André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

4) Situation politique vis-à-vis de la Turquie des trois principales Puissances alliées depuis l'armistice et jusqu'au traité de Sèvres

A) Situation de la France

Un des facteurs les plus considérables du revirement de la politique des Alliés vis-à-vis de l’Empire ottoman est sans contredit l’évolution graduelle du gouvernement français vers un rapprochement avec la Turquie, — cette Turquie qui avait participé à la Grande Guerre aux côtés de l’Allemagne, malgré toutes les offres avantageuses que lui avaient faites les Alliés en échange de sa simple neutralité, et qui avait ainsi considérablement retardé la victoire de la France et de ses alliés en leur causant un préjudice incalculable. Il est, par conséquent, indispensable d’indiquer, en quelques mots, les raisons de cette évolution qui a exercé une si grande influence sur le sort de la nation arménienne.

Il importe tout d’abord de constater la primauté, dans la Turquie d’avant guerre, des intérêts de la France, aussi bien matériels que moraux, en comparaison avec ceux de l’Angleterre et de l’Allemagne[208]. La liquidation de l’Empire ottoman faisait perdre à la France les fruits de l’influence séculaire qu’elle avait acquise dans les immenses parties qui passaient sous le mandat anglais et dans celles qui revenaient à la Grèce. Il n’était donc que naturel que la politique française s’appliquât à conserver intégralement au mandat français la zone d’influence que lui attribuaient les accords de 1916 (Palestine, Syrie, Cilicie, le Nord de la Mésopotamie, Kurdistan), zone modeste en comparaison de la zone anglaise, mais qui contenait de grandes richesses économiques en céréales, en pétrole, en coton, en soie, en laine, etc.[209]. Il était compréhensible également que la politique française cherchât, par une attitude conciliante envers le nouvel État turc, à conserver son influence morale et économique dans les portions de l’ancien Empire qui lui devaient rester. Une pareille attitude, favorable au maintien du Calife à Constantinople, paraissait en même temps au gouvernement français conforme à son souci de ménager les sentiments religieux de l’immense Empire colonial que la France s’était créé dans le monde musulman. Malheureusement la suite des événements démontra que les dispositions conciliantes de la France furent mal interprétées par les dirigeants d’Angora, qui n’y virent qu’un aveu de faiblesse ou de lassitude.

L’armistice de Lemnos avait trouvé la France dans une situation très désavantageuse pour la défense de ses intérêts dans le Proche-Orient. Pendant la Grande Guerre, l’armée française d’Orient avait porté le poids principal de l’expédition de Salonique, tandis qu’à l’Angleterre, installée en Egypte, échut tout naturellement le rôle principal dans la conquête de la Turquie d’Asie. En conséquence, au moment de la conclusion, par les Alliés, de l’armistice du 30 octobre 1918, la Mésopotamie, aussi bien que la Syrie, la Cilicie et la Palestine, les zones bleue, rouge et brune, comme les zones A et B, se trouvèrent toutes entre les mains des Anglais. Ceux-ci créèrent dans la zone d’influence française A, c’est-à-dire dans la Syrie intérieure, l’État arabe, prévu par l’accord Sykes-Picot et en confièrent la direction à l’Emir Faïçal, fils du Roi du Hedjaz Hussein, avec lequel la Grande-Bretagne était liée par certains accords remontant à 1915 et dont les troupes avaient combattu à côté des siennes[210]. L’Emir Faïçal ne tarda pas à adopter une attitude nettement hostile à la France et même à élever des prétentions sur la Syrie tout entière et sur la Palestine.

En vertu d’un accord franco-britannique, signé le 15 septembre 1919, les troupes anglaises furent relevées par des troupes françaises en Cilicie et dans la Syrie côtière (zone bleue). Cependant, malgré l’attitude conciliante adoptée par le gouvernement français vis-à-vis de l’Emir Faïçal, celui-ci ne se départit pas de ses prétentions et se fit proclamer, par le Congrès syrien de Damas, le 7 mars 1920, Roi de la Syrie indépendante[211]. La Conférence de San Remo ayant attribué le mandat sur la Syrie à la France, l’Emir ne s’inclina point devant cette décision, rejeta le mandat et persévéra dans son attitude antifrançaise. Force fut donc au général Gouraud, Haut-Commissaire français en Syrie et en Cilicie, d’adresser à l’Emir, le 14 juillet, un ultimatum[212], et, après l’insuccès de celui-ci, de briser la résistance de l’armée chérifienne dans la bataille de Khan-Meiseloun (24 juillet 1920). Ce n’est qu’après cette bataille et la fuite de l’Emir Faïçal que la France put procéder à l’exercice pacifique de son mandat en Syrie.

Mais les difficultés que le Haut-Commissaire français avait rencontrées en Syrie pendant les années 1919 et 1920 eurent leur répercussion sur la situation en Cilicie, pour le grand malheur de la population arménienne de ce pays, qui avait mis tout son espoir en la présence bienfaisante de la France.

En Cilicie, comme en Syrie, les troupes anglaises avaient été relevées par les troupes françaises vers la fin de l’année 1919. Mais déjà auparavant le Haut-Commissariat français en Syrie et en Arménie avait commencé le transport en Cilicie des Arméniens déportés en 1915 en Syrie et Mésopotamie et qui avaient survécu aux massacres. L’afflux se précipita au moment de la relève : le nombre total des Arméniens à la fin de 1919 était évalué en Cilicie à 120.000 sur 400.000 habitants : en outre, de forts contingents avaient été réunis à Aïntab, à Marache et à Zeïtoun[213]. Ainsi, un foyer arménien renaissait, sous l’égide de la France, sur la terre cilicienne, à la grande colère du gouvernement nationaliste turc d’Angora qui conçut immédiatement le dessein de la détruire. La France, occupée en Syrie, n’ayant pu détacher en Cilicie que des forces peu importantes, les Kémalistes ne manquèrent pas de profiter de l’infériorité numérique des troupes françaises pour organiser des soulèvements dans tout le pays. A l’issue de la lutte inégale qui se produisit ainsi, et qui se prolongea pendant l’année 1920, les petits détachements isolés français durent finalement, après d’héroïques combats, évacuer presque tous leurs points d’appui dans les « Confins militaires » au Nord du gouvernement d’Alep et ne purent se maintenir que dans la partie de la Cilicie au Sud du chemin de fer. L’évacuation française avait été, dans plusieurs cas, suivie de massacres des Arméniens par les bandes kémalistes[214].

