RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

58 - PIPE KARADEMIRDJIAN

Témoignage d’une rescapée
parmi les dizaines de milliers de martyrs de Deir-Zor*

Le témoignage rapporté ici est de la main de la fille de mon frère Vartivar, Pipé Karadémirdjian, originaire du village de Gaban, situé à dix-huit heures au nord-ouest de Marach.

Celle-ci fut, avec les quelque trois cents foyers du village où elle vivait, déportée via Marach, Ayntab, Ourfa, Birédjik, Rakka et Deir-Zor et arriva, après soixante jours d’un voyage terrible, au village dit Méadin, situé à neuf heures [au sud] de Deir-Zor. Dans l’année qui suivit, elle perdit, dans ce même village, ses trois enfants victimes de la famine.

à la fin du mois de juillet 1916, tous les déportés établis tout le long de l’Euphrate, à Bab, Meskéné, Hamam, Sékba, ainsi que tous les déportés de Deir-Zor furent rassemblés sur les rives de la rivière Khabour, au lieudit Souvar Kalessi — seuls les déportés de Rakka, huit à dix mille Arméniens, échappèrent à la mort grâce à la population locale et au sous-préfet d’Ourfa qui refusèrent d’appliquer les instructions reçues du sous-préfet de Deir-Zor exigeant qu’ils soient expédiés. à la même époque, cette même Pipé fut, en même temps que tous les déportés de Méadin, envoyée à Souvar Kalessi. Après quoi, le récit de Pipé est le suivant**.

Dès que nous sommes arrivés au lieu maudit connu sous le nom de Souvar, j’ai constaté que certains s’inscrivaient pour être envoyés à Méadin. Nous avions nous-mêmes un mulet et nous avons dû nous inscrire également. Nous y sommes allés, mais malheureusement, après y avoir séjourné à peine un mois, ils nous ont renvoyés à Souvar. à cette époque, ils amenaient certaines personnes à Cheddadiyé et de là vers le lieudit Hassedjı où ils les tuaient. La méthode d’extermination des convois de la mort était la suivante: des Tchétchènes et des Tcherkès armés prenaient toutes les mesures nécessaires pour éviter que le moindre déporté en réchappe; ils ne laissaient personne s’éloigner des tentes ou même aller chercher de l’eau sans autorisation. Par ailleurs, pour empêcher ceux qui savaient nager de passer de l’autre côté de la rivière, ils avaient tout spécialement installé des Arabes sur l’autre rive, lesquels attrapaient les fuyards et les ramenaient. Quand ils les escortaient dans le lieu dit «assassinoir», ils laissaient aux Arabes le soin de les piller et de les exterminer.

Ils nous emmenèrent également, avec un convoi de déportés formé de près de trois cents familles d’origines diverses, sur les rives du Khabour. Après un jour de voyage, ils séparèrent du convoi nos époux, les éloignèrent un peu et les achevèrent. Le jour suivant, ils nous — c’est-à-dire les femmes et les enfants — mirent en route et c’est en marchant sur des cadavres que nous sommes passés à Cheddadiyé, où nous avons découvert quelques femmes assoiffées et affamées, et conséquemment livides, qui avaient échappé à la mort. Parmi ces femmes, j’ai vu la femme de mon frère, Tervant, qui tenait d’une main un évangile et de l’autre un sabot de cheval qu’elle mettait au feu pour le manger. Dès qu’elle m’a vue, elle a commencé à pleurer et m’a dit: «Voici trois jours que je survis avec ce sabot de cheval. Mon seul enfant chéri est mort. Je ne souffre pas de sa disparition, mais je pleure parce que j’ai appris que d’autres, en me gardant dans l’ignorance, ont volé son cadavre, l’ont cuit, puis mangé. C’est cela qui me tourmente».

