RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

57 - DIKRAN DJAMBAZIAN, de Tarse*

Le massacre des enfants

Aux enfants de Deir-Zor vinrent s’adjoindre beaucoup d’autres qui étaient amenés par la route de Meskéné. Lorsqu’ils furent rassemblés, ils étaient plus de deux mille. Ils étaient tous entassés dans un grand Khan, où ils leur donnaient pour seule nourriture des morceaux de pain bien insuffisant. Cette situation a duré six mois. Ils disaient que pour dix enfants une ration quotidienne était un morceau de 100 grammes. Par suite de la famine, les maladies se développèrent parmi les garçons. On dénombrait quotidiennement vingt à trente décès. Nombre d’enfants fuyaient, ramassaient les os dans les rues et, les broyant à coups de pierre, les mangeaient. Les peaux de pastèques constituaient la plus courante de leurs nourritures. Il leur arrivait souvent de les ramasser dans la boue et de les manger sans même les nettoyer. Il y avait aussi ceux qui s’alimentaient dans les lieux d’aisance ou encore ceux qui ramassaient dans les rues les cadavres des animaux crevés et les mangeaient.

Au début du septième mois, ils adjoignirent aux enfants encore en vie les gamins trouvés dans les rues ou ramenés des environs. Puis ils les entassèrent tous dans des chariots pour les sortir de la ville. Ce travail n’était pas facile. Les garçons s’enfuyaient sans arrêt: il fallait les poursuivre et les attraper. Mais le temps de les récupérer, d’autres s’étaient déjà évanouis dans la nature, et cela se répéta à de multiples reprises. Au cours de ces recherches, plusieurs garçons furent tués et beaucoup furent blessés, car ils leur lançaient dessus de grosses pierres et les bastonnaient avec de gros bâtons. Ils cassaient les jambes de ceux qui s’étaient enfuis à deux ou trois reprises, afin de les immobiliser. Une folie infernale règnait autour des chariots. Zéki bey surveillait parfois ces convois. Sur son ordre, personne n’était autorisé à s’approcher des chariots.

Les chariots quittèrent ainsi la ville les uns à la suite des autres. Il y avait comme une ambiance annonciatrice de mort dans ce convoi. Des meutes de chiens suivaient les voitures. Pour apaiser la population, ils déclarèrent que les orphelins étaient amenés dans des lieux plus appropriés où tous les soins nécessaires leur seraient prodigués afin qu’ils deviennent dans le futur des sujets fidèles au pays. Mais tout le monde était sceptique: ils comprenaient que les pauvres petits étaient emmenés pour être exterminés.

Lorsque les voitures se furent éloignées, les cadavres des garçons tués restèrent dans les rues. Des femmes déportées voulurent les enlever et les enterrer, mais les policiers les en empêchèrent, en disant qu’ils le feraient eux-mêmes. Ils restèrent ainsi toute la journée. Parfois les chiens s’approchaient et les déchiquetaient. Au cours de la nuit, ils furent effectivement emportés, mais personne ne sut ce qu’ils avaient fait d’eux.

Les chariots transportant les enfants avaient lentement avancé jusqu’à Cheddadiyé. Le voyage avait duré deux jours et ils ne leur avaient absolument rien donné à manger. Les chariots revinrent vides. Quoi que des ordres stricts aient été donnés pour que les faits restent secrets, nous avons malgré tout fini par apprendre qu’ils avaient enfourné les petits dans un gouffre, allumé des bûchers et fait griller les enfants. Ils avaient brûlé vif un autre groupe en mettant le feu aux buissons secs se trouvant sur les lieux, puis avaient jeté les cadavres dans le fleuve Khabour.

* Note d’Andonian: «Ce même Dikran Djambazian, qui fut plus tard sauvé et ramené à Alep, [me] fournit par ailleurs les informations suivantes au sujet du massacre des enfants, qui eut lieu avant la mise en route des convois de Deir-Zor vers les lieux de mort. Andonian».