Yves Ternon

Enquête sur la négation d'un génocide

Chapitre V
Les fonctionnaires

Mustafa Abdulhalik | Choukri Kaya | Abdulahad Nouri  |
Eyoub Sabri | Kerim Refi | Zeki Bey

 

Les documents monnayés par Naïm bey revêtent une importance particulière parce qu'ils proviennent du vilayet d'Alep, plaque tournante de le déportation. A ce titre, ils mettent en lumière le fonctionnement d'un organisme officiel : la Direction générale de l'installation des tribus et des déportés. Les fonctionnaires impliqués par ces documents ont été accusés par les cours martiales et des preuves nombreuses ont été recueillies contre eux par la Commission Mazhar. L'examen parallèle de ces preuves vient corroborer la présomption d'authenticité des documents Andonian.

En temps et en lieu, ces dépêches diffèrent de celles produites par les cours martiales. Elles concernent une phase ultérieure du génocide: la liquidation des survivants. Quand les premiers télégrammes furent rédigés (mi-septembre 1915, n.s.), la première étape était achevée : les Arméniens des provinces orientales avaient été exterminés par les soins de l'O.S. Seuls subsistaient, sur 700 000 environ, quelques dizaines de milliers de déportés dont, à l'exception de quelques-uns parvenus à Mossoul, les convois convergeaient vers Alep, c'est-à-dire vers les structures d'accueil officiellement prévues par la loi. Il était essentiel de maintenir les apparences d'une déportation. La préservation de la fiction légale assurait le camouflage du programme d'anéantissement. L'O.S. avait rempli sa mission : réduire à une part infime, quelques groupes épars de survivants épuisés, les grands convois partis des sept provinces. La seconde partie du programme était déjà commencée. Les Arméniens du reste de l'Anatolie et de la Cilicie étaient évacués vers Alep. Les rares survivants des convois venant des provinces orientales furent submergés par ce flot de déportés. A Alep, aucune structure d'accueil n'était prévue. Selon le plan gouvernemental, les déportés devaient être expulsés le long de l'Euphrate jusqu'au désert où ils disparaîtraient sans laisser d'autre trace que leurs squelettes. Les structures administratives mises en place sous la couverture d'une Sous direction de l'installation des tribus et des déportés étaient donc bien des organes de destruction. Cette dénomination suppose une fonction qui était un leurre : sa fonction réelle était le contrôle de l'extermination. C'est ce que disent les télégrammes, c'est ce que vérifient les faits, c'est ce qu'affirment les témoignages. Si les documents Andonian avaient été des faux, ils auraient été fabriqués pour traiter d'événements qui se sont réellement produits. Aucun doute n'est permis, aucune thèse révisionniste ne peut entamer ce bloc de certitude historique, aucune « histoire officielle » ne peut travestir une vérité établie par la multitude des témoignages. Près d'un demi million d'Arméniens sont morts en 1915 et en 1916 dans le seul vilayet d'Alep par la volonté criminelle des fonctionnaires responsables de leur prétendue installation dans des camps de regroupement fantômes.

En septembre 1915, Chakir et ses sicaires avaient déjà accompli leur sinistre besogne mais ils étaient toujours là, prêts à intervenir à la demande. Le gouvernement les gardait en réserve car le moment était venu où devrait entrer en fonction l'organisme officiel mis en place par la loi du 14 mai 1915 : la Direction générale de l'installation des tribus et des déportés. A Alep, le préfet Djelal n'était pas sûr. Après son voyage à Constantinople, Nazim et Talaat l'avaient démis de ses fonctions et remplacé par Bekir Sami bey, tout aussi peu coopérant. Pour ne pas prendre le risque de voir le déroulement de son plan perturbé par les initiatives de fonctionnaires récalcitrants, Talaat fit nommer à ce poste son beau-frère, Mustafa Abdulhalik. Celui-ci venait de faire ses preuves dans le vilayet de Bitlis où les Arméniens avaient disparu avant même que les convois eussent franchi les limites du vilayet. Le directeur général de Constantinople, Choukri Kaya, était resté quelques mois à Alep pour contrôler l'installation de la Sous direction confiée à Abdulahad Nouri et à son adjoint Eyoub Sabri bey. Abdulhalik recevait les ordres à deux niveaux : les uns officiels qu'il négligeait et classait; les et autres secrets qui devaient être détruits mais qu'il transmettait auparavant à ses subordonnés. Quelques-unes de ces pièces furent subtilisées par le secrétaire d'Abdulahad Nouri, Naïm : elles constituent, nous l'avons vu, la documentation Andonian.

1. MUSTAFA ABDULHALIK

Avant d'être nommé à Alep en octobre 1915, Abdulhalik était vali de Bitlis. Il fut identifié en 1919 par la commission britannique chargée de poursuivre les criminels de guerre comme l'un des participants à la réunion d'information tenue par Chakir en février 19151. De nombreux témoignages rapportent les atrocités commises dans le vilayet de Bitlis sous la direction d'Abdulhalik, en particulier à Mouch et dans la plaine de Mouch. 180 000 Arméniens vivaient dans la province de Bitlis, surtout dans la plaine de Mouch, dans les montagnes du Sassoun et dans les villes de Bitlis et Seert. Dès le début de la guerre, en décembre 1914 et janvier 1915, Abdulhalik avait, sous le prétexte de réquisitions, mis à sac les villages arméniens autour de Bitlis. Les incidents se multiplièrent en avril dans la plaine de Mouch. Le 1er mai, trois Arméniens furent pendus à Mouch et le quartier arménien investi. Puis les hommes valides furent réquisitionnés pour la construction des routes et tués. Tout commença en fait à la fin mai lorsque Djevdet dut évacuer Van en hâte et s'enfuir vers le sud. Il entra à Seert avec 8 000 soldats et massacra les Arméniens. Peu après, l'oncle d'Enver, Halil, faisant retraite avec ses troupes depuis l'Iran, rejoignit Djevdet. Ils marchèrent sur Bitlis qu'ils investirent à la mi-juin. Djevdet exigea des Arméniens une rançon de 5 000 livres et fit pendre vingt notables. Les 4 500 hommes de la ville furent arrêtés, fusillés puis enterrés dans des tranchées qu'ils avaient eux-mêmes creusées. Par familles entières, les Arméniens de Bitlis se suicidèrent. Les jeunes femmes et les enfants rescapés furent emmenés hors de la ville, distribués à la foule ou fusillés2.