La Conférence de San Remo qui prépara le traité de Sèvres, et distribua les mandats remplaçant les anciennes zones d’influence, réduisit considérablement la part française en Asie telle qu’elle avait été prévue par les accords de 1916. D’un côté, en effet, la Turquie récupérait la partie de la Cilicie à l’Ouest du fleuve Djihoun avec Adana et Mersine, et une partie des « Confins militaires » avec Marache et Diarbékir. Et, de l’autre, la région de Mossoul détachée de la Syrie était attribuée au mandat anglais. Enfin, sacrifice surtout douloureux pour la France, la Palestine passait également sous le mandat britannique[215].

Cependant une partie de la Cilicie restait au mandat français. Et cette partie au moins, d’après l’avis du négociateur français des accords de 1916, ne devait pas être abandonnée par la France. En répondant aux clameurs de l’extrême-gauche demandant l’évacuation, M. Aristide Briand prononça, à la séance du 25 juin 1920 de la Chambre des députés, les mémorables paroles que voici :

« Moi je m’honore, dans le moment où je les ai conclus, d’avoir fait ces accords. Ce que je souhaite, c’est que l’on en tire parti.

Je sais que M. le Président du Conseil, du côté de la Cilicie, a obtenu des résultats au point de vue économique, et je le sais trop avisé pour ne pas comprendre que, tout de même, il y a une partie de la Cilicie qu’il n’est pas négligeable de garder, que c’est une question d’honneur et une question d’humanité.

Et je me tourne vers vous (l’extrême gauche) ; vous dites : « Partez » ! Si vous étiez au gouvernement, précisément, pour le respect de vos principes, de vos idées, je vous mettrais au défi de partir. Vous entendez : au défi. (Vifs applaudissements à gauche, à droite et au centre.)

Partir, après avoir amené là ce qui restait d’Arméniens non massacrés, partir après ce qui s’est passé pour les Syriens, et les essais de représailles qui s’accumulent dans l’esprit des Turcs. Savez-vous ce que cela veut dire ? Cela signifie que des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants seront massacrés, parce que le drapeau français leur aura manqué. (Vifs applaudissements.)

Je dis que la France n’a pas le droit de se comporter de la sorte. Elle n’en a pas le droit. (Nouveaux applaudissements) »[216].

B) Situation de la Grande-Bretagne

La politique de la Grande-Bretagne, pendant la période préparatoire qui aboutit à la signature du traité de Sèvres, visait manifestement à l’expulsion des Turcs de l’Europe et au groupement, sous l’égide britannique, des pays arabes. Mais cette politique subissait cependant l’influence intermittente d’une grave préoccupation : celle de ne pas provoquer, dans le monde de l’Islam, et surtout dans celui de l’Inde, un mouvement dangereux pour l’unité de l’Empire britannique. Les oscillations du gouvernement anglais entre ces visées et cette crainte étaient encore augmentées par le caractère impulsif et versatile de son premier ministre.

Nous avons vu que le 5 janvier 1918[217], dans un discours prononcé devant les Trade Unions, M. Lloyd George avait déclaré que l’Angleterre ne combattait pas pour déposséder la Turquie de Constantinople, ni des contrées de l’Asie Mineure et de la Thrace dont la population prédominante était de race turque[218]. Mais cette déclaration, faite encore en pleine guerre, n’aurait pu obliger l’Angleterre envers la Turquie qu’au cas où cette dernière aurait mis bas les armes en ce moment même. Quelques semaines après l’armistice, le 18 novembre 1918, lord Robert Cecil, sous-secrétaire d’État pour les affaires étrangères, prononça en effet, à la Chambre des communes, un discours montrant une toute autre tendance du gouvernement britannique. « Nous ne pouvons pas, dit le noble lord, laisser les mauvaises forces qui ont prédominé à Constantinople continuer à prédominer comme le gouvernement prédominant à Constantinople »[219]. Et, au sujet de la déclaration de M. Lloyd George du 5 janvier, lord Robert Cecil observa que beaucoup d’événements s’étaient passés depuis et que le gouvernement anglais n’était pas tenu par cette déclaration. « Le gouvernement turc, ajouta-t-il, s’est affirmé absolument incapable de gouverner les races sujettes ; ses jours touchent à leur fin, et il est à espérer qu’on ne tolérera plus leur renouvellement. Le but du gouvernement anglais est la libération de tous les peuples assujettis : Arméniens, Kurdes, Arabes, Grecs, Juifs ». En ce qui concerne particulièrement les Arméniens, lord Robert Cecil proclama qu’il serait profondément désappointé si une ombre de gouvernement turc devait être conservée en Arménie[220].

La Grande-Bretagne concevait ainsi le plan d’éloigner les Turcs de l’Europe et par suite de déplacer le siège du Califat. Mais un semblable plan provoqua vers la fin de 1919 une grande agitation parmi les 70 millions de Musulmans de l’Inde anglaise. L’élément hindou, obéissant au célèbre chef nationaliste Gandhi, l’apôtre de l’autonomie indienne, qui ne se contentait pas des réformes votées par le Parlement anglais (bill Montagu-Chelmsford) et prêchait la non-coopération avec le gouvernement britannique[221], donna à ce mouvement musulman tout son appui. Et le 23 novembre 1919, une Conférence pan-indienne du Califat, qui se réunit à Delhi, vota des résolutions réclamant une paix avec la Turquie conforme aux vœux des Musulmans et menaçant le gouvernement d’un boycottage des produits anglais et d’une cessation de toute coopération des éléments musulmans. Une Délégation des Indes pour la défense du Califat fut enfin chargée d’exposer au gouvernement anglais ses revendications qui se résumaient comme suit : restauration intégrale de l’Empire ottoman d’avant-guerre, sauf à accorder des autonomies aux minorités ; absence de tout contrôle non-musulman sur les parties arabes de l’Empire ; maintien au Calife du caractère de « serviteur » des villes saintes. Comme on le voit, le mouvement était surtout politique. Les Indiens prétendaient cependant se placer sur un terrain purement religieux, le Prophète ayant légué aux Musulmans le soin de garder intact son héritage[222].

