André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

Chaptire II

L'intervention d'Humanité dans la question arménienne

CE N'EST que fort tard que l'intervention d'humanité a commencé à se manifester en faveur des Arméniens de la Turquie. La raison en réside dans la situation toute particulière de cette race chrétienne dans l'Empire ottoman.

L'histoire nous montre[41] le plateau arménien exposé à d'incessantes invasions de la part des Seldjouks, des Mongols, des Perses et d'autres peuples encore, lesquelles, surtout depuis le VIIe siècle de notre ère, provoquaient des émigrations constantes des Arméniens et leur dispersion à travers le monde entier. Lorsque les Osmanlis annexèrent, en 1514, le pays arménien, ils s'y trouvèrent en présence d'une forte pénétration kurde qui avait commencé au Xe siècle, et qu'ils s'empressèrent encore de développer. D'autre part, il y avait des colonies arméniennes plus ou moins importantes dans presque tous les centres de la Turquie, en commençant par la capitale de l'Empire.

La situation des Arméniens du plateau et de ceux du reste de l'Empire a été pendant longtemps très inégale. Dans l'Arménie propre, les rapports entre les deux races, les kurdes musulmans et les Arméniens chrétiens, étaient ceux de seigneurs féodaux (Beys) à serfs. Ces relations se compliquèrent depuis l'affaiblissement du féodalisme kurde et l'affermissement du pouvoir du gouvernement de Constantinople, au commencement du XIXe siècle, par l'intervention des fonctionnaires turcs. Ces agents, dans les démêlés entre Arméniens et Kurdes, prenaient ordinairement le parti de ces derniers ; et s'il leur arrivait d'intervenir en faveur des Arméniens, ceux-ci s'exposaient à une terrible et inévitable vengeance de la part des Beys. La situation économique des paysans arméniens était très précaire. Ils payaient non seulement les impôts réguliers au gouvernement, mais encore des redevances supplémentaires aux Beys kurdes de leurs villages, pour trouver aide et protection contre les Beys voisins, redevances consistant dans la prestation annuelle (le hafir) d'une partie de leur récolte et de leur bétail et même d'argent en nature, et dans les impôts occasionnels comme le hala (somme versée pour la permission de marier sa fille)[42].

Toute autre était la position des Arméniens dispersés dans tout l'Empire, que les Turcs considéraient comme un élément très utile pour leur Etat. Ils profitaient de l'activité des banquiers, des marchands et des artisans arméniens et se servaient même, très souvent, dans leurs administrations, de la finesse de l'esprit arménien. Comme, d'autre part, les paysans du plateau arménien supportaient leur pénible situation sans tenter des révoltes, il arriva que, vers le milieu du XIXe siècle les Arméniens étaient même généralement honorés par les Turcs du surnom de nation fidèle (milleti-sadyka), surnom les distinguant des autres nations qui s'efforçaient de secouer leur joug. Il est d'ailleurs certain qu'en dehors des provinces orientales, les Arméniens occupaient dans le pays une situation privilégiée. En 1863, la nation arménienne se vit même accorder un nouveau statut, comportant une Assemblée nationale, composée de 140 membres dont 120 élus directement par le peuple. «Grâce à leur talent, dit le Livre bleu anglais de 1916[43], et à leur tempérament, la plus grande partie de l'industrie, du commerce, de la finance et des travaux intellectuels de Turquie était entre les mains des Arméniens». Les Arméniens pouvaient aspirer à partager partout la domination de l'Empire avec les Turcs qui, eux, manquaient de tous les talents requis pour l'exploitation et l'administration du pays.

La guerre de Crimée marqua le commencement d'une nouvelle période dans les relations turco-arméniennes. L'armée turque battant en retraite devant l'armée russe dévasta les villages arméniens et se livra à toutes sortes d'atrocités ; et, après la guerre, les Circassiens émigrés de Russie se joignirent aux Kurdes pour exploiter les paysans arméniens. En 1867, il y eut, à Zeitoun, un soulèvement, qui amena l'intervention française.