La plus importante colonie arménienne de la province vivait dans les deux ou trois cents villages de la plaine de Mouch, environ 60 000 personnes dont 25 000 à Mouch. Le massacre de Mouch commença le 3 juillet. Un bataillon avait été envoyé d'Erzeroum avec 10 000 hommes pour renforcer la garnison de Mouch. Le mutessarij, Servet bey, ami d'Enver, ordonna aux Arméniens de livrer leurs armes et de payer une forte rançon. Les notables ayant été arrêtés et torturés, les Arméniens se barricadèrent dans leurs maisons et organisèrent la défense de leur quartier. Le combat était inégal: quartier par quartier, les insurgés furent massacrés. Le lendemain, un seul quartier, Zov, luttait encore ; 10 à 12 000 personnes y étaient retranchées. La moitié put gagner les montagnes à la faveur de la nuit. Les autres furent pris. Les soldats et les Kurdes les entassèrent dans des écuries remplies de paille qui furent inondées de pétrole et incendiées. Ils périrent presque tous carbonisés. Les rares survivants furent dirigés vers Ourfa mais noyés en route dans l'Euphrate oriental. Quant aux autres Arméniens des villages de la plaine de Mouch, à peine 900 survécurent. Dans sa déposition, le général Vehib pacha parle de femmes et d'enfants brûlés vifs à Tchourig à cinq kilomètres au nord de Mouch3. L'officier vénézuélien, Rafaël de Nogalès, rapporte dans ses mémoires cet épisode: des enfants avaient été parqués dans des greniers à foin et des étables et « brûlés vifs » dans la région de Mouch4. Une infirmière allemande, Alma Johansson, travaillant à l'orphelinat allemand, fut le témoin oculaire des massacres: des femmes et des enfants avaient été « brûlés vifs dans leur maison5 ». Monseigneur Jean Naslian décrit les activités d'Abdulhalik : « A Bitlis, le préfet Mustafa Abdulhalik bey [...] ayant réuni un millier de petits enfants les conduisit dans un endroit appelé Tchahald où il les fit brûler vivants en présence des notabilités et de la foule turque et cria à pleine gorge: "Il faut effacer à tout jamais le nom arménien dans les provinces arméniennes pour la sécurité de la Turquie". Après les avoir brûlés, il fit jeter ces malheureux enfants dans des fosses spécialement creusées où pendant de longs jours on entendait les gémissements de ceux qui n'étaient pas encore entièrement consumés6. » Dans le village de Norachen, Monseigneur Topouzian, évêque de Mouch, fut brûlé vif après avoir été aspergé de pétrole7. Un lieutenant de l'armée ottomane, Hassan Marouf, fut témoin de l'incendie d'un village de la plaine de Mouch: « En août 1915, à mon retour de Seert, [je vis] dans un village des environs de Mouch comment 500 Arméniens, pour la plupart des femmes et des enfants, furent entassés et enfermés dans une étable. Les gendarmes lancèrent des torches enflammées à travers une lucarne. Tous furent brûlés vifs. Je ne m'approchai pas mais je vis distinctement les flammes et j'entendis les cris de terreur des pauvres victimes8. » Un inspecteur civil arménien qui fut épargné au moment des massacres pour son « adulation des Turcs » était venu au début de 1915 intercéder auprès d'Abdulhalik en faveur du député Vramian. Abdulhalik lui avait déclaré : « Le moment est venu de résoudre ces questions » et il lui confirma son intention de liquider Vramian9. Une infirmière américaine qui travaillait dans l'armée turque, Grisell Mac Laren, recueillit une confidence du vali de Bitlis : « Toute cette souffrance [la maladie et la guerre] qui advient aux musulmans est une juste punition d'un Dieu juste pour ce que nous avons fait aux Arméniens. Quelques-uns méritaient une punition, mais nous avons été trop loin et maintenant Dieu nous punit10. »

La crainte de Dieu n'empêcha pas Abdulhalik lorsqu'il fut transféré à Alep de poursuivre sa tâche avec acharnement. Le consul américain Jesse Jackson qui avait été l'ami intime de Djelal bey déplorait le départ de celui-ci. Il s'inquiétait de la nomination d' Abdulhalik : « Durant tout ce temps, des ordres avaient été envoyés de Constantinople pour déporter les Arméniens [ ...] .Ces ordres arrivaient à Alep et [...] le consulat était toujours secrètement averti. L'ambassade était aussitôt avisée dans chaque cas et je fus informé que des pressions avaient été faites sur les autorités centrales pour rapporter ces ordres. Des contre-ordres étaient envoyés, mais peu de temps après, les ordres prévus étaient répétés11. » « Les consignes du gouvernement central semblent moins sévères, mais le commissaire chargé de la déportation et le vali travaillent infatigablement à l'anéantissement des Arméniens », télégraphiait le 9 février 1916 à son ambassade le consul allemand Rössler12.

Arrêté après l'armistice par les Anglais, Abdulhalik fut interné à Malte. Les Ittihadistes inculpés de participation aux massacres d'Arméniens furent en effet arrêtés en deux lots, le 25 janvier et le 8 mars 1919 par la police turque à la demande des autorités militaires britanniques (une administration militaire alliée s'était installée à Constantinople le 8 décembre 1918) .Les rapports entre le gouvernement turc et l'administration alliée furent assez tendus. Dans un long mémorandum adressé à son gouvernement en juillet 1919, Harry H. Lamb, officier attaché au Haut-commissariat britannique et chargé d'établir les listes de suspects à arrêter, expliquait à ses supérieurs la difficulté de déterminer la « preuve probante », c'est-à-dire d'engager une procédure contre un suspect. Il se plaignait des obstacles mis par les Turcs à accéder aux rapports officiels contenant les ordres des massacres, du manque d'intérêt manifesté par les gouvernements alliés à la poursuite des accusés, de « l'apparente apathie de nos autorités au Moyen-Orient » et il déplorait enfin la pauvreté des moyens que les Alliés lui fournissaient pour exercer sa mission13. En fait les instructions des accusés traînèrent : les Alliés ne disposaient pas de pouvoirs suffisants pour les mener à bien. Ils ne pouvaient ni obtenir de déposition ni interroger les témoins. Les détenus de Malte se gardèrent bien de rédiger des confessions. Les seuls à en faire spontanément furent Ali Djenani, ancien député d' Aïntab, et surtout Ali Munif, sous-secrétaire au ministère de l'Intérieur de septembre 1913 à août 1915 puis vali du Liban et ministre des Travaux-Publics en 1917. Ali Munif impliqua le gouvernement dans les « massacres arméniens de 1915 » mais, pour sa part, il déclina toute responsabilité14. Avec une certaine désinvolture, les Anglais attendaient qu'un traité de paix avec la Turquie permît la constitution d'un Tribunal militaire international chargé de juger les inculpés. Le traité de Sèvres, le 10 août 1920, contenait de telles clauses (articles 228 et 230). Mais le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 ne mentionnait plus un tel tribunal.

