André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

4) Sanctions, restitutions, réparations

Les articles du traité de Sèvres que nous venons d’analyser forment une véritable Constitution des droits des minorités.

Mais, aux yeux des peuples, organes ou témoins de l’intervention d’humanité, ce n’est évidemment pas cette Constitution qui a proclamé pour la première fois le respect du droit humain en Turquie ; elle n’a fait en réalité que le codifier. La preuve en est que d’autres dispositions du traité prononcent des sanctions pour les actes contraires au droit humain que les Turcs ont commis pendant la grande guerre, c’est-à-dire antérieurement à la Constitution dont il s’agit, et stipulent la restitution des survivants des massacres dans la plénitude de leurs droits.

a) Le traité de Sèvres ordonne d’abord la punition des auteurs des crimes :

« Le gouvernement ottoman, dit l’article 230, s’engage à livrer aux Puissances alliées les personnes réclamées par celles-ci comme responsables des massacres qui, au cours de l’état de guerre, ont été commis sur tout territoire faisant, au 1er août 1914, partie de l’Empire ottoman. Les Puissances alliées se réservent le droit de désigner le tribunal qui sera chargé de juger les personnes ainsi accusées, et le gouvernement ottoman s’engage à reconnaître ce tribunal… ».

Les Puissances se réservent également le droit de déférer lesdits accusés devant le tribunal de la Société des Nations, dans le cas où celle-ci aurait constitué en temps utile un tribunal compétent pour juger lesdits massacres.

b) En dehors de ces sanctions, le traité de Sèvres prévoit certaines restitutions de personnes et de biens. Il stipule, dans son article 142, la délivrance de toutes les personnes séquestrées et annule toutes les conversions forcées à l’Islamisme :

« Considérant que, en raison du régime terroriste ayant existé en Turquie depuis le 1er novembre 1914, les conversions à l’Islamisme n’ont pu avoir lieu normalement, aucune conversion ayant eu lieu depuis cette date n’est reconnue et toute personne, non-musulmane avant le 1er novembre 1914, sera considérée comme restée telle, à moins qu’après avoir recouvré sa liberté elle ne remplisse, de sa propre volonté, les formalités nécessaires pour embrasser l’Islamisme.

« Afin de réparer dans la plus large mesure les torts portés aux personnes au cours des massacres perpétrés en Turquie pendant la durée de la guerre, le gouvernement ottoman s’engage à donner tout son appui et celui des autorités ottomanes à la recherche et à la délivrance de toutes les personnes, de toute race et de toute religion, disparues, ravies ou réduites en captivité depuis le 1er novembre 1914 ».

Les rédacteurs du traité de Sèvres ont cependant voulu éviter tout reproche de partialité en faveur des Chrétiens grecs ou arméniens. C’est pourquoi l’article 142 prévoit la nomination par le Conseil de la Société des Nations de Commissions mixtes « à l’effet de recevoir les plaintes des victimes elles-mêmes, de leurs familles et de leurs proches, de faire les enquêtes nécessaires et de prononcer souverainement la mise en liberté des personnes en question ». Le gouvernement ottoman s’engage à faciliter l’action de ces Commissions mixtes. Il s’engage également à faire respecter leurs décisions et à assurer la sûreté et la liberté des personnes ainsi restituées dans la plénitude de leurs droits (art. 142).

c) La question de la restitution, aux survivants des massacres et des déportations, de leurs biens, confisqués par le gouvernement ottoman ou détenus par leurs compatriotes turcs, est traitée dans l’article 144.

Cet article oblige le gouvernement ottoman à faciliter « aux ressortissants ottomans de race non-turque, chassés violemment de leurs foyers », depuis le 1er janvier 1914, le retour dans ces foyers ainsi que la reprise de leurs affaires. Il ordonne la restitution, aux propriétaires, de leurs biens immobiliers ou mobiliers, qui pourront être retrouvés. Et le traité institue, pour connaître de toutes réclamations, des Commissions arbitrales mixtes partout où cela sera jugé nécessaire par le Conseil de la Société des Nations. Ces Commissions sont composées d’un représentant du gouvernement, d’un représentant de la communauté ou du ressortissant lésé, et d’un Président, nommé par ledit Conseil. Les Commissions arbitrales auront pouvoir d’ordonner : la fourniture par le gouvernement ottoman de la main-d’œuvre pour tous travaux de reconstruction ou de restauration ; l’annulation de tous actes de vente ou constitution de droits sur la propriété immobilière conclus après le 1er août 1914, les détenteurs étant indemnisés par l’État ; l’attribution de tous biens et propriétés ayant appartenu à des membres d’une communauté, décédés ou disparus depuis le 1er août 1914, à cette communauté aux lieu et place de l’État : ainsi ce dernier ne bénéficiera plus des biens tombés en déshérence à la suite des massacres et déportations qu’il avait ordonnés.

