RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Meskéné

36 - ARAM ANDONIAN

Les bulletins manuscrits arméniens à Meskénée*

Les déportés, si ce n’est leur totalité, une partie au moins, suivaient l’actualité au jour le jour, voire heure par heure, concernant non seulement les deux grands camps distincts de Meskéné, mais aussi tout ce qui pouvait se passer dans d’autres camps, grâce à des bulletins manuscrits d’un feuillet qui circulaient de mains en mains. On peut prendre connaissance, sur la page suivante, d’un exemplaire de ces journaux.

Rédigées à la hâte, ces informations n’étaient pas toujours exactes: mais quel journal peut affirmer que ses informations sont toujours exactes? Ces bulletins constituaient la presse des déportés. Elles étaient rédigées par des gens fiables et étaient envoyées à des personnes sûres qui les transmettaient à d’autres personnes de confiance. Nous appliquions des mesures de confidentialité telles que durant des mois nous avons pu faire fonctionner ce système dans Meskéné, sans qu’un seul des espions arméniens qui sévissaient dans le camp ne parvienne à découvrir quoi que ce soit. Nombre de ces feuilles publiaient également les noms des espions se trouvant dans les convois nouvellement arrivés, dans la rubrique «Liste noire».

Le grand spécialiste de ces activités était Krikor Ankout (par la suite, après la chute d’Alep, il organisa dans cette même ville une presse murale). [Mais] ce n’était pas une invention à lui. Sur toutes les routes de la déportation, partout où on pouvait trouver un morceau de bois, une borne kilométrique, un mur, etc., on trouvait immanquablement une inscription en arménien. Ceux qui passaient les premiers laissaient ainsi des informations très précieuses à leurs suivants. Ces derniers ajoutaient de nouvelles données à ce qu’ils avaient lu, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus de place pour écrire.

Entre les camps, notamment à Meskéné, existait un échange de journaux manuscrits qui transmettaient des informations concernant, d’une part, Bab et Mounboudj et, d’autre part, Dipsi et Abouharar.

Dans le camp de Meskéné, nous avions jusqu’à trois, voire quatre, «éditions» quotidiennes de ces feuilles, notamment les jours d’arrivée de nouvelles caravanes. Les journalistes se mêlaient alors immédiatement aux déportés fraichement arrivés pour récupérer toutes sortes d’informations, les inscrivaient sur des bouts de papier et les adressaient rapidement au camp, à des personnes préalablement désignées.

J’ai également rédigé pas mal de ces bulletins, mais je n’en conserve pas un seul exemplaire. Généralement, ces feuilles n’étaient pas datées, car nous n’avions pas une idée précise de la date exacte. Nous apprenions à l’occasion que nous nous trouvions dans tel ou tel mois de l’année. Ces bulletins d’informations ont continué à paraître à Meskéné après notre fuite. Par la suite, certains nous parvinrent jusqu’à Alep. Du reste des bulletins rédigés à Alep arrivaient également à Meskéné, ceux-ci étant bien sûr beaucoup mieux préparés et plus fiables. Généralement, les rédacteurs se gardaient bien de mentionner avec exactitude leurs noms, afin que, dans le cas où la feuille tomberait entre les mains d’un Turc, ces hommes ne risquent pas de représailles. Il est peut-être inutile d’ajouter que tous ces bulletins étaient en fait anonymes. Certains parvenaient à indiquer la date exacte, mais ne le faisaient que rarement, pour des raison de sécurité, afin que dans le cas où quelqu’un serait attrapé, il puisse dire qu’il s’agissait d’un vieux papier trouvé par terre.

[A.] Andonian

Traduction d’un exemplaire du
Messager de Meskéné

Huit cents orphelins ont été expédiés, dans dix-sept voitures, avec huit jeunes filles originaires de Tarse. Ils ont été brûlés vifs en même temps que les orphelins de Deir-Zor (c’est Hakkı bey qui les a expédiés).

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Vingt-sept mille personnes d’Intili ont été emmenées par le chef des bataillons d’Adana et quatre cents gendarmes. Deux heures après, sur la route de Marach, ils ont séparé les hommes; en chemin, ils ont pendu les jeunes filles par les cheveux; des dizaines de milliers de personnes sont mortes sur la route, seul huit cents sont arrivées à Marach. De là, ils les ont envoyées à Ras ul-Aïn. En présence des prisonniers anglais, ils ont achevé à la baïonnette cinq personnes.