C'est en spéculant sur ces circonstances que le gouvernement turc monte actuellement une opération de désinformation en prétendant que les Anglais ont relâché en 1921 les détenus de Malte faute de preuves et qu'ils cherchèrent désespérément des preuves auprès du Département d'Etat américain, lequel aurait été également incapable de leur en fournir. Orel et Yuca, comme Ataov et Gürün, insistent sur ce fait et ils concluent : « Le sujet était alors clos et tous les internés de Malte furent libérés15. » En fait, comme le précise Dadrian, sur 188 documents enregistrés au Département d'Etat, 138 sont des rapports détaillant les massacres de la période 1915-1921, soixante provenant des consuls et dix-huit des diplomates en poste à l'ambassade américaine à Constantinople. L'ambassadeur anglais, Auckland Gedes, confirma l'existence de ces documents mais il établit une distinction entre ceux qui traitaient des crimes et ceux qui impliquaient des personnes, ces derniers facilitant l'établissement des responsabilités individuelles16. En juin 1920, le Haut-commissaire britannique fit transférer à Malte huit prisonniers turcs. Parmi eux, six étaient impliqués dans les massacres arméniens, dont Abdulhalik. Le gouvernement anglais réduisit le nombre de ces détenus qu'il voulait garder à quatre vali considérés comme le noyau dur des criminels. L'un d'eux était Abdul- halik. En fait, le gouvernement anglais du changer ses projets et la libération des prisonniers de Malte fit l'objet d'une négociation en bloc avec les kémalistes. Un accord fut signé à Londres le 16 mars 1921 et ratifié plus tard dans un traité signé avec le représentant du gouvernement d'Ankara à Constantinople, le 23 octobre 192117. Il restait alors à Malte cinquante-trois prisonniers. Ils furent répartis en deux groupes et relâchés le 1er novembre 1921. Il s'agissait d'un échange. Ankara avait exercé de fortes pressions pour obtenir la libération de ces détenus. Le général Campbell dont le fils était prisonnier des kémalistes était intervenu auprès de Lloyd Georges et avait cité un paragraphe d'une lettre de son fils : « J'ai plus de valeur que quelques-uns de ces misérables Turcs ». Les membres du Parlement étaient également convaincus qu'un prisonnier britannique valait une cargaison de Turcs. Ce fut en fait un marché de dupes. Parmi les prisonniers britanniques échangés par les kémalistes contre les cinquante-trois prisonniers de Malte figuraient, outre les deux officiers anglais, Campbell et Rawlinson, six ouvriers maltais, leurs femmes grecques et leurs enfants. Le gouvernement anglais, déclara plus tard Rawlinson, espérait recevoir plus de 140 prisonniers britanniques et indiens que les Turcs prétendaient détenir18. Ce chiffre de cent-quarante semble trop élevé et Lord Curzon escomptait par cette négociation obtenir la libération de vingt-six détenus. « L'échange a été sûrement une sale affaire comme le fut d'ailleurs toute cette période », écrivait en 1987 à un correspondant arménien qui enquêtait sur cet épisode un membre du service de recherche du Foreign Office19. De telles manoeuvres ne plaident guère, bien au contraire, en faveur de l'innocence d'Abdulhalik. Dès sa libération, le beau-frère de Talaat rejoignit le mouvement kémaliste. Il devint gouverneur de Smyrne après l'arrivée des troupes turques, la mise à sac et l'incendie de cette ville en 1922. Il connut ensuite une carrière politique fulgurante: il fut successivement ministre des Finances, de l'Education et de la Guerre dans la République turque20.

2. CHOUKRI KAYA

Choukri occupait le poste officiel de Directeur général de l'installation des tribus et des déportés. Le siège de cet organisme était à Constantinople et il dépendait du Département de la Sécurité publique d'Ismaïl Djambolat. Choukri était un homme cultivé : diplômé du collège de Galata-Séraï, il avait fait à Constantinople ses études de droit et était venu les poursuivre à Paris après l'obtention de son diplôme ottoman. II s'exprimait donc couramment en français. Le consul Rössler rapporte un entretien qu'il eut avec lui. II avait cru innocemment que Choukri était venu organiser le ravitaillement des déportés et il s'était adressé à lui pour le prier de libérer quelques Arméniens qui avaient travaillé dans des administrations allemandes. Il fut éconduit brutalement par Choukri qui lui dit en français : « Vous ne comprenez pas ce que nous voulons. Nous voulons une Arménie sans Arméniens21. » Le 18 décembre 1915, Rössler rapportait le témoignage d'un ingénieur du chemin de fer de Bagdad, nommé Bastendorff. Choukri lui avait déclaré qu'il était temps de résoudre une fois pour toutes le vieux conflit avec les Arméniens « par l'extermination de la race arménienne22 » (Die Ausrottung der armenischen Rasse) .Choukri était obsédé par la Question arménienne. II avait expliqué au correspondant du Kolnische Zeitung : « De même que l'Allemagne veut seulement des Allemands en Allemagne, nous voulons seulement des Turcs en Turquie23. » Djelal bey rapporte dans sa déclaration qu'après avoir été informé de la déportation des Arméniens, il s'adressa au gouvernement pour obtenir des précisions. « Je ne pouvais guère supposer qu'un gouvernement serait jamais capable d'exterminer de la sorte ses sujets, son capital humain qui doit être considéré comme la principale richesse du pays. Et je croyais que ces mesures provenaient du désir d'éloigner provisoirement les Arméniens du champ des opérations par suite des nécessités militaires. C'est pourquoi je me suis adressé télégraphiquement au ministre de l'Intérieur pour lui réclamer des allocations en vue de la construction des baraquements pour abriter les Arméniens déportés. En guise d'allocations, on m'envoya un individu ayant le titre "d'agent pour l'installation des immigrés" et, en réalité, chargé de la déportation en bloc des Arméniens24. » Cet individu était Choukri qui lui ordonna de traiter ses directives comme des ordres ministériels.

Après la guerre, Choukri fut lui aussi interné à Malte par les Anglais. II s'en évada le 6 septembre 1921 avec quinze autres détenus. Ces détenus, qui avaient donné leur parole de ne pas s'évader, comprenaient, outre Choukri Kaya, deux commandants d'armée, quatre vali, un mutessarij; un député. Ils s'étaient glissés dans un groupe de prisonniers échangés entre les Anglais et les Turcs à cette date. Peu avant, deux inculpés, dont l'ancien vali de Van, Djevdet, s'étaient également enfuis de Malte. Tous ces détenus devaient être jugés par un tribunal militaire international pour complicité au premier degré dans les massacres arméniens25. Comme Abdulhalik, Choukri rejoignit le mouvement kémaliste. Il devint ministre de l'Intérieur de la République turque et Secrétaire général du Parti du peuple fondé par Atatürk26.

