RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Bab, Lalé et Téfridjé

12 - ARAM ANDONIAN

Les convois de déportés à Bab en 1916*

Yıkıh çıkıh, yallah yöla... [=Vas, avance! file sur la route...] Les terrifiantes voix des gendarmes se font entendre et nombre de barres de fer montent et descendent sur les tentes, tombant le plus souvent sur la tête des malades qui y sont réfugiés dont beaucoup rendent l’âme dans la terreur. Et sous les coups mortels de crosse de Mauser, les corps cessent de respirer

Yallah, çıkıh [=En avant, avance!]. Parmi les déportés, la confusion est à son comble et il règne un climat de terreur. Tous sont comme fous. Alors que certains gendarmes torturent les uns ou les autres en les rouant de coups, d’autres, plus loin, foulent aux pieds les malades et les invalides avec leurs chevaux, tandis que quelques autres poursuivent les belles femmes qui tentent en vain de fuir: elles sont rattrapées et emmenées.

Yallah [=En avant!]. Par endroits, des fumées s’élèvent soudain. C’est l’incendie de certaines tentes qui apparaît. Le chef du convoi, enthousiasmé devant ce spectacle, dégaine son revolver, vise la foule des déportés et tire quelques balles. Quelques personnes tombent bien sûr à terre sous les balles tirées. La plainte infinie qui s’élève de ces milliers de personnes martyrisées est comme un encouragement pour les fonctionnaires chargés du convoi. L’ardeur des gendarmes s’exprime plus encore, emportés qu’ils sont par le fanatisme déchaîné de la barbarie. Ils courent ici et là dans l’immensité du camp de tentes, pratiquant des tortures et [provoquant] des souffrances indescriptibles.

Yallah yöla [=En avant, sur la route!]. Mais comment ne pas être étonné.. Il y a encore quelques tentes qui sont debout. Celles-ci n’ont pas peur des génies malveillants chargés des convois, lesquels provoquent la jalousie des fonctionnaires... Et cependant, les gendarmes remarquent finalement ces tentes et foncent sur elles, pleins d’une fureur terrifiante. Les barres commencent leur tâche; les tentes se vident, sont détruites... à l’intérieur, tous sentent la mort en tremblant de terreur. Ce sont des cadavres entremêlés ou empilés les uns sur les autres qui apparaissent, ou des moribonds dont les propos meurent dans leur cœur même et qui, par leur seul regard, ne semblent plus pouvoir exprimer que leur malédiction à l’univers et au Créateur.

Kalkın [=Debout!], disent les gendarmes aux moribonds, puis il rouent de coups de bâton ces malheureux qui, un bref moment, émettent quelques plaintes sourdes, puis deviennent silencieux... Des bâtons sans pitié montent et descendent encore un instant sur ces corps sans vie, puis, fatigués ou lassés, cessent de s’abattre.

Pour échapper aux souffrances endurées lors de l’expédition des convois, certains se sont volontairement mis en route sous la surveillance des gendarmes. D’autres, pour que les structures de leurs tentes échappent à l’attention des responsables des convois, tentent de les faire disparaître la veille au soir pour gagner encore un jour de vie. Vains espoirs... Il s’agit de souffrances quotidiennes auxquelles il n’est pas possible d’échapper d’un coup.

En soudoyant les responsables des convois, les personnes aisées obtiennent l’autorisation de dresser leurs tentes une fois de plus. Les voituriers arméniens s’approchent avec joie des tentes détruites, prennent par la force les marchandises et les chargent dans les charrettes. Pourquoi les véhicules auraient-ils dû rester vides et pourquoi auraient-ils dû se priver de leurs gains ? Les malheureux les supplient en vain de s’éloigner. Un voiturier appelle un gendarme qui les met en route en les bastonnant. Certains d’entre eux louent des bêtes de somme pour être moins chargés, tandis que la plupart prennent la route à pied en portant leurs effets sur le dos et les mères leurs enfants. Il est midi. Les hommes chargés de l’expédition du convoi rentrent en ville. Ceux qui ont pu rester remontent leurs tentes.

Le convoi en chemin

Ceux qui étaient partis plus tôt sont à l’heure qu’il est déjà parvenus dans un caransérail. Quant à nous, nous continuons à suivre le convoi de déportés. Ceux-ci marchent, avancent sans arrêt. Il y a sur leur chemin un nombre incalculable de cadavres qui sont des reliquats des convois expédiés précédemment. Cette fois encore, beaucoup se séparent du convoi et vont se joindre à eux. Il y a nombre d’enfants abandonnés par leurs mères sur les deux côtés de la route. Une fois de plus, des mères épuisées à force de porter leurs enfants les accompagnent [dans la mort]. Beaucoup de ceux qui souffrent du typhus et du choléra tombent à terre sous l’effet d’une soudaine pluie battante et ne se relèvent plus. Ceux qui restent marchent, indifférents du sort des autres. Chaque individu songe à sa propre personne et continue son chemin. Malheur à celui qui reste en arrière. Il est tué sous les coups des gendarmes.

Jandarma, yete r, jandarma [=Gendarme, ça suffit! gendarme]. De l’arrière du convoi de déportés on entend des voix demandant de l’aide. Les brigands ont attaqué les malheureux. Plutôt que de courir vers eux, le gendarme s’arrête et tire héroïquement quelques balles en l’air en se couchant en joue.

Yete r, jandarma, yete r [= ça suffit! gendarme, ça suffit]. Tel un héros, le gendarme tire encore quelques balles de l’endroit où il se trouve, sans bouger. Peu après, les brigands ayant achevé leur travail, prennent leur butin, ainsi que quelques jeunes filles sur leurs chevaux et retournent dans leur village. C’est à présent le tour du gendarme de voler. Celui-ci pille conformément à la légalité. C’est la contrevaleur des balles qu’il a tirées qu’il exige. Il la prélève auprès de tous et exige une rétribution exceptionnelle de ceux qui ont été dévalisés pour avoir fait preuve de fidélité à leur égard, en faisant ignominieusement valoir que s’il n’avait pas été là ils auraient tout à la fois emporté la literie avec le lit ou leurs paniers avec les pains. Mais si tout l’argent de certains avait été également volé ? Le gendarme ne voulait rien savoir à ce sujet: pour ceux qui faisaient une allusion justifiée ou injustifiée à cela, la bastonnade était toute prête. Outre cela, les gendarmes encaissaient, chaque jour, des déportés du convoi quinze à vingt livres or en guise de rétribution pour les services rendus. Ainsi, après avoir marché des jours entiers exposés à la barbarie des gendarmes, ils parvenaient dans un camp de transit pour les convois d’où ils repartaient le lendemain même.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 11-13..