Dans ces conditions, l’opinion publique anglaise s’émut, et de divers côtés des Mémoires furent envoyés au gouvernement. Un double courant se manifesta. Une partie de l’opinion préconisa la conservation à la Turquie de Constantinople, de Smyrne et de la Thrace, pays auxquels elle attribuait une population prédominante turque, mais reconnut la nécessité de libérer les Arméniens et les Arabes du joug ottoman[223]. Une autre, ne se souciant guère de voir la politique anglaise prendre ses inspirations aux Indes, réclama l’entière expulsion des Turcs de l’Europe[224]. À vrai dire, en dépit du trouble que l’agitation aux Indes avait ainsi apporté dans l’opinion, le gouvernement anglais ne modifia en rien ses intentions au sujet de la libération des races non-turques de la domination ottomane. L’émotion publique finit cependant par l’induire, après une certaine hésitation, à se ranger du côté de ses alliés sur la question du maintien — conditionnel — des Turcs à Constantinople. Le 15 février 1920, le Conseil suprême décida de laisser à Constantinople le Calife et le gouvernement turc. Et bientôt après, l’amiral de Robeck, Haut-Commissaire britannique à Constantinople, annonça publiquement le fait, en prévenant toutefois le gouvernement turc que le traité serait modifié au cas où les persécutions des Arméniens continueraient. Le vice-Roi des Indes reçut également l’ordre de porter cette décision à la connaissance des Indes[225].

En défendant, le 26 février 1920, sa politique devant la Chambre des communes, M. Lloyd George expliqua que sa fameuse déclaration du 5 janvier 1918 n’avait pas été une offre momentanée à la Turquie. Son objet était d’abord de démontrer aux ouvriers anglais que la Grande-Bretagne ne poursuivait aucun but impérialiste. Elle était, d’autre part, destinée à rassurer les Musulmans des Indes, au secours militaire desquels l’Angleterre faisait justement en ce moment un appel suprême. C’était un gage solennel donné aux Musulmans indiens qui avaient fourni volontairement pendant la guerre près d’un million et demi d’hommes, et sans l’aide desquels l’Angleterre n’aurait pu battre la Turquie. « On oublie trop souvent, dit le ministre, que l’Angleterre est la plus grande puissance musulmane du monde. Un quart de la population de l’Empire britannique est musulmane… Rien ne pourrait causer plus de tort à la puissance britannique en Asie que le sentiment que l’on ne pourrait se fier à la parole britannique ». Il serait, ajouta-t-il, également fatal pour le gouvernement anglais aux Indes de laisser croire dans le monde musulman que les conditions de paix sont dictées par le désir de voir s’abaisser l’étendard du prophète devant la Chrétienté ; un tel désir serait indigne de la Grande-Bretagne et de ses conceptions religieuses.

Mais, ayant ainsi donné satisfaction aux Musulmans sur la question du maintien du Calife à Constantinople, M. Lloyd George maintint, dans le même discours, avec non moins d’énergie, les autres parties de sa déclaration du 5 janvier, en affirmant que l’Angleterre ne faiblirait point dans la poursuite de ses buts de guerre légitimes : à savoir la liberté des Détroits et la délivrance de toutes les races non-turques du joug ottoman[226].

Le 19 mars 1920, M. Lloyd George reçut la Délégation des Musulmans de l’Inde présidée par Mohammed Ali, et opposa un refus énergique à ses prétentions. Il exposa que la Turquie devait être punie parce qu’elle avait massacré les Arméniens et essayé de poignarder les Alliés pendant qu’ils étaient engagés dans une lutte à mort. « Je ne comprends pas, dit-il, que M. Mohammed Ali réclame de l’indulgence pour la Turquie. Il réclame justice, elle aura justice. L’Autriche a eu justice, l’Allemagne a eu justice ; pourquoi la Turquie échapperait-elle ?… Ya-t-il une raison pour que nous appliquions à la Turquie une autre mesure que celle que nous avons toujours appliquée à l’Allemagne et à l’Autriche ? Je désire que les Mahométans de l’Inde se mettent bien dans la tête que nous ne traitons pas la Turquie sévèrement parce qu’elle est musulmane ; nous lui appliquons exactement le même principe qu’à l’Autriche, qui est une grande nation chrétienne »[227].

La Délégation des Indes n’en continua pas moins sa propagande en Angleterre et en France et expédia au Sultan un télégramme le suppliant de rester inébranlable dans la défense du Califat, en l’assurant que l’Islam tout entier se tenait à ses côtés[228].

Les Nationalistes indiens ne réussirent cependant pas à impliquer les masses dans un conflit immédiat avec le gouvernement britannique. La publication des conditions de paix avec la Turquie, après la Conférence de San Re-mo, ne provoqua pas la « non-coopération » avec le gouvernement qu’avait préconisée M. Gandhi[229]. L’Angleterre était donc, du moins pour le moment, affranchie de la préoccupation principale qui avait quelque peu entravé sa politique envers l’Empire ottoman vaincu.

C) Situation de la L’Italie

L’Italie, considérée par les Alliés comme déchue des droits sur Smyrne à la suite de la non-adhésion de la Russie au traité de Saint-Jean de Maurienne, s’était assuré des compensations de fait en procédant à une occupation dans la région d’Adalia, compensations qui lui avaient d’ailleurs été tout d’abord disputées avec assez de mauvaise grâce par les Alliés[230], mais qui furent ensuite reconnues et consolidées par l’accord Tittoni-Vénizelos[231]. Elle se trouvait, malgré cette occupation, manifestement désavantagée. Le gouvernement italien, soutenu par l’opinion publique italienne, se montra cependant, en général, hostile à un démembrement de la Turquie et favorable au maintien du Sultan à Constantinople, tout en se déclarant soucieux de participer à l’exploitation économique de l’Empire. En février 1920, M. Nitti plaida devant la Conférence siégeant à Londres en faveur de la conclusion d’un traité de paix qui fût pratiquement exécutable et tînt compte des aspirations nationales de la Turquie. Et le ministre déclara, le 30 mars, devant la Chambre italienne, que l’Italie n’avait pas l’intention de faire des acquisitions territoriales en Turquie, acquisitions qui seraient une charge insupportable et la raison de haines profondes et de futures guerres. Toutefois, continuait M. Nitti, l’Italie ne saurait se désintéresser des immenses matières premières se trouvant en Asie Mineure et elle coopérerait avec les Puissances alliées pour leur mise en valeur[232]. En conformité de ce programme, la Conférence de San Remo assura à l’Italie deux zones d’influence économique, l’une dans l’Anatolie méridionale, l’autre dans le bassin houiller d’Héraclée[233]. Cela n’empêcha pas l’honorable M. Nitti de faire des réserves expresses sur l’exécutabilité du traité[234].