3. ABDULAHAD NOURI

Krieger et Dadrian font la lumière sur un épisode exploité par Orel et Yuca pour tenter de convaincre de l'innocence des fonctionnaires cités par Andonian. Le Sous-directeur d'Alep, Abdulahad Nouri, l'homme de confiance de Choukri, chargé d'organiser la marche vers la mort des déportés, avait été arrêté par les Anglais en septembre 1920, mais il n'avait pas été exilé à Malte. Il n'était donc pas, concluent les auteurs turcs, le monstre décrit par Andonian puisque les Anglais n'avaient pas jugé nécessaire de le faire transférer27. En fait, il était demeuré à Constantinople pour être jugé devant une Cour martiale. Son cas pouvait être instruit car il y avait assez de témoins pour déposer contre lui. En effet vingt témoins dont l'ancien kaïmakam de Kilis puis de Zilé, Ihsan, étaient prêts à le faire. Le procès commença mais il ne s'acheva pas car un gouvernement pro-kémaliste avait été formé à Constantinople. Il fit interrompre toutes les procédures criminelles en cours engagées sous l'inculpation de massacres contre les Arméniens. Par ailleurs le frère d'Abdulahad Nouri, Youssouf Kemal Tengirsek, alors ministre de l'Economie du gouvernement d'Ankara, aurait, selon Andonian, prié l'archevêque de Kastamouni, monseigneur Zaven – qui confirma le fait dans ses mémoires – de transmettre un ultimatum aux Anglais : si Nouri, qui risquait la potence, était exécuté, les 2 à 3 000 Arméniens survivants dans la région seraient massacrés en représaille28. Andonian commit une erreur aussitôt exploitée par Orel et Yuca. Il désigna Youssouf Kemal Tengirsek comme ministre des Affaires étrangères. En fait Tengirsek fut nommé à ce poste huit mois plus tard, en remplacement de Bekir Sailli bey, qui avait été vali d'Alep après Djelal et avant Abdulhalik.

Voici le jugement porté par Naïill bey sur Abdulahad Nouri : « Nouri bey était un homme intelligent et cruel, il était particulièrement imbu de sentiments hostiles envers les Arméniens. Il était l'incarnation même de la cruauté raffinée. Le désastre et le malheur des Arméniens, les rapports successifs de leur décès, le réjouissaient à tel point qu'il en perdait la tête jusqu'à danser tout seul. Car tout ce qui arrivait était le résultat des ordres donnés par lui. Le gouvernement ne désirait pas, disait-il, que ces gens-là vivent. Il racontait que, quand il fut appelé à cette fonction, au moment de partir pour Alep, le conseiller du ministère de l'Intérieur lui recommanda de voir Talaat pacha avant son départ. Nouri bey se rendit alors à la Sublime Porte. Quelques visiteurs se trouvaient chez le pacha. Pourtant il demanda à Nouri bey: "Quand est-ce que tu pars ?" Talaat pacha le conduisit ensuite près de la fenêtre et lui dit à voix basse: "Tu sais sans doute l'oeuvre que tu dois accomplir. Je ne veux plus voir vivre ces maudits Arméniens en Turquie29. » Ce récit est confirmé par l'acte d'accusation du procès des Unionistes: « Le chef du cabinet particulier du ministère de l'Intérieur, Ihsan bey, affirme que lorsqu'il était kaïmakamde Kilis, Abdulahad Nouri bey, envoyé de Constantinople à Alep, a déclaré que le but des déportations est l'extermination et avait ajouté: "J'étais en rapport avec Talaat bey. J'ai reçu de lui-même les ordres d'extermination. Là est le salut du pays." Il avait essayé de le convaincre aussi30. »

4. EYOUB SABRI

Un écrivain turc qui avait été secrétaire au palais d'Abdul- Hamid avant d'être exilé à Diarbékir puis à Kharpout, et qui fut ensuite directeur d'un lycée à Alep pendant la guerre, Mustafa Nedim, parlait en ces termes d'Abdulahad Nouri et d'Eyoub Sabri: « La simple mention de leur nom servait à terroriser les gens31. » Eyoub Sabri était le proche collaborateur de Nouri. Naïm bey le décrit comme un fauve assoiffé de meurtre: « Il employa toute son activité à tuer et surtout à voler. Après qu'il eut quitté ses fonctions, ayant amassé de grandes richesses, il entreprit des affaires de transport et de commission32. » Les consuls allemands confirment le jugement de Naïm bey. Eyoub Sabri repoussa les offres d'assistance aux déportés que lui faisait le consul allemand d'Alexandrette. II lui expliqua que la déportation avait pour but « d'effacer le nom d'Arménien33 ». Eyoub, précisa le consul Rössler, avait été affecté à Alep pour exécuter la politique anti-arménienne du gouvernement et contrer le vali Djelal, qui préconisait des méthodes plus douces34.

Le travail confié à Eyoub Sabri par Abdulahad Nouri fut sans doute l'un des plus ignobles de ce génocide pourtant riche en atrocités. Eyoub devait s'assurer que les centaines de milliers de déportés qui s'accrochaient à la vie dans des camps improvisés le long de l'Euphrate poursuivaient leur chemin vers Deir-ez-Zor. II était chargé de nettoyer ces camps. Selon le consul Hoffmann qui assura en octobre 1915 l'intérim de Rössler à Alep, cette mesure de « relo- gement » des déportés équivalait à une extermination (Ausrottung). Le rapport d'Hoffmann adressé le 8 novembre 1915 à Constantinople est, de tous les documents consulaires, la pièce la plus accablante. Le consul analyse le mécanisme de camouflage et la pratique des accusations mensongères et des dénégations 35. Dans un rapport antérieur, Hoffmann expliquait la méthode de destruction des convois : « 300 000 personnes doivent poursuivre vers le Sud (Hauran occidental, Rakka, Deir-ez-Zor) pour s'y "établir" [...]. En temps de paix, le gouvernement aurait "peut-être" pu leur donner les moyens de s'installer, encore que ce genre d'expérience ait échoué à plusieurs reprises avec les musulmans, mais, pour l'instant, il n'y a ni argent ni fonctionnaires. Quoi qu'il en soit, il manque tout le nécessaire. Les camps de concentration n'ont reçu ni tentes ni farine en quantité suffisante, ni combustible. Les autorités elles-mêmes ont pris aux paysans déportés leurs pioches et leurs bêches. Chacun est convaincu que tous les déportés sont voués à la mort36. » Naïm bey décrit également les sinistres activités de la Sous-direction des déportés qui, « sous l'étiquette fictive d'un organisme d'accueil était un organe d'extermination ».

