Chapitre XI
LA DEUXIÈME Assemblée de la Société des Nations, qui siégea en 1921, s’occupa du problème arménien, sans être à ce sujet plus heureuse que sa devancière.
Ainsi que nous l’avons dit précédemment, la première Assemblée de la Société des Nations avait donné au Conseil dé la Société le mandat de « veiller sur le sort de l’Arménie ». Mais, comme il était facile de prévoir, le Conseil s’est trouvé hors d’état de s’acquitter d’un semblable mandat. Un rapport du Secrétaire général, approuvé par le Conseil le 25 février 1921, déclara, après une énumération des « faits nouveaux » (traité arméno-turc, installation des Bolcheviks en Arménie, sentence du Président Wilson) : « II paraît impossible que le Conseil arrête sa ligne de conduite avant de connaître le résultat des pourparlers engagés à Londres, où non seulement les Puissances alliées et la Turquie, mais aussi les Nationalistes turcs d’Asie Mineure, ont envoyé des représentants.
Le Conseil doit tout d’abord demander à être informé de la manière dont sera appliqué et peut-être modifié le traité de Sèvres. Il pourra ensuite mesurer les limites de son action et régler celle-ci d’accord avec les puissances intéressées »[308].
La seconde Assemblée de la Société des Nations adopta trois Résolutions sur la question arménienne : l’une se rapportant au Foyer national ; l’autre à la déportation des femmes et des enfants ; la troisième à la famine.
1° En ce qui concerne le Foyer national, la sixième Commission, à laquelle la question avait été renvoyée sur une motion du professeur Gilbert Murray, adopta, à la séance du 15 septembre 1921, à l’unanimité, la Résolution suivante proposée par lord Robert Cecil :
« Attendu que la première Assemblée, à la date du 18 novembre 1920, a confié au Conseil le soin de sauvegarder l’avenir de l’Arménie ;
« Que le Conseil, à la date du 25 février 1921, tout en estimant que la situation en Asie Mineure rendait pour l’instant toute action impossible, a confié au Secrétariat la charge de suivre la marche des événements d’Arménie dans le but de faire prendre ultérieurement de nouvelles décisions par le Conseil ;
« Que, dans l’intervalle, le Conseil suprême a proposé d’envisager dans la revision du traité de Sèvres la création d’un Foyer national pour les Arméniens ;
« Considérant, en outre, l’imminence probable d’un traité de paix entre la Turquie et les Puissances alliées à une date rapprochée ;
« L’Assemblée invite instamment le Conseil à insister auprès du Conseil suprême sur la nécessité de prendre des mesures dans le traité, pour sauvegarder l’avenir de l’Arménie, et, en particulier, de donner aux Arméniens un Foyer national, entièrement indépendant de la domination ottomane ».
Pendant la discussion qui s’engagea sur cette Résolution devant l’Assemblée, le 21 septembre[309], lord Robert Cecil dut constater que « les Kémalistes, qui étaient en rébellion contre le monde entier, échappaient à l’influence de la Société des Nations ». Lord Robert Cecil insista cependant sur le règlement de la question arménienne, règlement absolument « essentiel pour le rétablissement de la paix en Asie Mineure ». L’Emir Zoka-ed-Dowleh (Perse) exprima, de son côté, l’avis que la question arménienne ne saurait être résolue avant qu’ait pris fin la guerre turco-grecque. M. Séfériadès (Grèce) adressa alors à l’Assemblée un appel enflammé dans lequel il déclara : « Si de nouveaux massacres avaient lieu en Arménie, c’est sur nous que rejaillira cette fois le sang des massacrés »[310].
Finalement, M. Léon Bourgeois présenta une réserve de caractère formel, visant le paragraphe concernant l’indépendance du Foyer national arménien. Voici comment s’exprima d’après le procès-verbal provisoire plus haut cité (p. 3) le délégué de la France :
« Je désire dire un simple mot sur le dernier paragraphe de la résolution présentée par lord Robert Cecil. Je n’ai pas besoin de renouveler devant l’Assemblée l’expression de sympathie que nous avons manifestée, à tant de reprises, en faveur de l’Arménie et de la population arménienne, mais je crois qu’il est essentiel de faire remarquer quelle est la limite des compétences des différentes autorités qui peuvent avoir à se prononcer sur cette question si difficile.
« Le dernier paragraphe de la Résolution est ainsi conçu : “L’Assemblée invite instamment le Conseil à insister auprès du Conseil suprême sur la nécessité de prendre des mesures dans le traité pour sauvegarder l’avenir de l’Arménie et en particulier de donner aux Arméniens un Foyer national entièrement indépendant de la domination ottomane”.
« C’est dire qu’il sera créé un État indépendant d’Arménie.
« Cet État indépendant d’Arménie, il n’appartient ni à l’Assemblée, ni même au Conseil d’en déterminer la naissance et d’en fixer les limites. C’est là un problème qui relève de la compétence du Conseil suprême, auquel il est nécessaire de s’adresser pour qu’il soit examiné par ceux qui ont la charge de le résoudre.
