je dirai non et ce disant j'aurai raison sur toute la ligne. La cérémonie funèbre de l'exécuté Kémal, les publications de notre presse, à ce sujet, les souscriptions ouvertes en faveur de sa famille le prouvent. Réfléchissons-nous que si nous persistons dans cette voie on décidera notre mort et pas notre vie ?

Il devrait exister un écart immense entre ce que nous avons fait avant l'armistice et ce que nous sommes en train de faire après. Le gouvernement s'efforce bien de faire son devoir, mais on ne constate pas un signe de changement appréciable dans l'opinion de la nation, pour pouvoir le désigner à l'attention des ennemis et affirmer que tous les maux étaient l'œuvre du gouvernement unioniste.

 

Reproduit d'après :

Réponses à P. Loti, ami des massacreurs (articles d'Auguste Gauvin, Camille Mauclair, Herbert A. Gibbons, Jean Deshieux etc.).Correspondances et Documents Officiels.
Paris, Imp Turabian, 1919.

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