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Dans Marach, ils ont étranglé les Zeytouniotes avec des outils ///.

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Entre Akbès et Bab, ils ont tué plus de cinq mille hommes. Les gendarmes hadji Moustafa [et] hadji Chükri, et le mukhtar hadji Ahmed d’Azizié, le mukhtar de Savran seïd Mouhammed et Médjid bey ont assassiné à coup de bâton, dans le village de Dabol, Hovhannès Garabédian, de Sparta, et ils ont emmené son épouse (du nom de Voski), tandis que sa fille (Mariam-Gül) s’est suicidée pour ne pas tomber entre leurs mains.

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Ils ont amené au village de Savran deux chariots de garçons, soit près de dix personnes, que le mukhtar Mehmed (=le seïd Mouhammed du paragraphe précédent) a récupérés.

Autres exemples d’informations communiquées dans ces bulletins

Voici quelques informations extraites de bulletins du même type, usés au point qu’il n’est plus possible de les conserver.

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— Le nouveau müdür est arrivé à Meskéné. C’est un Tcherkès dénommé Husseïn effendi. Le jour de son arrivée, on dénombrait vingt mille émigrés dans cet endroit maudit. Ils y étaient internés dans de très mauvaises conditions. Le müdür a mis un peu d’ordre, désigné un médecin, un pharmacien, etc., et promis qu’il ne procéderait pas à des déportations.

— Hier, nous avons appris que le médecin désigné est un instituteur arménien originaire de Zako. Quant au pharmacien, il se dit que c’est un vrai, mais qu’il n’a pas de médicaments à disposition.

— Il y en a qui disent que le müdür n’a pas instauré les services d’un médecin et d’un pharmacien pour le bien-être des déportés, mais pour prémunir sa personne de toutes les maladies qui sévissent ici. Du reste, ceux-ci restent constamment près de sa tente.

— Dès que le nouveau müdür est arrivé, des ordres sévères sont arrivés d’Alep demandant à ce que les déportés ne restent pas ici plus de vingt-quatre heures et soient expédiés vers Deir-Zor. Tout le monde est inquiet.

— Une nouvelle circule indiquant qu’ils allaient également expédier les déportés par la rive de la Djéziré, c’est-à-dire par la rive gauche de l’Euphrate, et que les convois seraient envoyés dans des conditions très dures. Il n’y a aucun espoir pour les malheureux qui seront expédiés par la rive de la Djéziré d’arriver où que ce soit. Il n’y a aucun point d’eau sur cette route et le climat y est particulièrement mauvais. La plupart tomberont dans le désert séparant Meskéné de Rakka. Les déportés qui sont arrivés très tôt à Meskéné ont raconté aujourd’hui que lors de leur venue, plusieurs convois ont été expédiés par cette route et qu’ils n’avaient plus jamais entendu parler d’eux.

— Confirmée. Le müdür Husseïn effendi a affirmé à quelques personnes qui sont proches de lui qu’il n’allait pas mettre à exécution l’ordre d’expédier les déportés par la route de la Djéziré et qu’il était, à ce sujet, en discution avec Alep. Ces mêmes personnes disent que cet ordre d’expédier les déportés par la Djéziré émane d’Abdullahad Nouri, directeur de la Sous-direction des déportés d’Alep.

— Les déportés récemment arrivés ont rapporté que les gendarmes arabes qui les ont escortés avaient été très durs avec eux en chemin. Quelques déportés s’en sont plaints auprès du müdür Husseïn effendi. Ce dernier a carrément déclaré qu’il n’avait plus confiance dans les gendarmes arabes, qu’il avait remplacé nombre d’entre eux, mais que les nouveaux ne sont pas mieux et que bien souvent ils font appel à leurs prédecesseurs. Le müdür a promis d’écrire à Alep pour que les prochains convois soient escortés par des gendarmes turcs. Ils disent cependant que cette demande donnera des effets contraires pour des raisons évidentes...