Le lendemain, j’ai pu mettre la main sur un morceau de pain auprès des Arabes du coin.. Ce pain, je l’ai donné à ma fille qui pleurait de faim. Quand la petite a pris le pain dans sa main, elle a commencé à pleurer en me regardant. Je lui ai demandé pourquoi elle pleurait; pourquoi elle ne mangeait pas son pain. Elle m’a alors lancé un regard à la fois formidable et pathétique et m’a dit: «Akh... Mère, quand tu t’es absentée, cette femme a tué son enfant et elle est maintenant en train de le cuire pour qu’ils le mangent. Vas-tu faire la même chose avec moi?» Sur ce, les yeux pleins de larmes, je me suis efforcée de réconforter ma chérie. J’y suis parvenue avec difficulté et je lui ai fait manger le pain. Sur le même lieu, des Arabes amenèrent du blé et commencèrent à le vendre pour une livre or la mesure. Malheureusement, lorsque les Tchétchènes ont appris cela, ils ont commencé à torturer les femmes en disant: «Misèrables guiavour, vous avez donc encore de l’argent. Pourquoi ne pas nous avoir demandé à nous de vous en apporter ? Dorénavant, vous allez devoir manger des racines». Toutefois, lorsqu’ils apprenaient que quelqu’un avait avalé des pièces d’or, ils l’éventraient et fouillaient tous les intestins. Les femmes qui assistaient à ces carnages, comprenant que leur argent est d’une certaine manière leur ennemi, jetaient l’argent qu’elles possédaient auprès d’elles dans le fleuve pour qu’il ne passe pas aux mains de ces chiens.

Ces ignominies ont duré vingt jours, puis ils nous ont mis en route en annonçant qu’ils allaient nous renvoyer dans nos foyers. En cours [de route], certains enlevèrent les jeunes filles et les brus les plus belles, tandis que d’autres abattaient les traînards en leur reprochant de trop rester en arrière, ou que d’autres encore plantaient de petits enfants [dans le sol] en guise de signalisation. C’est à ce moment précis qu’ils ramenèrent en charrettes nombre de gamins de Meskéné, qu’ils achevèrent tous un peu plus loin. Ils les ont étranglés et jetés à l’eau, alors qu’ils avaient amené de Deir-Zor les petits en leur disant qu’ils les transféraient dans un orphelinat.

C’est sur ces entrefaites qu’un Tcherkesse me frappa le pied droit. Pour éviter le pire, j’ai couru de toutes mes forces pour ne pas rester à la traîne derrière mes camarades. Enfin, après nous avoir amenées au pied d’une colline, ils commencèrent à nous séparer par petits groupes qui étaient envoyés chacun dans une direction. Quand nous avons vu les dispositions qu’ils prenaient, nous nous sommes réjouies en pensant que nos tortures allaient prendre fin et que nous allions enfin mourir. Mon groupe fut également escorté à quelque distance de la colline, près d’une cavité souterraine dont l’entrée était de la grandeur d’une auberge, puis ils commencèrent à précipiter les gens au fond. J’attendais alors mon tour en tenant la main de ma fille. Il est arrivé et nous fûmes poussées. Puis j’ai ouvert les yeux et j’ai vu qu’un Arabe était arrivé pour me piller. Je n’étais pas, ainsi que ma fille, en trop mauvais état, car nous étions tombées sur les cadavres des gens précédemment précipités. Quand j’ai vu le pillard arabe, je lui ai obéi bien volontiers et je l’ai supplié de mettre fin à ma vie. Mais au lieu de me tuer, il me donna deux coups à l’épaule et trois aux côtes avec le sabre qu’il tenait à la main et s’en alla. J’ai alors totalement perdu connaissance et je n’ai entendu qu’une voix qui disait: «Mère, Mère! où es-tu? Ne m’as-tu pas dit que tu ne m’abandonnerais pas. Pourquoi m’abandonnes-tu?» C’était la voix de ma fille. Mais quelle importance: je n’étais plus en mesure de l’aider ni par la parole ni physiquement, et je n’étais pas même capable de lui répondre. Jusqu’aujourd’hui cette voix ne quitte pas mon oreille et me tourmente.

à ce moment précis, quelques Arabes tentaient d’extraire du gouffre en question une très belle jeune fille originaire de Mersin: ils voulaient l’amener sous leur tente, mais la fille luttait de toutes ses forces pour ne pas y aller et leur dit: «Si vous le voulez, tuez-moi, [mais] je ne viendrai pas avec vous; je refuse votre Mouhammed». En entendant ces propos, les Arabes quelque peu décontenancés recommencèrent de plus belle à torturer la pauvre fille: ils lui coupèrent les deux pieds à la cheville et les bras au niveau des coudes, puis, tenant sa tête par les cheveux, commencèrent à l’écorcher vive. Quand ils en eurent fini, il rejetèrent la pauvre fille dans le gouffre. Sur le point de trépasser, la jeune fille a articulé la phrase suivante: «Mon Dieu, je sais que tu vas accomplir sur eux notre vengeance. Mais pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. Oh' Dieu, prends mon âme... où que quelqu’un veuille bien mettre fin à ma vie, car je n’en peux plus». Finalement, un Arabe la tua.

