RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Bab, Lalé et Téfridjé

11 - ARAM ANDONIAN (recueilli par)

La situation à Bab lors du départ du dernier convoi de 1916*

Sans exagérer, quotidiennement cinq cents personnes, ou parfois plus, mouraient. Il n’est pas inutile de rappeler comment ces morts étaient enterrés. Ce ne sont que quelques familles en ayant les moyens qui faisaient enterrer leurs morts par des curés déportés dans des fosses individuelles.

Comme partout, il y avait aussi ici des fossoyeurs arméniens dont la tâche était d’enterrer les morts et auxquels les autorités permirent de rester sur place jusqu’au dernier convoi expédié. Ils creusaient généralement un grand nombre de fosses communes de quatre à cinq mètres de profondeur dans lesquelles ils empilaient les défunts restés sans sépulture qu’on leur amenait, puis les recouvraient bien sûr de terre. Mais il faut expliquer comment ils remplissaient ces fosses. Les quelques fossoyeurs qui restaient en haut tiraient les cadavres par les pieds, les mains ou les cheveux jusqu’au bord du trou, puis les y lâchaient. Quant à ceux qui étaient en bas, ils rangeaient habilement les morts, dans la mesure du possible un petit aux côtés d’un adulte ou un adulte aux côtés d’un petit, afin que la fosse ait le maximum de capacité, tout comme on range le poisson salé dans les barriques. Il était également fréquent qu’en creusant ils mettent à jour des cavités souterraines qui pouvaient contenir plusieurs fois la capacité des fosses creusées. Malgré cela, plus de vingt fossoyeurs ne parvenaient pas à enterrer [tous les morts]. Chaque jour, le sol se couvrait de cadavres. En outre, on trouvait des morts sous les tentes. C’est pourquoi une partie des fossoyeurs circulaient au milieu des tentes en criant: Ceux qui ont des morts! puis prenaient ceux qui leur étaient remis et les emmenaient. Mais il y avait beaucoup de tentes de [gens] pauvres pleines de cadavres qui ne répondaient pas aux appels des fossoyeurs, soit parce qu’il n’y avait plus personne de vivant à l’intérieur, soit parce que ceux qui s’y trouvaient étaient sur le point de mourir et même plus capables de le faire.

Lorsque les convois étaient expédiés, il était fréquent de voir les gendarmes attaquer à coups de bâton les tentes qui ne répondaient pas à leurs appels, les déchiraient, les détruisaient et un effroyable spectacle se révélait alors, inspirant néanmoins de l’allégresse aux gendarmes. Ce sont des cadavres enlacés ou entassés les uns sur les autres qui apparaissaient ou des gens proches de la mort qui, malgré leur état, étaient victimes de la férocité des gendarmes: beaucoup rendirent l’âme sous les coups mortels de leurs bâtons. D’après le registre du chef des fossoyeurs (Hagop effendi), les 11 et 12 janvier 1916, c’est-à-dire en l’espace de deux jours, 1209 morts y furent recensés.

Je veux aussi rappeler que les fossoyeurs, qui étaient généralement des gens sans moyens, fouillaient systématiquement les morts qu’ils enterraient en espérant trouver de l’argent. Effectivement, cela s’est produit fréquemment. Ils enlevaient également les vêtements des défunts, quand ils étaient récents, pour les mettre ou les vendre. Ils arrachaient en outre les dents en or, quoique les plus affamés s’arrachaient eux-mêmes leurs dents en or pour les vendre.

Le typhus se répandit aussi du camp de concentration à l’intérieur de la ville. Dès lors l’accès des déportés à Bab devient particulièrement difficile. Mais la vie eût été impossible sans accès à la ville. Profitant de cette interdiction, les marchands amenèrent eux-mêmes leurs marchandises au camp de tentes et vendaient un produit valant deux aspres [=kurus] pour quatre ou cinq aspres, réclamant parfois plus encore, sachant parfaitement que les déportés étant dans l’impossibilité de rentrer dans la ville, il leur faudrait bien les acheter à un moment ou à un autre, ce qui se produisait effectivement. Parfois des gens parvenaient, grâce à des pots-de-vin ou à leurs relations, à obtenir un visikat [= sauve-conduit] pour aller en ville. Là-bas, les fonctionnaires du gouvernement, les gendarmes et parfois même de simples particuliers ne leur permettaient pas d’y rester bien longtemps et d’acheter beaucoup de choses, pour que les marchands de la ville puissent continuer à les exploiter. Nombre de déportés allaient en ville pour exiger de la poste l’argent envoyé à leur nom de Constantinople, d’Alep ou d’ailleurs. Le plus souvent, le directeur de la poste les amusait, en prétextant que l’argent n’était pas arrivé ou que la poste n’avait plus d’argent, pour que le temps passe. Entre temps, ces malheureux pouvaient mourir ou être expédiés d’un jour à l’autre dans un convoi, l’argent resterait ainsi sans propriétaire et le directeur ou un autre fonctionnaire mettraient la main dessus. Beaucoup de déportés n’ayant pas pu récupérer leur argent et étant condamnés à partir dans un convoi désignaient comme fondé de pouvoir le pharmacien césariote Djivan en lui donnant une procuration écrite. Ce brigand leur promettait que par la suite il leur ferait parvenir l’argent en chemin, mais généralement il se l’appropriait lui-même en le partageant avec le directeur et les fonctionnaires de la poste. Il soudoyait également, à l’occasion, les fonctionnaires chargés des convois afin qu’ils expédient au plus vite les malheureux déportés qui lui avaient donné procuration dans les conditions en question et puisse empocher l’argent après leur départ. Il y en eut fort peu qui eurent la grande chance de percevoir leur argent de la main de ce brigand et encore moins de la moitié. Pour la partie manquante, il disait qu’il avait été obligé de la céder au directeur de la poste pour au moins pouvoir récupérer le reste.