Pendant la guerre russo-turque de 1877-1878, l'Arménie fut mise de nouveau à feu et à sang par les soldats turcs et les brigands kurdes. Les troupes russes ayant conquis la majeure partie des provinces arméniennes, la Sublime Porte craignit pendant un moment que la Russie ne demandât l'annexion de l'Arménie, et poussa elle-même les Arméniens à réclamer leur autonomie sous la souveraineté turque. Le Patriarche arménien Nersés se rendit donc au quartier général du Grand Duc Nicolas à San Stefano et sollicita le concours russe pour l'établissement d'une autonomie administrative. Mais la flotte anglaise ayant paru devant Constantinople, et la Porte ayant acquis la certitude que la Russie serait obligée d'évacuer l'Arménie, elle revint sur sa décision, et pendant les négociations, les plénipotentiaires russes, au lieu de l'autonomie, ne purent obtenir que la promesse de vagues réformes. L'article 16 du traité de San Stefano du 19 février (3 mars) 1878 portait en effet :

«Comme l'évacuation, par les troupes russes, des territoires qu'elles occupent en Arménie, et qui doivent être restitués à la Turquie, pourrait y donner lieu à des conflits et à des complications préjudiciables aux bonnes relations des deux pays, la Sublime Porte s'engage à réaliser, sans plus de retard, les améliorations et les réformes exigées par les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens, et à garantir leur sécurité contre les Kurdes et les Circassiens».

De son côté, l'Angleterre, dans une convention d'alliance défensive conclue, le 4 juin 1878, avec la Turquie, «dans le but d'assurer pour l'avenir les territoires en Asie de S. M. I. le Sultan», stipula l'introduction des réformes dans lesdits territoires asiatiques:

«En revanche, S. M. I. le Sultan promet à l'Angleterre d'introduire les réformes nécessaires, à être arrêtées plus tard par les deux Puissances, ayant trait à la bonne administration et à la protection des sujets chrétiens et autres de la Sublime Porte qui se trouvent sur les territoires en question, et afin de mettre l'Angleterre en mesure d'assurer les moyens nécessaires pour l'exécution de son engagement, S. M. I. le Sultan consent, en outre, d'assigner l'île de Chypre pour être occupée et administrée par elle»[44].

Enfin l'article 61 du traité de Berlin du 13 juillet 1878 donna à l'engagement de la Turquie d'introduire des réformes en Arménie un caractère d'obligation internationale placée sous le contrôle des Puissances :

«La Sublime Porte s'engage à réaliser sans plus de retard les améliorations et les réformes qu'exigent les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens et à garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes. Elle donnera connaissance périodiquement des mesures prises à cet effet aux Puissances qui en surveilleront l'application».

L'article 61 ne reçut même pas un commencement d'exécution. Le Sultan Abdul-Hamid, qui avait conçu le plan de relever et de fortifier l'Empire turc, non pas par les réformes, mais par l'affaiblissement, voire même par l'extermination des races allogènes, décida de rendre sans objet les interventions d'humanité futures en faveur de l'Arménie, dont le menaçait le traité de Berlin.

L'attitude du gouvernement d'Abdul-Hamid en Arménie lui attira, deux ans à peine après la signature du traité de Berlin, le 7 septembre 1880, une Note collective des six Puissances où l'on lit entre autres choses :

« Les termes mêmes dans lesquels la S. Porte a cru pouvoir s'expliquer sur les crimes commis, ou signalés comme ayant été commis, dans les provinces habitées par les Arméniens, prouvent qu'elle se refuse à reconnaître le degré d'anarchie qui règne dans ces provinces, et la gravité d'un état de choses dont la prolongation entraînerait, selon toute vraisemblance, l'anéantissement des populations chrétiennes dans de vastes districts ».

Et la Note concluait :

« II est de toute nécessité de réaliser, sans perte de temps, les réformes destinées à garantir la vie et la propriété des Arméniens; de prendre immédiatement des mesures contre les incursions des Kurdes; d'appliquer sans délai la nouvelle combinaison financière; de mettre provisoirement la gendarmerie sur un pied plus satisfaisant; de donner surtout aux gouverneurs généraux un pouvoir plus stable et une responsabilité plus étendue ».

Le gouvernement d'Abdul-Hamid se garda bien de suivre ces conseils, pourtant désintéressés. Aucune réforme ne fut introduite. Par contre, le gouvernement excita de plus en plus les Kurdes contre les Arméniens et les laissa systématiquement déposséder les Arméniens de leurs terres. Les brigands kurdes furent même, en 1890, organisés en des régiments de cavalerie irrégulière (Hamidié) qui devinrent le fléau de toute l'Arménie. Enfin, la lente extermination des Arméniens ne suffit plus au Sultan et il passa aux massacres.