« Le kaïmakam de Bab, Chafi bey, fut mandé à Alep où il se concerta avec Abdulahad Nouri bey et, quelques jours plus tard, Abdulahad Nouri bey alla personnellement à Bab avec Eyoub bey. Ils y accomplirent le déplacement le plus effroyable des déportés en mettant le feu aux tentes et en tirant des coups de feu sur les déportés. En une seule journée, Eyoub bey renvoya 17 500 déportés sans leur procurer ni voiture, ni mulets, à pied, sous une pluie battante. Des centaines qui étaient malades, ne pouvant marcher, tombèrent et moururent, et leurs cadavres restèrent dans la boue. Les indigènes de Bab, la population la plus vile de ces déserts, ne respectaient même pas les cadavres. Ils venaient par groupe grouiller autour des cadavres dont ils coupaient les organes génitaux avec une sauvagerie incompréhensible. »

« Après avoir été ainsi le témoin oculaire à Alep de centaines de milliers de drames, je fus envoyé comme fonctionnaire des déportations à Meskené. Au moment de mon départ, Eyoub bey me fit demander : "Naïm effendi, me dit-il, nous n'eûmes à nous louer d'aucun des fonctionnaires des déportations envoyés à Meskené : vous vous êtes trouvé dans l'affaire et vous êtes au courant des ordres reçus ; tâchez de ne pas laisser vivants ces gens; au besoin tuez-les de vos propres mains; c'est un plaisir que de les tuer." Je suis allé à Meskené. J'appris les crimes commis à Abou-Harrar par un brigadier de la gendarmerie [Rahmeddine] . J'y suis resté deux mois où je n'effectuai qu'un seul envoi de déportés. Le nombre de ceux que je renvoyai ne dépassait pas trente. »

« Eyoub bey nous écrivait : "Vous avez un prélat d'Ismid. Pourquoi l'avez-vous laissé là ? Renvoyez-le afin qu'il crève en route dans un coin." Je ne pouvais dire que c'était impossible, ou que je ne pouvais le faire. Mais nous ne l'avons pas renvoyé37. »

5. KERIM REFI

Kerim Refi avait été nommé kaïmakam de Ras el-Aïn, en remplacement de Youssouf Zia jugé trop humain. Ras el-Aïn était une bourgade du sandjak autonome de Deir-ez- Zor. Aram Andonian consacre un chapitre aux massacres des Arméniens de Ras el-Aïn. Il explique que Youssouf Zia s'inquiétait de voir les déportés s'entasser dans sa circonscription, qu'il n'y avait plus de place pour les loger et qu'il en mourait cinq ou six cents par jour. Il était alors soutenu par le mutessarif de Deir-ez-Zor, Ali Souad bey, qui faisait son possible pour améliorer le sort des déportés. A Ras el- Aïn les Arméniens avaient été regroupés dans des tentes au-dessus du bourg. Ils avaient aussi ouvert des commerces dans un quartier de ce bourg. A la demande de l'administration militaire, des architectes arméniens avaient dessiné des plans et des maçons arméniens construisaient un hôpital. Les chefs de tribus arabes s'offraient à bas prix des fillettes arméniennes. Un spéculateur turc – en collusion avec le mutessarifAli Souad bey – avait acheté une ferme dans les environs où il employait des familles arméniennes à des travaux forcés. Un programme d'exploitation d'une main d'oeuvre servile se substituait là au programme d'anéantissement préconisé par l'Ittihad. Cette situation nouvelle était contraire au projet du Comité central et il était urgent d'y mettre fin de crainte qu'elle n'apparût une solution de rechange plus appropriée à la situation économique précaire de l'Empire. Abdulahad Nouri pressait son employé à Ras el-Aïn, Adil bey, de renvoyer les Arméniens dans le désert. Ayant appris que Souad bey s'opposait à cette mesure, Nouri intervint auprès d'Abdulhalik qui obtint de Talaat la révocation du mutessarif38. Youssouf Zia demeurait cependant en place. En février 1916, le beau-frère d'Enver, Djevdet bey, l'ancien vali de Van, qui regagnait son nouveau poste d'Adana, aperçut en passant par Ras el-Aïn les tentes des déportés qui couvraient la colline au-dessus de la ville. Il ordonna à Youssouf Zia de faire massacrer tous les Armé- niens. Comme ce dernier refusait d'obéir, Djevdet télégraphia à Constantinople pour mettre le ministre de l'Intérieur au courant de la situation. Youssouf Zia fut révoqué et un jeune protégé de Djevdet, venant de la province européenne de Roumélie, Kerim Refi bey, vint le remplacer dix jours plus tard, en mars 1916. Andonian explique que le gouvernement faisait volontiers appel à des hommes issus de ces provinces perdues par la Turquie lors des guerres balkaniques car, assoiffés de revanche, ils se vengeaient sur les Arméniens des humiliations que leur avaient fait subir les Bulgares, les Grecs ou les Serbes.

Kerim Refi confia au président du Conseil municipal de Ras el-Aïn, Arslan bey, le commandement d'une bande de Tcherkesses qui, pendant des mois, massacrèrent les Arméniens en les emmenant par petits groupes dans les environs39. En juin 1916, Adil bey, le préposé au « déplacement des déportés », quittait Ras el-Aïn pour Alep avec un butin de pièces d'or40. Les télégrammes du consul Rössler confirment en tous points le récit d'Andonian : « Le camp de concentration arménien de Ras el-Aïn vient d'être attaqué par des Tcherkesses et autres individus du même genre qui vivent à proximité. La plupart des occupants (14000, sans armes), ont été tués. Je n'aurai des détails que plus tard41. » « D'après le récit d'un Allemand parfaitement digne de foi qui a passé plusieurs jours à Ras el-Aïn et dans les environs et m'a rendu visite à son retour le 22 avril [1916], il faut bien admettre les faits suivants. Le camp compte encore 2000 déportés au maximum. Tous les jours ou presque, pendant un mois, 300 à 500 personnes ont été emmenées hors du camp et abattues à une dizaine de kilomètres de Ras el-Aïn. Les cadavres ont été jetés dans la rivière qui porte le nom de Djirdjib el Hamar sur la grande carte d'Asie mineure de Kiepert [ ...] et dont les eaux étaient hautes en cette saison. Un officier turc qui demandait raison de ses agissements au kaïmakam de Ras el-Aïn, s'est entendu répondre en toute sérénité : "J'ai obéi aux ordres"42.  »

« Le camp de concentration de Ras el-Aïn qui comptait encore 2000 occupants à la fin d'avril est entièrement évacué; un premier convoi a été attaqué sur la route de Deir-ez-Zor et massacré; on peut supposer que les autres n'ont pas connu un meilleur sort43. »

Le journaliste Suleïman Nazif qui était en 1915 vali de Mossoul puis fut en 1916 vali de Bagdad, s'arrêta à Ras el-Aïn lorsqu'il se rendit de Bagdad à Constantinople. Il déclara à la Commission Mazhar qu'il fut épouvanté par le spectacle effroyable qu'il contempla. Il dut se protéger le nez contre l'odeur de putréfaction qui provenait des cadavres en décomposition. Il dit aux fonctionnaires turcs de Ras el-Aïn: « Les massacres arméniens marqueront la page la plus noire de l'histoire turque44. » Deux officiers arabes de l'armée ottomane qui participèrent à ce massacre en firent le récit à un officier anglais qui les interrogeait. Ils avaient été « horrifiés au spectacle des cadavres boursouflés et des corps nus de femmes assassinées étendus sur le ballast du chemin de fer à Ras el-Aïn ». L'aumônier de leur régiment descendit de cheval et fit une prière publique afin que Dieu préserve les musulmans de sa punition. Pour apaiser la colère divine il creusa lui-même les tombes pour ensevelir les cadavres45.