À Spa, en juillet 1920, le Comte Sforza s’employa très activement à obtenir de meilleures conditions de paix pour la Turquie, et le 22 juillet, à peine de retour à Rome, le ministre italien dénonça l’accord Tittoni-Vénizelos du 29 juillet 1919, qui avait scellé l’appui mutuel de l’Italie et de la Grèce pour leurs revendications en Asie Mineure. Il motiva cette dénonciation notamment par les décisions des Alliés au sujet de l’Asie Mineure qui obligeaient l’Italie à modifier sa politique dans ces régions. « Aujourd’hui, dit le Comte Sforza à la Chambre italienne le 9 août 1920, l’Orient musulman veut vivre, veut progresser, veut compter, lui aussi, dans la société de demain. Aux Turcs de l’Anatolie qui ont une histoire militaire glorieuse, nous avons voulu offrir une cordiale et loyale collaboration économique et morale, laissant entière la liberté et la souveraineté de la Turquie. Le système choisi par nous répond à nos plus hauts principes moraux Mais je crois aussi qu’à la longue il correspondra à nos meilleurs intérêts matériels »[235].

Ce discours du ministre des affaires étrangères italien semble une preuve manifeste que l’Italie qui signa le traité de Sèvres le 10 août 1920 le fit à contre-cœur et avec les plus sérieux doutes quant à son efficacité.

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208)

Voici le tableau représentant à la veille de la guerre la répartition des capitaux étrangers engagés en Turquie :

En capital :
France
Francs
Angleterre
Francs
Allemagne
Francs
Dette publique 2.454.417.377 577.499.281 867.583.506
Sociétés privées 830.856.000 235.818.675 575.903.000
Total 3.285.273.377 813.312.436 1.443.486.506
En pourcentage :
France Angleterre Allemagne
Dette publique 60,31% 14,19% 21,31%
Sociétés privées 50,58% 14,36% 35,06%
Total 59,28% 14,68% 26,04%

(Ce tableau se trouve dans l’Asie française, n° 175, p. 180, et dans le Journal des Débats du 23 août 1919.)

Et voici comment étaient répartis les capitaux des sociétés privées françaises dans les différentes entreprises industrielles fonctionnant en Turquie, les banques, les chemins de fer, les ports et les quais, le » eaux, les mines et diverses autres entreprises.

SOCIETES PRIVEES.

En capital :
France
Francs
Angleterre
Francs
Allemagne
Francs
Banques 85.000.000 75.000.000 65.000.000
Chemins de fer 512.784.000 114.693.675 466.078.000
Ports et quais 55.375.000 10.000.000 16.100.000
Eaux 33.000.000 » 4.225.000
Mines 42.297.000 » »
Entreprises diverses 102.400.000 36.125.000 24.500.000
Total 830.856.000 235.818.675 575.703.000
En pourcentage :
France Angleterre Allemagne
Banques 37,77% 33,33% 28,90%
Chemins de fer 46,90% 10,49% 42,61%
Ports et quais 67,97% 12,27% 19,76%
Eaux 88,65% » 11,35%
Mines 100% » »
Entreprises diverses 62,82% 22,15% 13,03%
Total 50,58% 14,36% 35,06%

La prépondérance de la France sur l’Angleterre et l’Allemagne est manifeste (V. l’Asie Française, n° 175, p. 181).

L’action morale et intellectuelle de la France dans l’Empire ottoman était également très étendue. Voici comment s’exprime à ce sujet l’organe du Comité de l’Asie française dans son numéro de février-juillet 1919, n° 175 :

« Il faut d’ailleurs noter que nos revendications nationales en Orient ne se fondent pas d’abord et surtout sur ces considérations matérielles. La France peut et doit avant toute autre chose invoquer son action morale et intellectuelle, action dont la démonstration lu plus éclatante est l’empreinte dont, notre culture a marqué l’Orient où, partout, est parlée la langue française.

On sait ce que sont nos écoles en Syrie, la région où notre influence était la plus accentuée. Nous n’y reviendrons pas ici. Mais ailleurs même, à Constantinople, en Arménie et jusqu’en Mésopotamie et aux confins de la Perse notre enseignements s’était répandu et dominait, comme le montre d’une manière particulièrement frappante la possession de la culture française par tant de membres d’une nationalité dispersée et vivant dans les régions les plus reculées de l’Empire comme les Assyro-Chaldéens.

Ce sont nos écoles et nos œuvres charitables qui ont le plus contribué à créer peu à peu à la France une situation hors de pair en Orient depuis le moment où la France de François 1er entra en relations particulièrement étroites avec la Turquie de Soliman le Magnifique. Grâce à ces établissements, on trouve dans l’Empire ottoman nombre d’hommes et même de femmes qui parlent le français aussi facilement et aussi ordinairement que leur langue maternelle.

Il serait trop long de donner ici une liste de nos œuvres scolaires. Disons seulement, comme un exemple, qu’à Constantinople même, à la veille de la guerre, le nombre des écoles françaises était d’une trentaine, réunissant près de 8.500 élèves ; nos établissements d’instruction étaient d’autre part disséminés sur tous les points de l’Anatolie, occidentale et même orientale : Amassia, Césarée, Sivas, Angora, Koniah, Aïdin, Izmid, et tant d’autres villes encore. Il convient de signaler tout particulièrement ici les vingt-cinq écoles que nous possédons ou subventionnons à Smyrne et les cinq ou six qui maintenaient à Brousse notre influence et notre langue. Il est bien entendu que nous entendons ici par écoles françaises non seulement les établissements religieux ou laïques dont le corps enseignant était exclusivement d’origine française, mais aussi nombre d’écoles où notre langue était officiellement enseignée et où nous possédions un ou deux représentants choisis par nos nationaux et exerçant à titre de professeurs. Telles quelles, les écoles françaises, lato sensu, étaient au nombre de 80 à 85 à Constantinople et en Anatolie, réunissant près de 24.000 élèves de tout âge et de toute confession, notre action ici comme partout et notamment comme en Syrie restant toujours dégagée de tout esprit confessionnel.

D’autre part, voici la liste des établissements français d’assistance existant à Constantinople :

  • L’hôpital du gouvernement français, Henry Giffard (11.000 malades en 1911) ;
  • L’asile de vieillards (250 hospitalisés) ;
  • L’orphelinat dispensaire des Filles de la Charité à Galata ; L’orphelinat de Tchoucour-Bostan ;
  • L’hôpital de la Paix, ouvert à Chichli après la guerre de Crimée, véritable ville renfermant un hôpital avec 300 malades, un asile d’aliénés renfermant 450 pensionnaires, un orphelinat, un asile, une crèche et un dispensaire ;
  • Enfin l’hôpital de Constantinople, tenu par des religieuses françaises.