Du camp de tentes à la ville — c’est-à-dire un trajet de vingt minutes —, les exactions étaient sans nombre. Nombre de personnes descendant en ville revenaient après avoir été pillées en route et, pour certaines, également blessées.

Durant la nuit, des vols avaient lieu de manière beaucoup plus violente. Les brigands venaient de Bab et des villages environnants. Dans la journée, ils venaient circuler parmi les tentes, pour repérer l’emplacement de celles qui avaient attiré leur attention, et, dès que la nuit tombait, les attaques commençaient. Celles-ci duraient parfois sans interruption jusqu’au matin. Durant ces faits, les fusillades étaient incessantes, provenant tout autant des brigands que des gendarmes. Mais les uns comme les autres ne faisaient que semblant de se tirer dessus, car ils s’étaient déjà secrètement mis d’accord pour partager par la suite le butin. Le lendemain, les gendarmes allaient encaisser de l’argent [des occupants] des tentes pillées en guise de contrepartie pour les balles qu’ils avaient tirées!! et leur courage grâce auquel les gens attaqués étaient restés en vie. Ces opérations donnaient parfois l’occasion d’organiser une quête générale: ils encaissaient alors de l’argent de toutes les tentes en même temps, pouvant représenter une somme de dix à quinze livres or.

Le gendarme chargé de notre carré de tentes ne ménageait pas les voleurs. Nous le rétribuions régulièrement tous les jours et il nous protégeait fidèlement: il a abattu et tué quatre ou cinq pillards, ce qui provoqua bien sûr une sévère réprimande à son encontre de la part des autorités de Bab.

L’enlèvement des jeunes filles était également un fléau qui ne manquait pas de nous préoccuper. J’ai utilisé le terme d’enlèvement car même les misérables étaient peu nombreux à accepter volontiers de lâcher leurs filles ou... de les vendre. La plupart étaient prises de force. Des notables de la ville au dernier des gendarme, tous exigeaient des déportés une fille qu’il était impossible de leur refuser. Dans le cas contraire, le sort de celui qui repoussait la demande était de subir une bastonnade mortelle, une exécution immédiate ou d’être expédié par le [premier] convoi dans les pires conditions. Quant à la jeune fille, elle n’échappait pas pour cela à sont sort et était enlevée. à qui se plaindre: au kaïmakam, au commandant de la gendarmerie ? Mais ces derniers avaient depuis longtemps auprès d’eux cinq à dix filles sous l’appellation de servantes. Lorqu’ils en avaient mare, ils les renvoyaient ou les vendaient comme du bétail ou les abandonnaient sur les routes. Nombre de ces malheureuses subirent une mort des plus effroyables.

à ce sujet, il faut également évoquer les cruautés pratiquées par le surveillant chef et ses acolytes. Le surveillant chef de Bab, Krikor Tchavouch de Tchoroum, était alors célèbre parmi par les déportés pour ses répugnants forfaits. Ceux qui avaient plus ou moins les moyens, et qui faisaient des difficultés pour leur donner des pots-de-vin, étaient expédiés dans les convois, et Krikor Tchavouch et ses acolytes organisaient ces convois dans les conditions les plus dures.

Une partie des déportés était parvenue, bien évidemment grâce à des pots-de-vin, à s’établir en ville, à Bab. D’autres encore étaient parvenus, par les mêmes moyens, à s’installer dans les environs, dans le bourg de Tétif — leur situation était bien sûr meilleure que celle des gens vivant dans le camp de tentes. Ils avaient loué des habitations dans la ville et profitaient de toutes les commodités. Mais ils étaient perpétuellement condamnés à renouveler les pots-de-vin non seulement aux hauts fonctionnaires, mais aussi à leurs subalternes. Ils ont ainsi pu séjourner là un certain temps. Toutefois, lorsque tous les occupants du camp de tentes eurent été expédiés vers Meskéné, leur tour arriva et ils furent pour la plupart déportés dans les convois de la mort. Seuls sont restés à Bab une famille convertie à l’islam et un groupe de jeunes filles et de femmes enlevées qui étaient pour l’essentiel mariées avec leurs bourreaux.

Après la déportation des occupants du camp de tentes, il ne resta tout au plus qu’une centaine de tentes à l’entrée de Bab. Il s’agissait presque esclusivement des surveillants, des fossoyeurs et des voituriers qui, comme dans les autres camps de concentration, furent autorisés à rester jusqu’au départ des derniers convois. Un jour, un dirigeant de l’Ittihad arriva en voiture et demanda, en voyant leurs tentes, au gendarme en faction pourquoi ceux-ci étaient restés là. Celui-ci lui répondit: «Je ne suis pas affecté à l’organisation des convois. Je l’ignore». «Tu ne le sais pas... C’est à cause d’un traître comme le kaïmakam, d’un salaud comme le responsable des convois et de minables gendarmes comme vous que ces gens resteront encore bien longtemps ici. Vous ne savez pas que ces individus ont brûlé nos gamins dans des fours, les ont grillés. Demain, personne portant le nom d’arménien ne doit encore être ici».

Le lendemain matin, tous furent mis en route vers Meskéné. Seuls six fossoyeurs restèrent avec leurs familles pour finir d’enterrer les cadavres restants. Ils furent envoyés à l’hôpital de Tétif pour y inhumer les cadavres qui s’y trouvaient. Ce qui demanda quelques jours. Quand leur tâche fut achevée, ce dernier débris de l’immense camp de Bab fut également expédié, avec les quelques autres Arméniens de Tétif, dans un convoi.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 6-10.

Note d’Aram Andonian: «Les informations données ci-après proviennent d’une autre source».