Le premier des massacres fut organisé à Sassoun, en août 1894. Constaté par une Commission consulaire franco-russe, il amena la France, l'Angleterre et la Russie à présenter à la Porte (en mai 1895) un projet de réformes en Arménie. Le Sultan, après de longues tergiversations, fut obligé de promulguer, le 20 octobre 1895, un décret acceptant une certaine partie des propositions des trois Puissances[45]. Mais, en même temps, ne croyant plus avoir aucun autre moyen d'échapper à l'application sérieuse des réformes, Abdul-Hamid organisa de nouveaux massacres sur une plus vaste échelle.

Les massacres arméniens de 1895 et 1896 sont trop connus pour qu'il soit nécessaire de s'étendre sur eux longuement. C'est surtout le remarquable Livre jaune français (1893-1897) qui les a fait connaître au monde civilisé dans toute leur hideur et atrocité. 100.000 Arméniens, hommes, femmes et enfants, périrent dans cette catastrophe déchaînée par Abdul-Hamid; près de 2.500 villages furent dévastés, des centaines d'églises et de cloîtres détruits ou convertis en mosquées, près d'un demi-million d'Arméniens précipités dans la misère. A Constantinople même, sous les yeux des représentants impuissants de l'Europe, à deux reprises, les autorités turques organisèrent d'effroyables boucheries.

Les massacres n'étaient provoqués par aucune insurrection arménienne. Certes, la politique violemment persécutrice adoptée par Abdul-Hamid vis-à-vis de la masse paysanne arménienne avait, comme de raison, détourné une grande partie des intellectuels arméniens de l'ancienne collaboration avec les Turcs et les avait poussés à créer des sociétés secrètes caressant les rêves d'autonomie ou même d'indépendance[46]. Mais cette réaction naturelle contre un régime odieux n'avait pas pris le caractère d'une révolte. Comme le dit, sur la base d'une enquête personnelle en Turquie, le Dr Lepsius, un des rares Allemands qui aient flétri les crimes d'Abdul-Hamid, dans toute l'Arménie les Arméniens n'avaient rien fait qui justifiât la sentence prononcée contre eux. L'extermination du peuple arménien a été le résultat d'un plan uniforme, préparé depuis des années, et dont l'exécution a été accélérée par la Sublime Porte sous la menace des réformes arméniennes imposées par les Puissances[47].

Nul n'ignore l'attitude de Guillaume II devant les crimes du Sultan assassin dont il ne tarda pas à devenir l'ami et l'allié. Mais il faut avouer que les autres Puissances manquèrent également, dans cette occasion, de l'énergie et de l'autorité dont elles avaient fait si souvent preuve, en faveur d'autres peuples opprimés de la Turquie. La division, toujours plus accentuée, des grands Etats européens en deux camps hostiles paralysait l'intervention d'humanité. Les réformes, accordées par Abdul-Hamid sous la pression de la France, de l'Angleterre et de la Russie, restèrent sur le papier, et la masse arménienne, en sortant de la terrible crise, se retrouva sous l'ancien régime d'exploitation systématique et d'extermination individuelle.

Devant la passivité des Puissances, les intellectuels arméniens fondèrent une dernière espérance sur une entente loyale avec les libéraux turcs qui commençaient à s'organiser contre la tyrannie d'Abdul-Hamid et qui inscrivaient sur leur drapeau l'égalité absolue de tous les citoyens de l'Etat ottoman. Les révolutionnaires arméniens Dachnaktzakan furent les fidèles compagnons de lutte des Jeunes-Turcs, et, au Congrès que tint, à Paris, en décembre 1907, le Comité «Union et Progrès», les Arméniens, seuls de tous les allogènes de l'Empire ottoman, étaient représentés. Aussi le rétablissement de la Constitution en 1908 fut-il salué par les Arméniens avec une joie débordante et avec la ferme résolution de contribuer au maintien d'un nouvel Etat, non plus turc, mais vraiment ottoman. Malheureusement, en 1909, la Turquie répondit à cet enthousiasme par les Vêpres ciliciennes.