Constantinople comptait, d’autre part, un certain nombre de sociétés françaises de secours mutuel et de bienfaisance, dont l’action se manifestait en toute occasion de la manière la plus conforme à nos intérêts et à nos traditions.

En Anatolie, la France avait ouvert des dispensaires à Amassia Tokat, Césarée et Sivas, ces deux derniers, fréquentés en 1911 par plus de 2.000 malades. Nous avions à Smyrne un hôpital, un orphelinat et un asile de vieillards, sans oublier la cité ouvrière modèle de Montaliah, gérée par le consulat de France.

C’est grâce à tous nos efforts scolaires et d’assistance que, malgré le nombre, hélas ! insuffisant de nos nationaux en Turquie (8.300 environ en 1913), nous avions su maintenir et développer dans l’Empire ottoman un prestige séculaire et sans rival ».

 ↑
209)

Comp. l’article très documenté dans l’Asie française de mars 1920, n° 180, p. 79-92, intiulé « La nouvelle organisation de l’Empire ottoman ».

 ↑
210)

Sur les tractations qui eurent lieu en 1915 entre l’Angleterre et le Chérif de la Mecque Hussein, depuis Roi du Hedjaz, le Temps a fait paraître le 18 septembre 1919 une note intitulée « L’Entente et les Arabes », contenant une correspondance dont nous extrayons les passages suivants :

« En juillet 1915 le Chérif propose sa coopération militaire au gouvernement britannique et demande en échange l’indépendance des Arabes limitée dans un territoire comprenant au Nord Mersine et Adana, et limitée ensuite par le 37e degré de latitude jusqu’à la frontière persane ; la limite Est devait être la frontière persane jusqu’au golfe de Bassorah ; au Sud, le territoire devait border l’océan Indien tout en laissant de côté Aden ; à l’Ouest, enfin, il devait avoir pour limites la mer Rouge et la Méditerranée juiqu’à Mersine ».

« Le 24 octobre, sir Henry Mac Mahon (le résident britannique au Caire), sur l’ordre de son gouvernement, adressait au Chérif une lettre contenant la Note suivante :

« Les districts de Mersine et d’Alexandrette, et les parties de la Syrie situées à l’Ouest des districts de Damas, Homs, Hama et Alep ne peuvent être considérés comme purement arabes et doivent être exclus des limites et frontières envisagées. Avec les modifications ci-dessus, et sans préjudice de non traités actuels avec les chefs arabes, nous acceptons ces limites et ces frontières ; et en ce qui concerne, à l’intérieur de ces limites, les parties de territoires où la Grande-Bretagne est libre d’agir sans porter atteinte aux intérêts de son alliée, la France, je suis autorisé par le gouvernement britannique à vous donner les assurances suivantes et à faire la réponse suivante à votre lettre : « Sous réserve des modifications ci-dessus, la Grande-Bretagne est disposée à reconnaître et à soutenir l’indépendance des Arabes à l’intérieur des territoires compris dans les limites et frontières proposées par le Chérif de la Mecque » (Voir sur cette question l’Asie française, n° 176, août-novembre 1919, p. 247-249 ; l’article L’opinion anglaise et la Syrie, ibid., p. 249-257 ; la note Les prétentions de l’Emir Faiçal sur la Syrie, ibid., p. 281.

 ↑
211)

Comp. l’article de M. Froidevaux, Les événements de Damas, dans l’Asie française, n° 181, p. 106.

 ↑
212)

Cet ultimatum, en exigeant, entre autres choses, l’acceptation du mandat français, prenait soin d’ajouter qu’« il ne comportera de la part de la puissance mandataire qu’un concours apporté sous forme d’aide et de collaboration, mais en aucun cas ne prendra la forme coloniale d’une annexion ou d’une administration directe ». V. l’article La chute du gouvernement arabe de Damas, dans l’Asie française, septembre-octobre 1920, n° 185, p. 300 et suiv.

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213)

E. Brémond, La Cilicie en 1919-1920. Extrait de la Revue des études arméniennes, p. 12.

 ↑
214)

La situation de la France en Cilicie pendant les années 1919-1920 a été décrite dans la Revue des études arméniennes de 1921 par l’administrateur en chef français de la Cilicie, le colonel E. Brémond, dans un article : La Cilicie en 1919-1920. Un autre Français, qui a fait la campagne de Cilicie, le colonel Robert Normand, a, de son côté, traité la question dans un article, paru dans l’Asie française (n° 189), intitulé : L’œuvre de la France en Cilicie. Pour mettre en lumière les grandes difficultés que la France a rencontrées en Cilicie, nous croyons nécessaire de reproduire quelques données sur la lutte des troupes françaises avec les Kémalistes d’après ces deux témoins oculaires, qualifiés s’il en fût.

Depuis la conclusion de l’armistice et jusqu’à la fin de l’année 1919, la Cilicie et les territoires du Nord du gouvernement d’Alep étaient occupés par des troupes anglaises auxquelles n’étaient joints que de faibles détachements français, y compris les trois bataillons arméniens de la Légion d’Orient. Cependant, dès le 19 janvier 1919, le colonel français E. Brémond fut nommé par le général Allenby administrateur en chef de ces pays ressortissant à la zone française des accords de 1916. « Toute l’action administrative en Cilicie en 1919 a été basée sur les ordres du grand quartier général anglais » (Brémond, loc. cit., p. 8-9)… « La sécurité fut complète en Cilicie pendant l’année 1919 » (Brémond, p. 14).

Cette situation changea naturellement après le départ des fortes garnisons anglaises et leur remplacement par de faibles contingents français, surtout dans les territoires de l’Est. « Malheureusement, dit M. Brémond, les forces n’arrivaient pas, celles sur place étaient démunies d’artillerie, de moyens de transport et de tout matériel ; les vivres étaient rares, de sorte que les postes ne purent être pourvus ni en vivres, ni en munitions, ni en matériel. Notamment aucune liaison par T. S. F. ne put être établie (le premier appareil arriva à Adana en mars 1920), ni par pigeons-voyageurs (les premiers arrivèrent en juin 1920) » (Brémond, p. 30-31). Et le colonel Robert Normand déclare de son côté : « Notre extension du 1er novembre 1919 dans les territoires de l’Est (Ourfa, Marach, Aïntab), exécutée avec d’infimes éléments prélevés par le colonel de Piépape sur la pauvre petite brigade française de Cilicie, pour relever sans moyens (ni camions, ni auto-mitrailleuses, ni T. S. F.) les garnisons anglaises nombreuses et admirablement outillées, donnait en outre à notre occupation un caractère permanent, alors que le séjour des troupes anglaises, au lendemain d’une victoire, était considéré comme provisoire ; l’emploi inévitable, faute d’autres ressources, mais impolitique, de la légion arménienne, n’était pas fait pour calmer les esprits. La faiblesse de nos troupes devenait un danger en présence de l’agitation nationaliste qui croissait tout naturellement dans ces circonstances favorables… » (Normand, L’Asie française, n° 189, p. 60).