6. ZÉKI BEY

Les rapports officiels sur l'ultime étape de la déportation confirme l'intention du gouvernement jeune-turc : conduire les déportés d'Alep à Deir-ez-Zor où les derniers survivants seraient exterminés. Le récit d' Andonian sur les massacres de Deir-ez-Zor ne diffère pas des rapports des consuls allemands d'Alep, Rössler et Hoffmann, et du consul américain, J ackson. Dans son rapport du 11 novembre 1915, Rössler, après avoir décrit la situation dans les camps échelonnés le long de l'Euphrate, Hafir, Meskené, Abou-Harrar, Haman, Sabcha, évoque la situation à Deir-ez-Zor : « Le principal centre de regroupement est Deir-ez-Zor. A peine arrivé sur les lieux, on voit quelles sont les principales activités des occupants: ils enterrent les morts, restent prostrés, le regard vague, se traînent péniblement, malades et à demi morts. Deir-ez-Zor, elle-même, avec ses grandes avenues, n'est pas une vilaine ville. Jadis 14 000 habitants, actuellement 25 à 30000. Rien n'a été prévu pour organiser l'existence de cette énorme agglomération [...]. Le médecin municipal est parti en tournée pour quelques jours; selon lui, il meurt 150 à 200 personnes par jour. C'est d'ailleurs ce qui explique que la ville puisse absorber les déportés qui continuent à arriver par milliers. Au-dessus et au-dessous de la ville, un immense camp de toile. Sur la rive gauche du fleuve, près du pont flottant, d'innombrables mourants campent dans des cabanes de branchages typiques de la région. Ce sont les oubliés, à qui seul la mort apportera la délivrance. La langue manque de mots pour donner une idée, ne serait-ce qu'approximative, de cette misère humaine tellement ce qui se passe ici est indescriptible. [...] D'après d'autres voyageurs qui ont traversé la région à pied, il y a un peu partout des centaines de cadavres que l'on a voulu éloigner et qui sont restés sans sépulture. [...] Les autorités nettoient soigneusement chaque jour toutes les rues et tous les recoins, elles construisent de nouveaux quartiers d'habitation comme à Sabcha, distribuent de l'argent, du pain et de la farine et pourtant, à quelques exceptions près, la mort reste un sort plus enviable que la vie. A Deir-ez-Zor comme à Sabcha, la première agglomération humaine est à des heures de route. Le désert46. »

Ceci se passait lorsque Ali Souad bey était mutessarif de Deir-ez-Zor. Rössler confirme qu'il faisait son possible pour améliorer le sort des déportés: « Le 20 avril [1916], j'ai appris par un officier turc qui revenait de Deir-ez-Zor que le mutessarif de cette ville a reçu l'ordre de ne garder qu'un nombre d'Arméniens égal à 10% de la population et d'envoyer les autres à Mossoul. Il y a peut-être 20000 habitants à Deir-ez-Zor. On peut évaluer à un minimum de 15000 le nombre des Arméniens qui y ont été déportés, c'est-à-dire qu'il y en aurait au moins 15000 qui devraient reprendre la route. Le mutessarif Souad bey, est quelqu'un de très humain; il a vécu des années en Egypte et c'est l'un des rares fonctionnaires turcs qui essaie de tempérer l'exécution des ordres cruels du gouvernement. [..:] D'après les nouvelles du 19 avril, il meurt chaque jour 50 à 100 personnes -de faim, pour la plupart -dans chacun des camps qui jalonnent la route entre Alep et Deir-ez-Zor47. » Mais, le 29 juillet, le consul Rössler signale l'arrivée à Deir-ez-Zor d'un autre mutessarif: c'est Zéki bey. « Le gouvernement central avait déjà ordonné une première fois de ne garder à Deir-ez-Zor qu'un nombre d'Arméniens égal à 10 % de la population de la ville; maintenant, ceux qui restaient vont être exterminés à leur tour. Il se pourrait bien que cette mesure soit directement liée à l'arrivée d'un nouveau mutessarij; impitoyable, nommé à la place de Souad bey qui était beaucoup plus humain et qui a été déplacé à Bagdad48. » Naïm bey rapporte dans ses mémoires: « Le chef des correspondances de Deir-ez-Zor, Fouad bey, qui fut révoqué, racontait de la façon suivante le commencement des massacres de Deir-ez-Zor ; un télégramme chiffré du ministère de l'Intérieur arrive à Deir-ez-Zor qui disait : "L'envoi des déportés a pris fin, commencez à agir selon l'instruction précédente et activez autant que possible." Deux jours après l'arrivée de ce télégramme chiffré, les massacres commencent49. » Zéki bey était en effet impatient d'en finir avec les déportés, ainsi que l'indique le télégramme adressé à la préfecture d'Alep le 13 août 191650. Le 5 septembre, le consul Hoffmann rapporte le récit fait par un Allemand employé par une société américaine. Il s'agit d'Auguste Bernau, agent du bureau d'Alep de la Vacuum Oil Company de New York. Bernau fait le même récit au consul J ackson. Il a voyagé de Meskené à Deir-ez-Zor. Il décrit les camps improvisés tout au long de l'Euphrate où étaient parqués en plein air, exposés aux intempéries, presque sans vêtements et à peine nourris, des milliers d'Arméniens. Partout, près de la route, des tertres, tombes anonymes. Les survivants, régulièrement, étaient chassés vers Deir-ez- Zor. Il avait vu à Meskené 60000 Arméniens ravagés par la dysenterie; à Abou-Harrar et à Haman, quelques centaines de morts vivants n'ayant rien mangé depuis sept jours; à Rakka, 5.000 déportés qui avaient pu s'abriter dans des maisons. Mais à Deir-ez-Zor, il ne restait plus d'Arméniens : « Ali Souad bey fut transféré à Bagdad et remplacé par Zéki bey, bien connu par ses actes de cruauté. On m'a raconté des choses épouvantables sur ce nouveau gouverneur à Deir-ez-Zor. L'emprisonnement, les tortures, la bastonnade, les pendaisons furent à un moment le pain quotidien des déportés en cette ville. Les jeunes filles furent violées et livrées aux arabes nomades des environs; les enfants jetés dans le fleuve et ni la faiblesse ni l'innocence ne furent épargnées. Ali Souad bey avait recueilli un millier d'orphelins dans une grande maison et pourvoyait à leur subsistance aux frais de la ville: son successeur les en expulsa, et la plupart d'entre eux moururent dans la rue comme des chiens, de faim, de privations de toute sorte, de mauvais traitements51. » Après avoir cité le rapport de Bernau, le consul Hoffmann conclut: « En ce qui concerne le sort des Arméniens que l'on déporte au-delà de Deir-ez- Zor et qui, officiellement, doivent se rendre à Mossoul, j'ai demandé au consulat de cette ville de me communiquer approximativement le nombre de déportés partis de Deir- ez-Zor et arrivés à Mossoul au cours des derniers mois. D'après les informations qui m'ont été fournies, quatre convois ont quitté Deir-ez-Zor le 15 avril par deux chemins différents et ils ont été regroupés dans un camp sur le fleuve Khabour: ils étaient 19000 au total. Le 22 mai, donc cinq semaines plus tard, ils n'étaient plus que 2500 environ -dont quelques centaines d'hommes -arrivés à Mossoul. Une partie des femmes et des jeunes filles a été vendue en cours de route à des Bédouins; tous les autres ont succombé à la faim et à la soif. Depuis trois mois et demi, donc, pas un seul convoi n'est arrivé à Mossoul. Ce fait pourrait bien, lui aussi, confirmer l'opinion généralement répandue à Deir-ez-Zor et donner raison à ceux qui disent qu'avec le nouveau mutessarif tcherkesse de Deir-ez-Zor [Zéki bey], le sort des Arméniens qui viennent d'être envoyés dans la région Euphrate-Khabour sera promptement réglé52. »