Les massacres d'Adana, qui coûtèrent la vie à 20.000 victimes environ, sont en effet la sombre chaîne qui lie les boucheries d'Abdul-Hamid de 1895 aux tueries organisées par les Jeunes-Turcs, en 1915. Commencés pendant le retour éphémère au pouvoir du Sultan après le coup d'Etat réactionnaire du 31 mars 1909, ils furent continués après la destitution d'Abdul-Hamid, et après l'arrivée à Adana des troupes jeunes-turques rouméliotes. L'ancien et le nouveau régime turcs communièrent dans la même haine de l'Arménien. Les sanctions furent absolument insuffisantes. Et cependant, devant les protestations d'amitié des grands chefs jeunes-turcs et devant leur promesse formelle qu'une nouvelle ère de fraternité commencerait entre les deux peuples, les hommes politiques arméniens résolurent de faire encore une fois crédit à la Jeune-Turquie et de mettre la tragédie cilicienne sur le compte de l'ancien régime.

Mais les Jeunes-Turcs tinrent si peu leur parole que, malgré la division toujours croissante entre la Triple Alliance et la Triple Entente, une nouvelle intervention d'humanité en faveur des Arméniens s'annonça dès 1912. L'initiative en fut prise par le gouvernement russe.

Voici comment s'exprime, sur l'état de la question arménienne à ce moment, une dépêche, datée du 26 novembre 1912 et émanant de M. de Giers, ambassadeur de Russie à Constantinople, dépêche qui ouvre le Livre orange russe sur les Réformes en Arménie publié en 1915[48]:

«Depuis les mémorables années 1894-1896 où les massacres barbares des Arméniens ensanglantèrent l'Asie Mineure et Constantinople, la situation ne s'est aucunement améliorée. Le décret de réformes pour les provinces arméniennes, promulgué par le Sultan Abdul-Hamid le 20 octobre 1895, sous la pression de la Russie, de la France et de l'Angleterre est resté lettre morte. La question agraire devient de jour en jour plus aiguë: la plus grande partie des terres a été usurpée ou est en train de l'être par les Kurdes, et les autorités, au lieu de s'opposer à ces usurpations, les protègent et les facilitent. Tous nos consuls s'accordent à dénoncer les brigandages et rapines incessants des Kurdes, les meurtres commis par eux sur les Arméniens, et les conversions forcées des femmes arméniennes à l'Islamisme».

Une pareille situation ne pouvait laisser indifférente la Russie : cette puissance, en effet, était limitrophe des provinces turques en proie à une anarchie grandissante et elle possédait elle-même une population arménienne qui la conjurait de prendre la défense de ses congénères ottomans. Poussé autant par un sentiment d'humanité que par le souci de ses intérêts, le gouvernement russs commença par faire à la Turquie des représentations amicales en vue de l'amener à procéder, de sa propre initiative, aux réformes nécessaires pour amener la paix dans les provinces arméniennes voisines des frontières russes. Ces démarches n'eurent cependant d'autre suite que les tergiversations habituelles de la Porte et l'élaboration d'un projet de réformes qui était un pas en arrière en comparaison avec l'ancien décret du 20 octobre 1895. En présence de l'évidente mauvaise foi de la Porte, le gouvernement russe, qui ne poursuivait aucune visée particulière, crut le moment venu pour une action commune des Puissances et adressa, le 24 mai 1913[49], aux gouvernements des autres Grandes Puissances une invitation à discuter les bases des réformes pour l'Arménie par l'entremise des ambassadeurs à Constantinople. La proposition russe ayant été agréée, l'ambassadeur russe présenta, le 8 juin 1913, à la Conférence des ambassadeurs un avant-projet de réformes[50], qui avait reçu l'approbation préalable, sauf quelques modifications de détail, des ambassadeurs de France et d'Angleterre.

D'après ce projet, une seule province était formée des six vilayets d'Erzeroum, Van, Bitlis, Diarbékir, Kharpout et Sivas. Cette «province arménienne» était administrée par un gouverneur général devant être un Ottoman chrétien, ou de préférence un Européen, nommé par le Sultan pour un terme de cinq ans avec l'assentiment des Puissances. Une Assemblée provinciale, composée de Chrétiens et de Musulmans en nombre égal, devait légiférer sur les matières d'intérêt provincial, les lois votées étant soumises à la sanction du Sultan.