Moustapha Kémal Pacha tâcha dès la fin de l’année 1919 de provoquer des soulèvements contre les Français en Cilicie et dans les confins militaires. En janvier 1920, Marach était attaquée par les Kémalistes et évacuée par la garnison française ; « 7 à 8.000 Arméniens partirent avec la colonne, par un froid russe ; 2.000 environ, qui, prévenus trop tard, tentèrent de la rejoindre au matin, furent presque tous massacrés ;… le bataillon Bernard des tirailleurs, qui formait l’arrière- garde, avait fait halte pendant une demi-journée pour couvrir la marche des Arméniens, qui laissaient derrière eux des milliers de cadavres » (Brémond, p. 40-41). « On illumina à Sivas et à Angora. Un frémissement d’orgueil galvanisa le Kémalisme encore hésitant… La perte de Marach était un coup terrible pour notre prestige ; il aurait fallu pouvoir le rétablir, en réoccupant immédiatement la ville. Mais les troupes qui avaient subi cette épreuve avaient besoin de se refaire et de se reconstituer. La nécessité de garder une ligne de chemin de fer de 600 kilomètres absorbait tous les efforts dans un jeu de navette épuisant et stérile. D’autant qu’au milieu de cette voie ferrée se trouvait le centre chrétien d’Alep, qui empêchait tout ravitaillement sérieux » (Bré-mond, p. 41).

Bientôt la situation devint grave à Ourfa. « La garnison d’Ourfa bloquée, assiégée, bombardée au 105 alors qu’elle n’avait pas de canons, sans aucune liaison avec le commandement puisqu’elle n’avait pas de T. S. F., allait arriver au bout de ses vivres et de ses munitions. Malgré les tentatives faites par le général de Lamotte pour rétablir les communications avec elle, et qui n’aboutirent pas, il fallut en arriver à un arrangement aux termes duquel la garnison évacuait Ourfa et se retirait sur l’Euphrate. Mais, en cours de route, elle tomba dans une embuscade et fut massacrée entièrement à l’exception d’un officier et de quelques hommes » (Brémond, p. 43).

Des confins de l’Est, l’agitation kémaliste gagna la Cilicie. Bientôt, Hadjin, Bozanti, Mersine, Adana étaient bloqués. « Il n’y a pas eu d’invasion kémaliste en Cilicie à proprement parler, mais seulement l’arrivée de 2 à 3.000 individus, où l’on trouvait jusqu’à des Afghans, menés par des Allemands ou des officiers turcs germanisés, et qui obligèrent les villages à fournir des contributions en argent et en nature, et des recrues que l’on constituait en tabors (bataillons) de 100 à 150 hommes » (Brémond, p. 47). La situation empira après un armistice conclu à Angora, en mai 1920, par M. Robert de Caix avec Moustapha Kémal Pacha, en vertu duquel les Français, en dehors de Bozanti qu’ils avaient déjà évacuée, se retiraient de Sis et d’Aïntab. Après l’expiration de l’armistice, durant tout l’été 1920, les bandes kémalistes, redoublant d’audace, renouvelèrent leurs attaques contre Tarsous et Mersine, mettaient le siège devant Adana et combattaient les faibles colonnes françaises, qui débloquaient et ravitaillaient les garnisons échelonnées le long du chemin de fer. Vers la fin de juillet une amélioration se produisit cependant dans la Cilicie côtière. La colonne Gracy enleva Yénidjé, dégagea Tarsous et délivra Mersine. Le siège d’Adana fut levé par les Kémalistes le 19 août (Brémond, op. cit. ; p. 64-68).

Comp. aussi sur les tristes événements en Cilicie et surtout les massacres de March et le guet-apens d’Ourfa, Paillarès, Le Kêmalisme devant les Alliés, p. 108- 116, et les nombreux articles dans le Times des 17, 18, 19 février et des 3, 8, 15, 17 mars 1920.

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215)

Sur la modification des accords de 1916 comportant, pour la France, l’abandon d’une partie de la Cilicie et de la Palestine et de Mossoul, V. les débats à la Chambre des députés française des 24, 25 et 26 juin 1920, dans l’Asie française, n° 184, débats empreints d’une grande amertume. Le rapporteur du budget, M. Noblemaire, dit, le 25 juin, en expliquant l’attitude du gouvernement anglais au sujet des accords de 1916 :

« Quant au gouvernement anglais lui-même, notre co-contractant, pour lui aussi un fait nouveau s’est produit. Il n’a cessé de soutenir que les accords de 1916 impliquaient une participation effective de notre pays que la France n’a pas pu donner, et vous savez pour quelles glorieuses raisons aux opérations contre la Turquie en Palestine et en Syrie. Le premier ministre anglais ajoutait qu’il ne revendiquait pas la Syrie et qu’il était prêt à y soutenir l’octroi du mandat français. Mais ce mandat était limité, selon lui, par deux concessions, faites ultérieurement par le gouvernement français, dont on vous a longuement entretenus : la concession de Mossoul sur laquelle vraiment il n’y a plus rien à dire, au moins aujourd’hui, et la concession de Palestine, sur laquelle il n’y a peut-être plus beaucoup à dire, mais sur laquelle vous permettrez pourtant au Français et au Chrétien que je suis de dire qu’il y a peut-être beaucoup à pleurer ».

D’autre part, voici comment le député Lenail, le 25 juin 1920, s’est prononcé sur la répartition des territoires de l’ancien Empire ottoman :

« Mais, laissant de côté l’énormité de cette part anglaise, — car vous savez que sur les 32 millions d’habitants que compte la Turquie en y comprenant l’Arabie, l’Angleterre en prend près de 15 millions, en laissant 11 millions à la Turquie et 3 millions à la France, — vous savez qu’au point de vue des territoires, sur les 4 millions et quelques centaines de milliers de kilomètres que comporte la Turquie, toujours en y comprenant l’Arabie, l’Angleterre prend 3 millions de kilomètres carrés et nous 220.000. En laissant encore ce qu’a vraiment d’extraordinaire, d’inespéré, la réalisation de ce plan anglais, qui fait la soudure entre ses possessions d’Afrique et ses possessions d’Asie, et s’en va depuis les côtes de Lybie à travers la Mésopotamie, à travers la Perse, à travers l’Afghanistan, à travers l’Hindoustan, à travers la Birmanie jusqu’à l’île de Ceylan et aux Philippines, rejoignant d’une façon véritablement splendide, sous le sceptre britannique, la mer de Chine au cœur de la mer Méditerranée, je reviens tout modestement à ce qui est la part française, à la Syrie ».