— Des ordres spéciaux extrêmement sévères sont arrivés concernant le primat d’Ismit, Mgr Hovaguimian, pour que ce dernier soit immédiatement envoyé à Deir-Zor. Husseïn effendi n’en a pas discuté avec Mgr Hovaguimian.

— Aujourd’hui, deux Arméniens se sont battus pour un morceau de pain. Tous deux se plaignaient de ne pas avoir mangé une seule miette de pain depuis plusieurs jours, et qu’ils n’avaient même pas une pièce de monnaie dans leur poche [pour en acheter]. Les gendarmes ont assisté à la bagarre sans intervenir. C’était pour eux une occasion de se distraire. Au cours de la lutte, la ceinture de l’un des combattants s’étant détachée est tombée en faisant un bruit métallique. Les gendarmes se sont immédiatement précipités et ont pris la ceinture qui était pleine d’argent sonnant et trébuchant. L’homme a oublié la bagarre, a exigé sa ceinture et s’est mis à crier. Mais une ou deux gifles ont suffi pour le contraindre à s’en aller. Quant à l’autre combattant, il a eu la sagesse de fuir quand les gendarmes ont voulu le poursuivre. En soirée, nous avons appris qu’ils avaient également trouvé de l’argent sur lui.

— C’est un Tcherkesse de Mounboudj, un certain Ömer qui a réussi à voler les bijoux et autres [biens] des [déportés] d’Ak-Chéhir en leur promettant qu’il les amènerait à Alep. Nous avons appris qu’il se trouve actuellement à Mounboudj.

Pour se rendre à Alep, ces gens n’avaient pris aucune des femmes de leurs familles avec eux. Ils avaient réussi à obtenir, moyennant un pot-de-vin, l’autorisation du müdür de se rendre à Alep, en prétextant que les hommes uniquement se rendraient à Alep «pour le travail», mais en fait ils songeaient à y vendre les bijoux qu’ils détenaient. Le müdür les fit escorter par le susmentionné Ömer, tcherkesse comme lui, pour paraît-il veiller à leur sécurité. Et c’est cet Ömer qui les avait dévalisés en cours de route. Il est certain qu’Omer a partagé le butin avec Husseïn effendi.

— Aujourd’hui, ils ont amené de Munfiriyé un homme (seul) du nom de Ghougas Derdérian. Ils l’avaient [d’abord] expédié à Alep. Il a affirmé que dans peu de temps Constantinople et Smyrne allaient également être vidées et que des préparatifs avaient lieu sur les routes, ici et là, pour interner les déportés arméniens de ces deux villes.

— De Constantinople ont été déportés le libraire Boghos Balients et l’ancien membre du Conseil politique [arménien du patriarcat] Diran Erganian effendi. Tous deux sont morts en chemin avant d’être parvenus à Islahiyé**.

— Le traître Haroutiun Meguerditchian est venu à Alep: on ignore dans quel but.

— Nous avons appris du mukhtar Ibrahim que Meguerditchian, qui est accompagné d’un journaliste turc, est allé à Ourfa.

— Dernière minute: Ne descendez pas. Ne descendez pas.

Deux lignes suffisent pour expliquer la signification de la dernière information communiquée par le bulletin ci-dessus. «Ne descendez pas» signifie «n’allez pas à Deir-Zor». A cette époque, Zéki bey était allé s’établir à Deir-Zor et les massacres avaient déjà commencé. Jour après jour, nous allions recevoir des informations de plus en plus détaillées sur les massacres, notamment par des rescapés du grand convoi des Enézé, auquel des Arméniens avaient — non sans une grande habileté — réussi à se mêler.

«Ne descendez pas» était en quelque sorte devenu le mot d’ordre du camp, où tous travaillaient, en soudoyant ou en tentant de se rendre agréable, pour échapper aux convois de la mort.

Je me suis enfui à Alep alors que les informations devenaient de plus en plus préoccupantes.

[A.] Andonian

 

* BNu, Fonds Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52bis, La ligne de l’Euphrate, Meskéné, ff. 85-90.

** Note d’Andonian: "La nouvelle relative à Balients est fausse. Balients n’a pas été déporté. Erganian a effectivement été exilé et est mort en chemin, ainsi que je l’ai appris un peu plus tard à Alep de sources sûres. Andonian"