RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Bab, Lalé et Téfridjé

9 - ARAM ANDONIAN

Bab avant le départ du dernier convoi de 1916*

Au début de 1916, il y avait encore quelques milliers de tentes à Bab. Ce camp de déportés était installé hors de la ville, dans des champs situés à vingt minutes de distance, boueux durant l’hiver qui était généralement très rude. Le froid, la neige, la pluie rendaient très pénible la situation des misérables déportés, qui avaient déjà à endurer d’effroyables tourments. On trouvait encore parmi eux des individus ayant «des commodités», c’est-à-dire qui avaient encore de l’argent et pouvaient trouver un morceau de pain pour vivre, mais une grande majorité était condamnée à la mendicité. Mendier équivalait du reste à quelque chose comme attendre [la mort]. Personne ne faisait la charité, car tous savaient que dans quelque temps ils seraient condamnés à subir une situation identique.

L’odeur pestilentielle émanant du camp était insupportable du fait des cadavres qui n’étaient pas enterrés. à peine une dizaine de cadavres étaient-ils enlevés qu’à leur place vingt autres tombaient. Lors de l’épidémie de typhus, au début de l’été 1915, ce camp dénombrait quotidiennement jusqu’à cinq cents morts. Trois cents à trois cent cinquante décès quotidiens étaient alors chose courante.

Une autre des causes de cette odeur pestilentielle était les excréments des déportés. Par ailleurs, le camp n’était pas sûr, car il y avait nombre de pillards dans les environs, et personne n’osait beaucoup s’éloigner des tentes. Ils étaient donc contraints de faire leurs besoins tout près, ce qui entrainait notamment la diffusion du typhus.

De nombreux groupes de gens dans le besoin survivaient généralement en mangeant la viande des animaux crevés. En guise de couteaux, ils utilisaient des morceaux de lame pour la plupart rouillés. Ils se précipitaient sur les cadavres avec ces lamelles, les grattaient jusqu’aux os, se disputant fréquemment, et les mangeaient sans même les cuire. Celui qui parvenait à trouver un feu pour réchauffer un moment ou griller un morceau infecté de la viande découpée était considéré comme chanceux.

Ils se nourrissaient également du sang et des entrailles des bestiaux abattus. Au début, les bouchers les jetaient, mais par la suite les Arabes commencèrent à acheter le sang et les entrailles et ce moyen de subsistance disparut.

Un autre moyen avait été trouvé pour lutter contre la faim. Les gens dormaient durant la nuit, mais ne se réveillaient plus le matin.

Beaucoup criaient durant toute la nuit, mais recevaient pour seul secours une bordée d’injures. Ainsi restait-il avec leur douleur, jusqu’à ce que la mort vienne les libérer.

Il y avait un hôpital à Tékidji, mais fort peu de gens parvenaient à s’y faire admettre. Des recommandations étaient nécessaires et, par conséquent, des pots-de-vin. Dans le camp proprement dit, il se trouvait une tente en guise d’infirmerie, mais on n’avait encore jamais vu qu’un malade y entrant en sorte vivant. Le médecin du conseil municipal de Bab, le Dr Vahan, veillait sur cette infirmerie. Mais il n’avait absolument rien sous la main dans cette officine. Ils lui reprochaient d’être un homme attaché à l’argent, car il apportait plus de soins aux personnes ayant des moyens.

Le pharmacien originaire de Césarée, Djivan, avait une réputation bien plus mauvaise. Après avoir été déporté de son lieu d’origine, il était venu s’établir à Bab et était parvenu à obtenir l’autorisation d’ouvrir une pharmacie. Plus qu’un pharmacien, c’était un écorcheur qui travaillait à récupérer, en échange, bien évidemment, de sommes insignifiantes, les papiers-valeurs détenus par les déportés, comme par exemple ceux du Crédit foncier égyptien ou du Chemin de fer de Roumélie, etc. Bien des fois, il ne fournissait pas les médicaments nécessaires aux malades jusqu’à ce qu’il obtienne d’eux ce genre de papiers-valeurs. Quand le Dr Vahan était absent, il se chargeait de le remplacer, ce qui lui donnait l’occasion de nouveaux gains illicites. Il persuadait les gens qu’il était en mesure de faire des rapports qui leur éviteraient d’être expédiés dans les convois, et exigeait en échange de ces rapports, qui ne servaient habituellement à rien, d’énormes pots-de-vin. Bien évidemment, les plaintes contre lui étaient nombreuses. Mais ce voyou ne travaillait pas tout seul et octroyait toujours une part à quelques fonctionnaires influents, grâce à la protection desquels il continuait à pratiquer ses larcins malgré toutes les plaintes.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide,
P.J.1/3, liasse 30, Alep, ff. 2-3.