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216)

L’Asie française, juillot-août 1920, n° 184, p. 241.

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217)

V. p. 156. (nds: chapitre précédent)

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218)

« Nor are we fighting… to deprive Turkey of its capital or of the rich and renowned lands of Asia Minor and Thrace which are predominantly Turkish in race… We do not challenge the maintenance of the Turkish Empire in the homelands of the Turkish race with its capital in Constantinople, the passage between the Mediterranean and the Black Sea being internationalized and neutralized… Arabia, Armeniu, Mesopotamia, Syria and Palestine are in our judgement entitled to recognition of their separate national conditions ».

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219)

« We cannot let those evil forces which have been prédominant in Constantinople remain predominant as the predominant Government in Constantinople ».

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220)

Parliamentary Debutes, House of Commons, Monday 18th November 1918, vol. 110, n° 118, p. 3256-3260.

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221)

Rappelons qu’après la grande guerre, une violente agitation nationaliste, procédant surtout des castes supérieures hindoues, avait éclaté dans l’Inde anglaise, se manifestant par des actes de terrorisme et des mouvements séditieux. Cette agitation avait amené le gouvernement de l’Inde à promulguer des lois répressives (bill Rowlatt). Ces lois furent le signal pour de nouvelles émeutes, lesquelles, surtout dans le Pendjab (Amritsar), furent réprimées avec la plus extrême rigueur. La loi Montagu-Chelmsford, introduisant des assemblées législatives dans l’Inde, fut ensuite votée (fin 1919). Mais les nationalistes hindous, menés par Gandhi, ne s’en contentèrent pas et commencèrent à préconiser la non-coopération avec le gouvernement. Quant aux Musulmans, la majorité était d’abord hostile au mouvement nationaliste à cause de son caractère hindou. Cependant la sympathie qui leur fut montrée par les Hindous dans la question du Califat amena un rapprochement entre les deux éléments (V. sur le mouvement nationaliste dans l’Inde, le remarquable ouvrage de Lothrop Stoddard, The New World of Islam, 1921, chapitre IV, « Nationalism in India ». Comp. l’article de lord Sydenham, La Grande-Bretagne en péril dans l’Inde, dans la Revue de Paris du 15 avril 1922).

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222)

Comp. sur le mouvement aux Indes, l’Asie française, n° 178, n° 179,, n° 180, n° 182.

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223)

Dans un Mémoire présenté à M. Lloyd George par un groupe de notabilités anglaises en septembre 1919 (The Times, 10 septembre 1919), nous lisons : « Nous comprenons parfaitement qu’il sera nécessaire de délivrer les Arméniens du mauvais gouvernement turc et de donner libre cours aux aspirations arabes… Notre politique devrait être telle qu’elle pourrait être défendue au nom des principes auxquels nous avons fait appel nous-mêmes pendant la guerre et auxquels des Musulmans instruits doivent adhérer. Ces principes seront violés si des pays comme la Thrace et l’Asie Mineure où les Turcs prédominent sont soumis à la domination européenne. Ceci sera non seulement une grave injustice, mais une grande faute politique… En qualité de puissance asiatique, nous avons besoin de la bonne volonté des Musulmans ; par la destruction de la souveraineté turque dans ces pays nous la perdrions inévitablement ». Un autre Mémoire d’un nombre de notabilités anglaises et indiennes fut présenté à M. Lloyd George en décembre 1919 (The Times, 24 décembre 1919). Les signataires de ce Mémoire recommandent au gouvernement de poursuivre envers la Turquie une politique qui ferait disparaître dans le monde musulman la fermentation et le trouble dus aux rumeurs que les Alliés se proposeraient de séparer de la Turquie des provinces dont la population prédominante est turque, qu’ils auraient même l’intention de placer la Turquie sous un mandat et qu’enfin la protection des Lieux-Saints de l’Islam devrait passer entre des mains non-musulmanes.

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224)

V. le mémoire dans The Times du 23 février 1920 signé par un grand nombre d’écrivains, d’ecclésiastiques et de professeurs au moment où la rumeur publique annonçait déjà que le Conférence de la Paix avait décidé de laisser Constantinople aux Turcs. Ce Mémoire déclare que ce serait un « malheur et un scandale » si Constantinople était laissé entre les mains des Turcs et se termine ainsi : « Nous croyons qu’il y aura une grande indignation dans les pays de langue anglaise, dans les Dominions aussi bien que dans la Métropole, si on permet au cruel et corrompu gouvernement du Turc de rester dans un quelconque des pays où il a cherché à exterminer ses innocentes victimes ».

Le labour Party publia une remarquable réponse aux Musulmans indiens où il leur démontra, sur la base du principe de l’auto-détermination (self determination), l’impossibilité de replacer par force sous l’autorité temporelle du Calife ottoman ses anciens sujets arabes qui devraient être d’ailleurs consultés sur la forme de leur futur gouvernement. Le Labour Party se prononça catégoriquement pour la cessation de la domination turque sur les Arméniens et pour l’administration de l’Arménie par un mandataire sous le contrôle de la Société des Nations ; le Labour Party se déclara enfin en faveur d’un contrôle des Détroits par la Société des Nations et proposa la constitution des deux rives du Bosphore avec Péra et de la péninsule de Gallipoli en territoire international en laissant aux Turcs la seule Stamboul comme capitale (The Times, du 25 février 1920).

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225)

V. l’article du Times du 21 février 1920 critiquant dans les termes les plus violents la décision du gouvernement anglais, lequel, au dire du Times, par ses tergiversations, a déçu l’espoir de la nation britannique de voir la fin de la domination turque en Europe.

