RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Meskéné

35 - Témoignage anonyme parvenu à Alep*

Dans Meskéné en octobre 1917

Le 21 septembre 1917, nous sommes — à trente-huit personnes au total — partis de Rakka pour passer à Meskéné, en espérant que de là nous pourrions réussir à nous rendre à Alep. Nous sommes allés vers Meskéné par la rive du Djéziré, car nous étions dans l’impossibilité de traverser l’Euphrate. De loin, nous pouvions voir les camps de la rive opposés, dont la plupart avaient été complètement vidés.

Lorsque nous sommes arrivés en face du camp de Hamam, six Arabes nous ont attaqués et nous ont volé pas mal de choses. Un autre groupe a achevé leur travail en emportant ce qui restait et les vêtements de la plupart d’entre nous. Plusieurs se sont retrouvés pratiquement nus. Peu après, d’autres Arabes sont arrivés et, voyant qu’il ne restait plus rien pour eux, repérèrent une jeune fille de dix-huit ans, originaire de Deurt-Yöl, du nom de Brabion, et sa mère, ainsi qu’une gamine d’à peine douze ans, Zabèl Imasdounian, et décidèrent de les emmener avec eux. La fillette résistait et hurlait «Maman, Papa». Mais sans prêter attention [à ces cris], les Arabes empoignèrent leurs victimes et s’apprêtaient à partir lorsque le père de Zabèl accourut auprès d’eux pour reprendre sa fille. Un des Arabes lui asséna alors sur la tête un coup dee massue et l’étendit raide. La mère de la fillette, qui était accourue en voyant tomber son époux, subit le même sort.

Nous avons été contraints d’abandonner ces malheureux et, en continuant notre chemin, nous sommes parvenus jusqu’à la tente d’un cheïkh. Des gendarmes étaient là et suggèrent au cheïkh de prendre les enfants qui se trouvaient avec nous et de les islamiser. Pour le convaincre, ils disaient: «L’ état vous a envoyé ces infidèles en guise d’offrande. Pourquoi n’en profitez-vous pas?» Mais le cheïkh ne prêta pas attention à leurs suggestions.

Après avoir quitté ce coin, nous avons pas mal avancé. Nous étions arrivés en face d’Abou-Harar, lorsque des Arabes nous attaquèrent et enlevèrent les fillettes âgées de six à douze ans. Elles étaient originaires d’Evérèk, d’Adana et d’Akbès. Nous n’avons pas pu nous y opposer. Les Arabes se sont éloignés avec les petits.

Nous nous sommes retrouvés comme interdits sur ces rives de l’Euphrate, d’où nous pouvions voir le camp de Meskéné. Nous voulions traverser le fleuve et monter à Meskéné, mais nous ne savions pas comment y parvenir. C’est alors qu’un Arabe s’est approché de nous et nous a dit, en montrant un gamin de quinze ans originaire de Féké ([canton] de Sis), que si nous lui laissions le garçon, il nous montrerait l’emplacement d’un gué d’où il nous serait facile de passer sur l’autre rive. Les parents du garçon acceptèrent, quoique la séparation eût été particulièrement déchirante. L’Arabe tint parole et, après nous avoir guidés un bon moment, nous montra effectivement un gué par lequel nous sommes facilement passé de l’autre côté.

Pour notre malheur, nous avons rencontré un groupe de gendarmes qui nous ont demandé où nous allions ainsi. Nous leur avons répondu que nous avions été pillés et dénudés et que nous étions à la recherche de pain. Au cours de l’interrogatoire, nous avons également dû révéler que nous venions de Rakka, car nous avions entendu dire qu’il se construisait des immeubles à Meskéné et que nous pourrions, en travaillant, nous procurer de quoi gagner un morceau de pain sec.

L’un des gendarmes nous dit alors que si nous consentions à leur livrer une jeune fille, il nous autoriserait àà continuer notre chemin vers Meskéné. L’homme originaire de Féké dont le fils avait été laissé à l’Arabe qui nous avait montré le passage du gué, avait une fille de dix-huit ans. Le gendarme choisit cette fille et dit: «Donnez-moi celle-ci et passez». Le père de la fille, qui avait déjà sacrifié son garçon, s’y opposa. La fille refusait d’ailleurs de le quitter. Les gendarmes commencèrent alors à nous battre à coups de gourdin. Après nous avoir bien bastonnés, ils nous ont amenés vers Dipsi, en nous menaçant: «Qui sait pourquoi vous vous êtes enfuis de Rakka. Vous êtes des espions, nous allons vous renvoyer à Rakka. Nous les avons suppliés, mais toutes nos tentatives pour attirer leur compassion sur notre situation misérable se sont révélées vaines. Ils nous emmenèrent vers le bas, nous firent arrêter près d’un camp d’Arabes, puis appelèrent l’originaire de Féké et sa fille et leur dirent: « Pourquoi vous montrez-vous aussi obstinés. Si nous le voulions, croyez-vous que nous ne pourrions pas prendre de force cette jeune fille. Donnez-là donc volontairement, sinon nous allons vous ramener à Rakka où, vous et vos compagnons, vous n’avez pas à attendre grand chose d’autre que la mort».

C’est ainsi qu’ils sont parvenus à convaincre l’homme et ont pris la fille. La même nuit, un autre gendarme enleva une femme originaire d’Akbès. Jusqu’au petit matin, ils ont violé sans répit la femme et la fille, qui nous ont été rendues plus tard. Dès lors, les gendarmes nous ont laissés tranquilles et nous sommes arrivés, ce même jour, à la nuit tombée, à Meskéné.

Le trajet le plus court de Rakka à Meskéné nous avait duré près de huit jours et nous avions perdu en route quinze compagnons.

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52bis, La ligne de l’Euphrate, Meskéné, ff. 83-84. «Le témoignage qui suit m’a été adressé en novembre 1917, de Meskéné à Alep, dans une lettre sans signature qui nous est parvenue par l’intermédiaire d’un jeune homme qui avait réussi à s’enfuir de Meskéné. Andonian».