L'examen de l'avant-projet russe, confié par les ambassadeurs à une Commission de délégués techniques, y rencontra immédiatement la plus vive résistance de la part du délégué allemand, soutenu par son collègue autrichien : tous les deux s'érigèrent en zélés défenseurs de la souveraineté turque, menacée, selon eux, par le projet russe qui, cependant, ne faisait que suivre les traditions de l'intervention d'humanité en Orient. La Conférence n'aboutit pas et l'ambassade de Russie put s'entendre avec celle d'Allemagne sur un programme de réformes réduit qui fut accepté par les autres ambassades, lesquelles confièrent ensuite à MM. de Giers et de Wangenheim le soin de le faire agréer par la Porte.

La Porte opposa à ce programme réduit, que, devant la réserve croissante de l'Allemagne, l'ambassadeur de Russie fut bientôt seul à défendre, une résistance des plus vives. Après une longue et interminable obstruction, elle finit cependant par céder, et le 26 janvier-8 février 1914 le chargé d'affaires de Russie M. Goulkévitch et le Grand-Vizir Said-Halim Pacha signèrent un acte qui, malgré ses imperfections, semblait ouvrir une nouvelle ère d'apaisement pour le peuple arménien.

D'après la teneur de cet accord russo-turc, la Porte s'oblige à adresser aux Grandes Puissances une Note l'engageant à introduire certaines réformes.

Ces réformes se distinguent du projet russe initial par l'abandon de la constitution d'une seule province arménienne avec une seule Assemblée et un gouverneur général; on n'a également pu obtenir l'élargissement de la compétence des Conseils généraux des vilayets dans les proportions proposées, par la Commission internationale de 1880, pour les provinces de la Turquie d'Europe. Cependant telles quelles ces réformes sont encore importantes :

L'Anatolie orientale est divisée en deux secteurs, à la tête desquels sont placés deux inspecteurs généraux étrangers. Dans le cas où, durant le terme de dix années, les postes des inspecteurs généraux deviendraient vacants, la S. Porte compte pour le choix des dits inspecteurs généraux sur le concours bienveillant des Grandes Puissances.

Les pouvoirs dont sont munis ces inspecteurs en font non seulement les contrôleurs de l'administration, de la justice, de la police et de la gendarmerie du pays, mais aussi des gouverneurs supérieurs: ils nomment tous les fonctionnaires inférieurs et présentent à la nomination de la Porte les fonctionnaires supérieurs; ils peuvent révoquer tous les fonctionnaires de l'administration à l'exception des Valis dont ils doivent soumettre le cas à la Porte. La solution des conflits agraires et le recensement sont placés sous la surveillance directe des inspecteurs généraux. Les forces militaires des secteurs sont à la disposition des inspecteurs généraux pour l'exécution des mesures prises dans les limites de leur compétence.

Les régiments de cavalerie irrégulière kurde (Hamidié) sont transformés en régiments de réserve. Le principe de l'égalité entre Musulmans et non-Musulmans pour la répartition des fonctions pourra être introduit par les inspecteurs. En attendant le recensement définitif qui sera suivi de l'introduction du principe de la proportionnalité dans les élections aux Conseils généraux de tous les vilayets, l'acte du 26 janvier assure à la population chrétienne de Van, Bitlis et Erzeroum la moitié des sièges dans lesdits Conseils; dans les autres vilayets, lo principe de la proportionnalité est appliqué dès à présent. Les lois, décrets et avis officiels sont publiés dans toutes les langues locales, lus jugements libellés en turc, mais accompagnés, si possible, de traduction dans la langue des parties, et les inspecteurs pourront autoriser les parties à faire usage de leur langue devant les tribunaux et devant l'administration[51].

La Porte ne manqua pas d'adresser la Note contenant les réformes, dont elle avait convenu avec la Russie, aux Puissance, et celles-ci lui proposèrent MM. Westenenk, Hollandais, et Hoff, Norvégien, pour les fonctions d'inspecteurs généraux. Nommés par le gouvernement ottoman, les inspecteurs arrivèrent en Turquie quelques mois avant la Grande Guerre. M. Hoff eut même le temps de rejoindre son poste en Arménie. Mais dès que la Porte fut entrée, aux côtés de l'Allemagne, dans le conflit mondial, elle s'empressa d'en profiter pour renvoyer les inspecteurs généraux, et, bientôt après, elle remplaça les réformes elles-mêmes par la suppression de ceux auxquels elles étaient destinées.