Le consul Jackson, qui comme son homologue allemand Rössler vécut à Alep plus de dix ans, révéla dans un rapport adressé à Washington le 4 mars 19l8 qu'en une semaine 60 000 Arméniens furent massacrés à Deir-ez-Zor, que le total des personnes massacrées en ce lieu s'élevait à 300 000 et que Salih Zéki en était responsable. Il déplorait qu'une importante documentation comportant des détails sur les massacres, qu'il avait craint de faire transporter jusqu'à Washington par les voies régulières, avait été brûlée à Alep en avril 1917 après l'entrée en guerre des Etats-Unis contre les Puissances centrales53. Le 14 mai 1917, le consul Rössler adressait au chancelier allemand Bethmann-Hollweg, les notes prises par un ingénieur allemand Bünte : « Du 1er au 6 avril [1917],j'ai remonté le Khabour, en partant de Buseir sur l'Euphrate, accompagné du capitaine Loschebrand et du sergent Langenegger, et j'ai trouvé sur la rive gauche des quantités de crânes et de squelettes humains décolorés ; certains crânes étaient troués de balles. Par endroits, nous avons rencontré des bûchers, également avec des ossements et des crânes humains. C'est en face de Kichla Chéddadé que nous en avons vu les amas les plus importants. La population a parlé de l2000 Arméniens qui, rien qu'à cet endroit, auraient été massacrés, fusillés ou noyés. Arrivés là, nous avons quitté le fleuve et nous n'avons plus trouvé aucune trace sur la route du Sindjar54. » Andonian est très précis sur les crimes de Zéki bey: « Les déportés furent renvoyés de Deir-ez-Zor en groupes séparés, sous prétexte de les diriger vers Mossoul. Mais ils ne purent dépasser Chéddadé. Sur la route qui s'étend jusqu'à Chéddadé, Zéki bey choisit particulièrement les déserts de Marate et de Souvar; et, comme il n'était pas possible de détruire cette foule en la tuant, il créa une famine artificielle pendant laquelle les déportés mangèrent d'abord les ânes, les chiens, les chats et ensuite les cadavres des chevaux et des chameaux, et plus tard, quand ils ne trouvèrent plus rien à manger, ils rongèrent les cadavres humains, de préférence ceux des petits enfants. Ce n'était plus que des caravanes de possédés, dans lesquelles on pouvait rencontrer des scènes épouvantables qui n'ont point leur pareille dans les annales de l'humanité. [...] Les acolytes et les aides de Zéki bey étaient le député de Zor, Mouhammed, le kaïmakam d'Ana, Tourki Mahmoud, le commissaire Moustafa, le chef de la municipalité de Ras el-Aïn, Hussein bey, avec ses deux fils, le mudir de Souvar, Cheih Suleïman, le mudir de Chédaddé, Suleïman, le mudirde Hassitché, Eyssa Akhta, Tcherkès Eomar-ul-Hakim, le fonc- tionnaire des déportations, Abdullah pacha, etc. et nous ne citons que les plus importants55. » Plus loin, Andonian, raconte la mise à mort des orphelins arméniens par Abdullah pacha: « Abdullah pacha les transporta en voiture dans le désert de Marate et là il en asphyxia une partie dans des cavernes en y faisant brûler de l'herbe humide; il en fit sauter une autre partie à la dynamite et les restants qui ne pouvaient se mouvoir, étant très faibles et malades, il les brûla vivants en les couvrant d'herbe et en y mettant le feu56. » Aujourd'hui encore, dans le désert, près de Deir- ez-Zor, les enfants des villages vont dans « la grotte aux Arméniens » fouiller parmi les squelettes à la recherche d'alliances ou de dents en or. Quand Salih Zéki fut rappelé à Constantinople en novembre 1916, il emporta avec lui « plusieurs boîtes en fer blanc remplies de dizaines de milliers de pièces d'or représentant le pillage de ses victimes arméniennes57 ».

Ces récits se passent de commentaires. Le Circassien Zéki bey, ancien mutessarif de Césarée, où il s'était distingué dans les massacres d' Arméniens à Everek et Develi58 fut bien l'un des plus immondes bouchers de l'histoire. Le 18 novembre 1918, au cours d'un débat à la chambre des députés du Parlement ottoman, le député arménien d'Alep, dans un discours calme et mesuré, absolvait la nation turque du « grand crime ». Il cita Salih Zéki en rappelant « la page la plus déchirante de l'histoire ottomane, marquée par des atrocités contre les Arméniens offensant le ciel et la terre ». Il décrivit Salih Zéki comme s'étant vanté devant deux de ses « collègues » d'avoir détruit les Arméniens des nourrissons aux vieillards de soixante-dix à quatre-vingt ans. Un inspecteur civil qui était présent lorsqu'il prononça ces paroles lui aurait craché au visage59. L'acte d'accusation de la Cour martiale parle de Salih Zéki. Ali Souad, dans sa déposition devant la Commission Mazhar, déclare avoir appris d 'Agulah bey, ancien collaborateur du journal Tasfir Ejkiar que celui-ci avait demandé à Zéki : « On dit de toi que tu as exterminé 10000 Arméniens », et que Zéki aurait répondu: « J'ai de l'honneur. Je ne me contente pas de 10000, monte encore, voyons60. » La commission d'enquête Mazhar lança un mandat d'amener contre Zéki en décembre 1918. Il avait disparu de Constantinople dès novembre, aussitôt après l'armistice de Moudros.