Ces dispositions garantissent, dans une certaine mesure, le recouvrement des biens meubles et la reconstruction de la propriété immobilière. L’article 144 a malheureusement d’importantes lacunes : il est muet sur les dommages-intérêts que les victimes, frustrées de leurs biens meubles ou immeubles, ont certainement le droit de réclamer des détenteurs illégitimes ; il est également muet sur la question plus grave encore des indemnités à payer du chef des massacres eux-mêmes qui ont laissé dans la misère de nombreux orphelins et veuves, sans parler du préjudice causé aux nations arménienne et grecque tout entières ; en outre, il n’accorde des restitutions et restaurations qu’aux seuls ressortissants ottomans[107].

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107)

La seule voie ouverte aux Arméniens et aux Grecs des territoires détachés de la Turquie est, à notre avis, celle de l’article 230. En effet, cet article prévoit le jugement des personnes « responsables des massacres qui, au cours de l’état de guerre, ont été commis sur tout territoire faisant, au 1er août 1914, partie de l’Empire ottoman ». Les Grecs et Arméniens, sujets de la Turquie ou non, victimes des massacres commis pendant la guerre, pourraient donc, pour réclamer des indemnités aux auteurs des massacres, se constituer parties civiles devant le tribunal désigné, en vertu de l’article 230, par les Puissances alliées.

Cette perspective assez aléatoire n’exonère cependant pas, à notre avis, les rédacteurs du traité de Sèvres du reproche de n’avoir pas nettement stipulé le droit à indemnité pour les victimes des massacres. On ne saurait justifier le système du traité de Sèvres par les précédents historiques. Certes, on a pu rappeler que les États dont certaines parties se sont détachées au cours de l’histoire n’ont payé aucune indemnité du fait des pertes des vies et des biens subies par leurs anciens sujets pendant les périodes troublées précédant la séparation, ni à plus forte raison du fait de celles essuyées par les congénères de la nouvelle nation restés les sujets de ces États. Mais un des résultats de la grande guerre a été justement de consacrer un droit nouveau, le droit humain, dont les dispositions, sous forme de protection des minorités, ont été incorporées dans toute une série de traités ; la violation de ces règles donne incontestablement droit à un recours contre l’État qui s’en est rendu coupable. Il est vrai qu’on pourrait objecter que ce droit nouveau ne saurait, en tout cas, avoir un effet rétroactif. Mais cette objection, fondée pour d’autres États, ne s’applique pas au cas spécial de la Turquie. Comme nous l’avons exposé plus haut, l’intervention d’humanité, avant de passer dans le droit commun, a été pendant plus d’un siècle appliqué au seul Empire ottoman.

Au cours de son histoire, la Turquie s’est à maintes reprises engagée vis-à-vis des Grandes Puissances à respecter la vie, l’honneur, la liberté et la propriété de ses sujets chrétiens. Par conséquent, en stipulant des indemnités au profit des personnes lésées par les massacres et les déportations, mesures d’ailleurs incontestablement gouvernementales et non pas dues à une guerre civile, les Puissances auraient non pas donné une force rétroactive aux dispositions sur les minorités, mais simplement sanctionné les articles des nombreux traités antérieurs avec la Porte par lesquels s’était manifestée l’intervention d’humanité.

Enfin, dernier argument, quelle que soit la base légale qui ait permis aux Puissances d’insérer dans le traité de Sèvres des sanctions contre les auteurs des massacres de 1915 et d’ordonner la libération des captifs, la reconstruction des propriétés et la restitution des biens confisqués, on ne voit pas pourquoi ces dispositions, se rapportant toutes au passé, ne pourraient être étendues à l’indemnisation des veuves et des orphelins privés de leurs soutiens et au dédommagement des personnes frustrées de leurs biens.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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