André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

3) La proclamation de l'Etat arménien intégral

Cette déclaration correspondait à une réalité. En effet, la République arménienne, où s'étaient réfugiés presque tous les Arméniens de la Turquie qui avaient pu échapper à la déportation et aux massacres[92], avait assumé, dès sa constitution (28 mai 1918), sans hésiter et malgré sa détresse politique et économique, la tâche d'un Piémont arménien. Au mois de février 1919, un Congrès des Arméniens de Turquie, réuni à Erivan, proclama solennellement «qu'il ne reconnaissait que l'Arménie unifiée et indépendante». Et, le 28 mai 1919, le gouvernement d'Erivan, en vertu d'une résolution du 2 avril 1919 du Parlement de la République, déclara l'indépendance et l'unification des territoires arméniens de la Transcaucasie et de ceux de l'Empire ottoman. Il se proclama en même temps comme le gouvernement de cette République arménienne unifiée.

Voici ce document:

DECLARATION D'INDEPENDANCE DE L'ARMENIE UNIFIEE EN DATE DU 28 MAI 1919

Pour reconstituer l'Arménie dans sa totalité et pour assurer l'entière liberté et la prospérité du peuple arménien, le gouvernement de l'Arménie, fidèle interprète de la volonté unanime du peuple arménien et du désir exprimé par lui, déclare qu'à dater d'aujourd'hui les différentes parties de l'Arménie qui avaient été séparées jusqu'à maintenant sont réunies à jamais en une unité d'Etat indépendant.Il y a un an exactement, le Conseil national arménien, élu par la Conférence des Arméniens de Russie, avait déclaré qu'il était le pouvoir suprême des provinces arméniennes de la Transcaucasie. Le gouvernement issu du Conseil national arménien, après avoir notifié officiellement cette déclaration aux représentants des Puissances, a établi, durant l'année écoulée, son pouvoir de fait sur les provinces arméniennes de la Transcaucasie.

Le deuxième Congrès des Arméniens de l'Arménie turque, réuni à Erivan au mois de février 1919, a proclamé solennellement qu'il ne reconnaissait que l'Arménie unifiée et indépendante.

Actuellement, en faisant la proclamation d'indépendance et d'unification des territoires arméniens de la Transcaucasie et de l'Empire ottoman, le gouvernement de l'Arménie déclare que la forme de gouvernement de l'Etat intégral est la République démocratique, et, d'autre part, il se proclame comme étant le gouvernement de la République arménienne unifiée.

Ainsi, c'est le peuple de l'Arménie qui est aujourd'hui le maître suprême de la Patrie reconstituée, et le Parlement ainsi que le gouvernement de l'Arménie constituent le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif du peuple libre et souverain.

Le gouvernement de l'Arménie fait cette proclamation en vertu de la résolution du 2 avril 1919 du Parlement, qui lui a conféré un mandat spécial.

Suivent les signatures: du Président du Conseil, ministre des affaires étrangères, Al. Khadissian, et des autres ministres. — Erivan, le 28 mai 1919[93].

Parallèlement à cette action de la République arménienne en vue de la constitution d'une Arménie intégrale, une action arménienne se développait en Europe, et surtout à Paris, auprès des Puissances alliées. Cette action était conduite par un homme remarquable, Boghos Nubar Pacha, Président de la Délégation nationale arménienne. Envoyée en Europe, en 1912, par le Catholicos d'Etchmiadzine, chef suprême de l'Eglise arménienne, pour plaider la cause des Arméniens turcs et obtenir l'appui des Puissances pour l'introduction des réformes, cette Délégation avait représenté la cause arménienne auprès des Alliés pendant toute la durée de la Grande Guerre. Le 30 novembre 1918 déjà, Boghos Nubar Pacha avait adressé à tous les gouvernements alliés et associés une lettre où il déclarait «l'indépendance de l'Arménie intégrale sous l'égide des Puissances alliées et des Etats-Unis, ou de la Société des Nations dès qu'elle sera formée»[94].

Quelques mois après, le 24 février 1919, se réunit à Paris une Conférence panarménienne qui siégea jusqu'au 22 avril. Cette Conférence comprenait les représentants non seulement des Arméniens de Russie et de Turquie, mais de ceux du monde entier. Elle arrêta définitivement le programme des revendications arméniennes et élut une nouvelle Délégation nationale, sous la présidence de Boghos Nubar, composée de six membres. D'après les directives de la Conférence, la Délégation nationale et la Délégation de la République arménienne devaient former ensemble la Délégation de l'Arménie intégrale qui aurait à s'occuper de toutes les questions ayant un caractère général.

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92)

Le nombre de ces réfugiés est évalué à 295.000.

 ↑
93)

Société des Nations, Documents de l'Assemblée de 1920, n° 56, annexe 4.

 ↑
94)

Lettre de S. E. Boghos Nubar Pacha à S. E. M. Pichon, ministre des affaires étrangères de la République française :

Monsieur le Ministre,

J'ai l'honneur, au nom de la Délégation nationale arménienne, de soumettre à Votre Excellence la déclaration ci-dessous en lui rappelant :

Que les Arméniens, dès le début de la guerre, ont été des belligérants de facto, comme vous avez bien voulu le reconnaître vous-même, puisqu'au prix des sacrifices les plus lourds et des souffrances endurées pour leur attachement inébranlable à la cause de l'Entente, ils ont combattu aux côtés des Alliés sur tous les fronts :

En France, par leurs volontaires enrôlés dès les premiers jours dans la Légion étrangère, où ils se sont couverts de gloire sous le drapeau français ; En Palestine et en Syrie, où les volontaires arméniens recrutés par la Délégation nationale à la demande même du gouvernement de la République, ont formé plus de la moitié du contingent et ont pris une grande part à la victoire du Général Allenby, ainsi que ce dernier et leurs chefs français l'ont officiellement déclaré; Au Caucase, où sans parler des 150.000 Arméniens dans l'armée impériale russe, plus de 40.000 de leurs volontaires ont contribué à la libération d'une partie des vilayets arméniens et où, sous le commandement de leurs chefs Antranik et Nazarbékoff, ils ont, seuls de tous les peuples du Caucase, après la défection bolchevique, tenu tête aux armées turques jusqu'à la signature de l'armistice.

Que la victoire des Alliés et des Etats-Unis, en vertu des principes de Justice, de Droit et de Libération des peuples opprimés pour lesquels ils ont combattu, a définitivement affranchi du joug turc les six vilayets et la Cilicie avec le Sandjak de Marache.

Que la Nation arménienne, en dépit d'invasions et de conquêtes successives, a conservé intacts son caractère propre, sa langue et sa religion, a donné de tous temps des preuves éclatantes de son immuable esprit national et de la vitalité de sa race, et a lutté pendant des siècles pour sa libération et son existence nationale.

Que la Nation arménienne possède le degré de culture et de civilisation lui donnant le droit de disposer d'elle-même en application d'un des principes que les Alliés et les Etats-Unis ont inscrits au nombre de leurs buts de guerre.

En conséquence, répondant au vœu unanime de toute la Nation arménienne, dont une partie s'est déjà constituée en une République indépendante, la Délégation nationale a l'honneur de porter à la connaissance du gouvernement de la République qu'elle déclare l'indépendance de l'Arménie intégrale sous l'égide des Puissances alliées et des Etats-Unis, ou de la Société des Nations dès qu'elle sera formée.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, etc., etc.

Le Président BOGHOS NUBAR

Une lettre pareille a été le même jour remise à tous les gouvernements alliés et associés.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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