 

La Direction générale de l'installation des tribus et des déportés était-elle donc, ainsi que le prétendent Orel et Yuca dans les documents qu'ils extraient des archives ottomanes comme autant de « preuves probantes », chargée d'accueillir, de vêtir et d'installer les déportés dont les biens avaient été soigneusement préservés par le gouvernement ? Ou bien n'était-elle qu'une structure complémentaire de l'Organisation spéciale, un autre rouage de la gigantesque machine d'anéantissement fabriquée par le Comité central de l'Ittihad ? Après de tels témoignages qui recoupent fidèlement les trois parties des documents Andonian -les télégrammes, les mémoires de Naïm bey et les commentaires d' Aram Andonian – on est bien forcé de conclure qu'il y a quelque indécence à persister à nier obstinément la vérité et beaucoup d'impudeur à accuser de falsification l'homme qui rapporte des faits confirmés de toutes parts.

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1)
Cf. supra.
2)
Y. TERN0N, Les Arméniens, histoire d'un génocide, op. cit., p. 239 et p. 242. ARAMAïS, Les massacres et la lutte de Mouch Sassoun, Genève, 1916.
3)
DAD.[1]. note 96, p. 354.
4)
R. DE NOGALES, op. cit., éd anglaise.
5)
Le Livre bleu anglais, op. cit., éd anglaise. doc. n° 23, pp. 88-91 ; éd française doc. n°13,pp. 211-215.
6)
J. NASLIAN, Mémoires de Mgr Jean Naslian, Beyrouth, Vienne, 1955, vol.1, p. 138 et p. 135 p. 146.
7)
Ibid.,note 62, p. 146.
8)
DAD.[1], note 96, p. 354.
9)
lbid., p 337.
10)
lbid., p 337, 338 et note 95, p, 354.,
11)
The Armenian Review (Boston), vol XXXVII, N° 1-145, spring 1984, p. 129.
12)
Archives..., op. cit., p. 200.
13)
FO 371/6500, folio 119 (386), rapport du 26 juillet 1920 (cité par DAD.[1], p.336 et note 88, p. 354).
14)
FO 371/5091, E14130, folio 32, Malta, rapport du 19 octobre 1920 (cité par DAD.[1], p. 335 et note 83, p.353).
15)
S. OREL, S YUCA, op. cit., pp.30-33.K. GüRüN, op cit, pp 380-384 V.B. SHIMSHIR, British Documents on Ottoman Armenians, Ankara, Société turque d'Histoire, 1983.
16)
FO 371/6503, E6911, folio 34, rapport du 1er juin 1921 (cité par DAD.[1], p. 336 et note 87, p. 354).
17)
VIERBüCHER, op. cit., p 118.
18)
A RAWLINSON, Adventures in the Near East, 1918-1922, Londres, 1923 p. 355.
19)
VIERBüCHER, op. cit., p 117.
20)
DAD.[1], note 95, p. 354.
21)
Justicier., op. cit., p 228.
22)
Bastendorff était ingénieur à la première section de la troisième division du chemin de fer de Bagdad entre Arada et Darbeesa (DAD[1], p. 322 et note 56, p. 351).
23)
DAD[1], p. 322, cite le Kölnische Zeitung (Cologne) du ler janvier 1917.
24)
La Renaissance (Constantinople), 13 décembre 1918 (cite une déclaration faite dans Vakit).
25)
FO 371/6504 El0319 (cité par DAD[1]. note 59, p. 351).
26)
DAD[1], note 55, p. 351.
27)
S OREL, S YUCA, op. cit., p.21. Le l6 mars 1920, les troupes britanniques, inquiètes de la formation d'un parlement pro-kémaliste. avaient occupé Constantinople Le général Wilson, commandant allié, avait aussitôt ordonné l'arrestation et la déportation à Malte de plusieurs ]eunes-Turcs et des partisans des nationalistes.
28)
A. ANDONIAN, op cit., p 31.
29)
KRI.[1], pp. 234-235.
30)
Acte d'accusation du procès des Unionistes, Justicier.., op. cit., p 264 ; A. ANDONIAN, op. cit., note pp. 31-32.
31)
DAD.[1], p. 335 et note 79, p. 353.
32)
A. ANDONIAN, op. cit., p 32.
33)
DAD.[1], p.334 et note 68, p. 352.
34)
DAD[1], p. 334 et note 69, p. 352.
35)
Rapport du consul Hoffmann dans Türkei 183, vol.41, A2889 (contenu dans un rapport de Rössler du 3 janvier 1916), archives allemandes de Bonn, chap.6 du tome 2.
36)
Archives..., op. cit., p 161.
37)
A. ANDONIAN, op. cil, pp.74, 77-78 Cf. supra, doc. N° 49.
38)
Cf. supra, doc. n° 22, 47 et 48.
39)
Andonian parle de Tchetchènes Il s'agit en fait de Tcherkesses ou Circassiens, une population qui avait à la fin du XIX e siècle massivement émigré de Russie dans l'Empire ottoman.
40)
A. ANDONIAN, op. cit., p 47
41)
Archives..., op. cit., p 200. Télégramme adressé d'Alep le 6 avril 1916.
42)
Ibid., p.204 (Alep, le 27 avril 1916).
43)
lbid, p.216 (Thérapia, le 10 juillet 1916).
44)
DAD.[1], p. 335 et note 80, p. 353 Cette déclaration est confirmée par l'acte d'accusation du procès des Unionistes.
45)
FO. 371/2781/201201 et FO 608/247, folio 77, du 8 avril 1919 (cité par DAD.[1], note 72, p.352).
46)
Archives.. op. cit., pp 182-183.
47)
Ibid., pp 203-204 (Alep, le 27 avril 1916).
48)
Ibid., p. 219.
49)
A. ANDONIAN, op. cit., pp. 80-81.
50)
Cf. supra, doc. n° 42.
51)
Le rapport Bernau figure dans la traduction française du Livre bleu anglais (op. cit) comme doc. n° 73, pp.517-523 (citation, p.522).
52)
Archives..., op. cit., pp.227-228 (Alep, le 5 septembre 1916).
53)
The Armenian Review (Boston), vol.XXXVII, n° 1-145, spring 1984, pp. 137- 145.
54)
Archives..., op. cit., pp. 254-255. 
55)
A. ANDONIAN, op. cit., p 81 et p. 83.
56)
Ibid., p. 140.
57)
Joghovourt (Constantinople) du 21 décembre 1918 (cité par DAD[1], p. 333)
58)
DAD.[1], p. 332.
59)
Journal d'Orient (Constantinople) du 19 novembre 1918 (cité par DAD[1], p.333 et note 66, p. 352).
60)
Justicier.., op. cit., p 266.
Ternon, Yves. Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989
Description : 229 p. couv. ill. 24 cm
ISBN : 2-86364-052-6
72, cours Julien 13006 Marseille (France)
ed.parentheses@wanadoo.fr
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Nous remercions Yves Ternon et les éditions Parenthèsed de nous avoir autorisés à reproduire ce livre

 
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