L'accord du 26 janvier - 8 février 1914 n'en garde pas moins une grande importance, qui n'est pas exclusivement historique. Il indique, en effet, le minimum des réformes que toutes les Puissances, y compris l'Allemagne, avaient, avant la crise mondiale et avant les massacres de 1915, jugé indispensable pour l'instauration de la paix, en Arménie turque.

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41)

Comp. le Livre bleu anglais sur le traitement des Arméniens, 1916; Basmadjian. Histoire moderne des Arméniens, 1917; Marcel Léart, La question arménienne, 1913; Lepsius, Armenien und Europa, 1896; Mandelstam, Le sort de l'Empire ottoman, 1917, p. 187-206.

 ↑
42)

V. le Rapport collectif des délégués consulaires adjoints à la Commission d'enquête sur l'affaire de Sassoun, daté de Mouch, le 28 juillet 1895 (Livre jaune, Affaires arméniennes, 1893-1897, p. 97-98).

 ↑
43)

V. la traduction française autorisée, p. 93.

 ↑
44)

Noradounghian, Recueil, t. III, p. 522.

 ↑
45)

V. le texte dans le Livre jaune français, Affaires d'Arménie (1893-1897).

 ↑
46)

Voici comment l'ambassadeur de France, M. Paul Cambon, caractérise ce mouvement dans son remarquable rapport du 20 février 1894 (Livre jaune, 1893-1897, n° 6) : «A cette époque (1878) le réveil de la nationalité arménienne ne s'était pas encore produit; l'idée de l'indépendance arménienne n'existait pas, ou, si elle existait, c'était seulement dans l'esprit de quelques lettrés réfugiés en Europe. La masse souhaitait simplement des réformes et ne rêvait qu'une administration régulière sous la domination ottomane.

«L'inaction de la Porte a découragé les bonnes volontés des Arméniens. Les réformes promises n'ont pas été exécutées. Les exactions des fonctionnaires sont restées scandaleuses; la justice n'a pas été améliorée, la création des régiments kurdes Hamidiés, soi-disant destinés à surveiller les frontières, n'a pas été autre chose que l'organisation officielle du pillage aux dépens des Chrétiens arméniens.

«C'est vers 1885 qu'on entendit parler pour la première fois en Europe d'un mouvement arménien..... Il fallait faire pénétrer dans la masse de la population arménienne deux idées très simples, l'idée de la nationalité et l'idée de la liberté. Ces Comités se chargèrent de les répandre; les Turcs, par leur système inintelligent de persécutions et d'exactions, se chargèrent de les faire valoir. Peu à peu, ils se sont rendus odieux et insupportables à des population qui s'étaient accoutumées à leur esclavage, et comme s'il ne leur suffisait pas de provoquer ce mécontentement, les Turcs se sont plu à le grossir en traitant les mécontents de révolutionnaires et les protestations de complots.

«A force de dire aux Arménienn qu'ils complotaient, les Arméniens ont fini par comploter; à force de leur dire que l'Arménie n'existait pas, les Arméniens ont fini par croire à la réalité de son existence, et ainsi, en quelques années, des sociétés secrètes se sont organisées, qui ont exploité en faveur de leur propagande les vices et les fautes de l'Administration turque et qui ont répandu, à travers toute l'Arménie, l'idée du réveil national et d'indépendance».

 ↑
47)

V. Lepsius, Armenien und Europa, 1896, p. 20 et 64.

 ↑
48)

Sur les pourparlers entre la Turquie et les Puissances au sujet des réformes en Arménie, V. le Livre orange russe et notre ouvrage Le sort de l'Empire ottoman, p. 206-242.

 ↑
49)

Livre orange, n° 32.

 ↑
50)

V. le texte de cet avant-projet, élaboré par l'auteur de cet article, alors premier drogman de l'ambassade impériale de Russie à Constantinople, dans le Livre orange russe, n° 50 et dans notre Sort de l'Empire ottoman, p. 218-222

 ↑
51)

V. le texte de l'accord russo-turc du 26 janvier-8 février 1914 dans le Livre orange russe n" 147 et dans notre Sort de l'Empire ottoman, p. 236. Comp. aussi la dépêche du chargé d'affaires de Russie M. Goulkévitch du 27 janvier 1914, Livre orange, p. 170-174 et notre traduction, Sort de l'Empire ottoman, p. 236-242.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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