RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Bab, Lalé et Téfridjé

10 - P. DADJAD ARSLANIAN

La situation à Bab à la fin de 1915*

Je me trouvais à Sébil à la fin du mois de novembre 1915. La pluie tombait sans arrêt. Comme je ne possédais pas de tente, j’étais aimablement hébergé sous la tente de Mikayèl Beylérian, originaire d’Ovadjık. Après être resté là une semaine, l’expédition des convois commença. Ayant chargé nos effets sur des ânons, nous sommes mis en route en pleine nuit et nous sommes arrivés à l’aube à Bab. Quelle vision terrible... à une demi-heure de la ville, dans un champ plat inondé par les pluies, se trouvaient des milliers de tentes tendues dans la boue et l’eau. Sur les côtés des tentes étaient étendus une multitude de morts et d’agonisants que les fossoyeurs arméniens déportés recrutés par les autorités parvenaient tout juste à évacuer. Outre les cumulus de terre récents, il y avait dans le champ faisant office de cimetière des morts sans sépulture qui restaient ainsi des jours entiers, beaucoup à demi-nus ou complètement dévêtus. Mon Dieu, quelle vision...

Je n’ai pas pu retenir mes larmes et les palpitations anormales de mon cœur... J’ai pleuré à chaudes larmes comme un gamin, songeant que c’est la nation entière qui allait mourir dans ces contrées. Le typhus avait encerclé toutes les tentes de manière effroyable, comme un feu attisé, faisant quotidiennement trois cent cinquante à quatre cents victimes. Avec mon ami Mikayèl Beylérian, nous avons fait les préparatifs nécessaires pour tendre notre tente dans la boue. Moyennant finance, nous avons demandé à des Arabes d’amener des cannes que nous avons étalées sur la boue, puis nous nous sommes installés. On pouvait voir en cet endroit tout un peuple malade, affamé, démoralisé ou mort: je n’y ai pratiquement pas vu de personnes en bonne santé; celles considérées comme telles se comptaient sur les doigts de la main, bien qu’affamées, elles étaient en mesure d’acheter du pain sec durant à peine quatre à cinq mois. La plupart des curés qui sont arrivés ici avant nous étant morts ou malades, les défunts étaient enterrés sans cérémonie religieuse. Le lendemain, j’ai directement adressé une requête au sous-préfet du lieu, demandant l’augmentation de l’aide octroyée et du nombre des fossoyeurs et l’amélioration de l’organisation. Ma requête a été immédiatement acceptée. Le sous-préfet désigna un chef fossoyeur, avec cinquante croque-morts munis de dix civières, et me nomma responsable de l’organisation des secours spirituels. Il désigna également un fonctionnaire chargé de distribuer des aides, qui, chaque soir, donnait des biscuits aux personnes en charge d’une tâche, ainsi qu’aux nécessiteux.

Les choses étaient en ordre. Mais quelle importance cela avait-il, puisque les médecins chargés de la santé publique faisaient défaut? C’est le médecin municipal d’Alep et de Bab, Vahan effendi, qui travaillait gracieusement, mais insuffisamment pour subvenir à nos innombrables besoins, ayant d’autres objectifs.Grâce aux efforts du chef des fossoyeurs, le Césariote Hagop effendi, tous les morts étaient quotidiennement retirés d’entre les tentes et amenés au cimetière. Chaque matin, le chef Hagop effendi et ses fossoyeurs circulaient entre les quelque cinq mille tentes du camp pour ramasser les morts sortis des tentes et les expédiaient au cimetière. Vingt-cinq des cinquante fossoyeurs étaient plus particulièrement occupés à ouvrir de nombreuses fosses communes. Jusqu’à midi, les autres achevaient de ramasser les morts, puis se rendaient au cimetière pour jeter les corps rassemblés dans les grandes fosses et les recouvrir. Il est superflu de dire que la cérémonie religieuse pour les morts se faisait en une seule fois directement devant les fosses communes. Parfois, après avoir creusé à une profondeur d’une coudée, des cavités souterraines étaient mises à jour, ce qui ne manquait pas de faciliter le travail des fossoyeurs, car ils pouvaient ainsi y placer des milliers de cadavres. Nous sommes parvenus, en comptant que nous avions enterré une moyenne de quatre cents à quatre cent cinquante personnes par jour durant tout l’hiver — c’est-à-dire durant les trois mois de décembre 1915 et janvier-février 1916 — à un chiffre de 36 000 à 40 000 morts. Si l’on tient compte de toutes les morts survenues avant que je n’exerce ma charge ici, il est possible de dire qu’en ce même hiver, rien qu’à Bab, 50 à 60 000 personnes furent mises en terre.

Durant ces mêmes mois, des personnalités publiques que nous connaissions sont mortes, ainsi que toutes leurs familles: le P. Madatia Géondurian de Bardizag, le P. Meguerditch Nalbandian d’Arslanbèg, Ardachès Beylérian d’Ovadjık, Hagopos Hodjayan, Agheksander Hantchérian, Sourèn Vosganian, l’exclu de l’armée Krikor Mandalian, dont l’enfant de six mois fut battu à mort à la demande du sanguinaire Ibrahim bey, ainsi que H. Beylérian, le P. Mouchègh de Banderma, le P. Barsam de Gurlé, Sahag Guendjian d’Ovadjık et Stépan Pérapian.

à la même époque, nous avons appris que durant ces mêmes mois, à Meskéné, Dipsi, Abouharrar, Hamam, Kesdiyié, Ziyarèt, Sébka et à Rakka, des décès avaient eu lieu dans des proportions similaires, qui, si nous les prenons en compte, permettent aisément d’évaluer le nombre des enfants que la nation mit en terre durant cet effroyable hiver.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 4-6.

Note d’Aram Andonian: «Les informations données ci-après ont été rédigées par le père Dadjad Arslanian».