« Il n’y avait pas un homme dans les grandes armées que nous avions envoyées à Gallipoli et en Palestine, ou dans la flotte de la Méditerranée, qui ne sût pas que notre double but était de mettre une fin pour toujours au mauvais gouvernement turc en Europe et de libérer les nationalités opprimées en Asie Mineure de l’influence flétrissante du gouvernement impérial ottoman. Ce n’est pas seulement une question de la liberté de navigation dans le Bosphore et les Dardanelles, et du libre accès de la mer Noire, quelque vitale que puisse être cette nécessité. C’est beaucoup plus la question de l’extirpation des semences de la guerre perpétuelle qui pendant des siècles avait noyé l’Europe orientale dans le sang. Si l’administration turque n’est pas extirpée maintenant en Europe, il faudra faire une autre guerre dans l’avenir pour déloger les Turcs de leurs derniers logements sur le sol européen. Tant qu’ils resteront à Constantinople, cette ville ne cessera pas d’être un centre fertile d’intrigues et aucune forme de contrôle international sur les Détroits ne ne sera sûre. Cette question fondamentale ne devrait pas être résolue sous l’influence de l’agitation factice des Indiens musulmans ni des craintes nerveuses de M. Montagu, pas plus qu’elle ne devrait supporter l’emprise mauvaise et clandestine des magnats de la finance internationale. Après des siècles de misère et de malheur, le problème turc a atteint sa phase culminante. Devons nous, faiblir maintenant, ou nous laisser influencer par les petites convenances ou les risques du moment plutôt que par les grands et justes principes qui devraient guider notre politique ? Il n’existe pas d’homme d’État en Europe qui ne sache que depuis que les Turcs ont été refoulés des murs de Vienne, ils ont été en état de retour aux pays dont ils étaient venus. Toujours ils ont été sauvés de l’expulsion finale par des appréhensions aussi indignes que celles qui ont égaré la semaine dernière notre Cabinet et le Conseil suprême. La grande guerre n’aura pas été gagnée complètement, la tragédie de Gallipoli deviendra plus sombre que jamais, si le Conseil suprême ne dit pas aux Turcs qu’ils doivent retourner en Asie et si nous ne plaçons pas Constantinople et ses environs sous une forme de contrôle international. L’expulsion de toute la race turque de l’Europe est impossible et on n’y a jamais pensé. Stamboul aura toujours une très grande population turque, comme la possèdent aujourd’hui des parties de la Bulgarie. Mais, pour le drapeau turc, pour le dirigeant turc et pour le gouvernement turc, il n’y a plus de place en Europe ».

Sur les protestations d’une grande partie de l’opinion publique anglaise contre le maintien des Turcs à Constantinople, comp. aussi Correspondance d’Orient du 15 mars 1920, p. 229.

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226)

V. les débats de la séance du 26 février 1920 à la Chambre des communes, dans le Times du 27 février 1920.

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227)

V. l’Asie française, avril 1920, n° 181, p. 137.

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228)

V. dans le n° 182 (mai 1920) de l’Asie française la traduction du Message de la Délégation des Indes au Sultan, dont nous détachons ce passage :

« Nous avons pour mission de revendiquer pour le Califat la restauration intégrale du statu quo ante bellum territorial, sans préjudice de changements politiques, compatibles avec la dignité d’un État souverain, qui pourraient être garantis aux nationalités non-turques, si ces nationalités désiraient un gouvernement autonome au sein de l’Empire ottoman. Nous avons été chargés d’expliquer que c’était là, pour l’institution sacrée du Califat, le minimum irréductible du pouvoir temporel qui en est inséparable, pouvant être considéré comme suffisant à la défense de notre Foi. Nous avons encore été chargés de déclarer que seul le Calife pouvait être le serviteur des trois harems (sanctuaires) sacrés, la Mecque, Médine et Jérusalem, et le gardien des tombeaux sacrés ; que, de plus, pas un seul Musulman ne tolérerait, ni ne pourrait tolérer aucune sorte de pouvoir non musulman, ni sous la forme d’un mandat, ni sous aucune autre forme, sur la Syrie, la Palestine ou la Mésopotamie, qui font partie du sol sacré du Djeziret-ul-Arab, confié à notre garde exclusive par notre Saint Prophète à son lit de mort. Nous avons fait tout ce qui était possible, dans les limites des faibles moyens en notre pouvoir, pour expliquer notre triple revendication aux Alliés ; et, malgré l’effrayante ignorance et la tragique indifférence de quelques-uns de ceux-là mêmes qui se rendent responsables d’un nouveau règlement des destinées du monde, nous avons fait clairement entendre que réduire de l’épaisseur d’un cheveu les revendications musulmanes ne serait pas seulement une violation flagrante des sentiments religieux les plus profonds des Musulmans, mais aussi une violations flagrante des promesses solenellement faites par les hommes d’État responsables qui représentaient les Puissances alliées et associées, promesses faites à une époque où ils avaient souci d’obtenir le concours des peuples et des soldats musulmans. Enfin, nous n’avons pas hésité à avertir le gouvernement britannique que, si ces promesses n’étaient pas tenues et si l’on ne se conformait pas aux déclarations qui ont amené l’armistice, il serait futile de s’attendre à la paix aux Indes, et qu’un affront infligé aux Musulmans, et par la fait à toute la nation indienne, serait incompatible avec l’expectative d’un loyalisme aveugle. Ayant fait tout ce qu’exigeait de nous notre devoir de Musulmans, de sujets loyaux du Roi Empereur, d’hommes désirant ardemment assurer une paix juste et durable et investis d’une mission de réconciliation et de concorde, nous attendons maintenant, des puissances alliées, leur réponse à nos appels et à nos avertissements. Mais d’une bien plus grande importance, pour le monde musulman, sera la réponse de Votre Majesté aux demandes des Alliés, et avant que cette réponse ne soit faite, nous estimons qu’il est de notre humble devoir de déclarer à Votre Majesté que l’Islam aujourd’hui se tient solidement à ses côtés comme il ne s’y était jamais tenu depuis les derniers Khulafai Rachidine (les quatre premiers Califes connus comme les Califes bien inspirés) qui ne sont plus de ce monde… ».

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229)

Times du 29 mai 1920, article : Caliphate agitation failing.

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230)

Giannini, La questione orientale alla Conferza délia Pace, p. 4.

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231)

V. plus haut.

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232)

Giannini, La questione orientale, p. 8-10.

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233)

Comp. l’article de M. Camille Fidel, La zone d’influence de l’Italie en Anatolie, dans la Correspondance d’Orient du 15-30 juillet 1920, p. 9-21.

 ↑
234)

Giannini, La questione orientale, p. 12.

 ↑
235)

Gianni, Carlo Sforza, Un anno di politica estera, p. 34 et 50.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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