Après être restée quatre jours parmi les cadavres, un Arabe est descendu dans le gouffre et a crié: «Femmes, que celles d’entre vous qui sont encore vivantes viennent, je vais les amener sous les tentes». éberluée, j’ai dû suivre cet Arabe, avec huit autres femmes. Il m’a emmenée sous sa tente, m’a donné des vêtements et en trois mois je me suis rétablie de mes blessures. J’ai appris que les huit femmes qui étaient venues avec moi avaient été jetées dans l’Euphrate car leurs blessures n’étaient pas guérissables.

Après m’être entièrement remise, l’Arabe qui m’avait ramenée me donna à un autre Arabe de la tribu des Chammar en échange de deux moutons. Cette tribu étant nomade, nous allâmes l’hiver venu dans les environs de Bagdad. Quant à moi, je profitai de la première occasion pour m’enfuir à Bagdad où je suis entrée au service d’un fonctionnaire comme servante. J’étais lasse des lourdes tâches que j’avais à accomplir. Un jour, je suis sortie avec l’intention de m’enfuir et un homme que je rencontrai me dit: «N’es-tu pas une de ces déportés arméniens? Viens, je t’amène à l’église où je te confierai au curé. Tu y seras tranquille». Après avoir entendu ces propos, je fus transportée de joie et suivis l’homme. Mais celui-ci me fit sortir de la ville et me livra de force à un nomade arabe. Le printemps étant arrivé, ces Arabes partirent vers les monts de Sındjar et je me suis encore débrouillée pour trouver le moyen de fuir. Trois jours après, je me suis retrouvée parmi les Syriens [chrétiens] de Sindjar où j’étais en sûreté, mais où j’étais d’une certaine manière retombée aux mains d’un Arabe. Auprès de ce dernier, j’ai été soumis à un labeur particulièrement pénible: je devais quotidiennement ramener deux charges de bois et aller chercher de l’eau avec de grands seaux. Dans le cas contraire, j’aurais mérité toute la compassion possible. Par la suite, je me suis également enfuie de chez celui-ci et j’ai pris la route de Mardin. En m’approchant de la ville, j’ai rencontré un paysan qui cultivait son champ. Je lui ai demandé en arabe la route de Mardin, mais il s’agissait en fait d’un Kurde. Quand il a compris que j’étais arménienne, il m’a enlevée et amenée sous sa tente. Après m’avoir fait travailler pendant deux mois, il me vendit pour trois moutons à un très vieux Kurde en guise de femme. Je me suis également enfuie de chez lui et je me suis retrouvée dans un groupe de personnes travaillant sur la ligne de chemin de fer, près de Nissibine, où j’ai épousé un Italien du nom de Dionizi. J’y suis restée durant un an et demi. Les Anglais sont alors parvenus jusqu’à Mossoul. En conséquence de quoi mon époux fut pris comme otage par Ali Ihsan pacha qui me fit, en qualité de déporté arménienne, expédier à Alep par train, quoi qu’après avoir obtenu trente livres ottomanes, celui-ci ait inscrit dans son passeport italien la femme d’un autre Italien se trouvant dans le même cas — marié à une Arménienne — et il leur donna un document leur permettant de vivre ensemble.

Quand je suis arrivée à Djarablous, j’ai appris que mon oncle paternel, Garabèd M. Kéténdjian, se trouvait à Birédjik. Je l’ai rejoint et je me trouve maintenant avec lui à Ayntab. De mes proches parents, au nombre de quatre vingt dix-huit, j’ignore où se trouvent deux d’entre eux, tandis que je suis la seule des quatre vingt seize autres à être encore en vie. Quatre vingt quinze sont morts en déportation sous le sabre ou le poignard et j’ignore jusqu’à présent où ils sont tombés. J’implore Dieu pour qu’il me donne [la force] de supporter [cela].

Pipé Karadémirdjian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 106-108.
Note d’Aram Andonian: «Ces informations me sont pervenues d’Ayntab après la chute d’Alep. Andonian».
** Le nom de l’auteur de cette brève introduction, l’oncle de Pipé, est révélé à la fin du témoignage de la jeune femme: Garabèd M. Kéténdjian.