« Au nom de la Délégation française, je fais donc une réserve, non pas du tout, je le répète, sur le fond de la question, ni sur les témoignages de sympathie que nous pouvons désirer rendre à la malheureuse population de l’Arménie, mais sur la question de compétence qui ne saurait, à mon sens, être tranchée par une délibération de l’Assemblée ».
Lord Robert Cecil répliqua dans les termes suivants :
« Je ne méconnais pas l’importance de la question, mais je dois faire remarquer qu’en émettant la recommandation dont il s’agit, nous nous appuyons sur une décision qui a déjà été prise par le Conseil suprême et que nous n’abordons nullement un sujet nouveau ».
La réserve française fut insérée au procès-verbal, mais le texte de la Résolution fut adopté sans modification. Ainsi donc, la seconde Assemblée de la Société des Nations se prononçait en faveur de l’entière indépendance, de la Turquie, du Foyer national arménien.
Plus haut, tout en constatant l’élasticité du terme Foyer choisi à Londres par les Alliés, nous avons estimé qu’il fallait interpréter ce terme dans le sens de leur renonciation, du moins provisoire, à l’indépendance arménienne. Par sa réserve, le premier délégué de France a constaté que telle était bien aussi l’interprétation de son gouvernement. La Résolution votée par la deuxième Assemblée doit-elle ébranler cette interprétation ? Nous ne le pensons pas. Car elle se présente simplement sous la forme d’une invitation au Conseil de la Société des Nations d’avoir à insister auprès du Conseil suprême en faveur d’un Foyer national arménien indépendant. À notre avis, cette invitation procédait précisément du désir de compléter la décision de Londres, qui avait été muette sur la question de l’indépendance. Quant à l’adhésion sans réserves de l’Angleterre et de l’Italie à la Résolution de l’Assemblée, elle indique, à notre avis, un nouveau revirement dans l’attitude de ces puissances dans la question arménienne.
Il ne faut pas, en effet, oublier que le projet de Londres n’avait pas été accepté par les belligérants et que les Alliés étaient parfaitement libres de réviser leur proposition concernant le Foyer national arménien. Dans la Résolution de la deuxième Assemblée, il ne faut donc voir nullement une infirmation de notre interprétation du projet de Londres, mais une invitation adressée aux Alliés de revenir à une conception plus généreuse de leurs devoirs envers la nation arménienne. Les Alliés avaient effacé de leurs tablettes l’indépendance arménienne : la Société des Nations les prie de l’y inscrire de nouveau.
2° La deuxième Assemblée de la Société des Nations s’est occupée, d’autre part, de la question de la déportation des femmes et des enfants en Asie Mineure[311]. Cette question avait été, par la première Assemblée, confiée à une Commission d’enquête. Dans l’accomplissement de son travail, cette Commission d’enquête eut à surmonter les plus grandes difficultés, étant donné que les Turcs s’opposaient par tous les moyens à la délivrance des femmes et des enfants arméniens cachés dans les harems ou les institutions musulmanes[312]. Elle finit cependant par réussir à récupérer 2.300 orphelins arméniens, alors que le nombre des enfants encore retenus dans les maisons et les orphelinats turcs est évalué par le Patriarcat arménien à 73.350 (dont 6.000 pour Constantinople).
À la séance plénière du 23 septembre 1921, l’Assemblée vota, après un émouvant discours du rapporteur Mlle Vacaresco (Roumanie), des Résolutions tendant à la création, à Constantinople, d’un Commissaire de la Société des Nations, qui serait chargé d’établir, avec le concours des Hauts-Commissaires de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie, un Comité mixte ayant pour mission de poursuivre la restitution des femmes et des enfants[313].
3° En présence de la terrible famine en Arménie russe qui suivit l’occupation de ce pays par les Kémalistes et les Bolcheviks, la deuxième Assemblée de la Société des Nations vota, enfin, une Résolution demandant que les œuvres de secours à la Russie étendissent « leur action à toutes les régions de l’ancienne Russie éprouvées par la famine, sans oublier les populations des territoires des Républiques de l’Arménie, de la Géorgie et de l’Azerbeïdjan ».
Il résulte, en résumé, de tout ce qui précède, et abstraction faite du côté purement humanitaire, que la deuxième Assemblée de la Société des Nations, comme la première, et pour les mêmes raisons s’est révélée absolument impuissante à sauvegarder l’avenir de la nation arménienne. Il faut toutefois relever à l’honneur de la deuxième Assemblée sa Résolution en faveur de l’indépendance du Foyer national arménien. Par cette Résolution, elle a en effet fait comprendre de la façon la plus nette au Conseil suprême des Alliés que la conscience des nations représentées à la Société exigeait péremptoirement la délivrance des Arméniens du joug de la Turquie.
Journal officiel de la Société des Nations, mars-avril 1921, n° 2, p. 153.
V. Compte rendu provisoire de la IIe Assemblée de la Société des Nations, 15e séance plénière du 21 septembre 1921, à 10 h. 30.
M. Séfériadès (Grèce) : « Depuis un certain nombre d’années, il n’y a pas eu de Conférence ni de Congrès diplomatique qui n’ait pas touché la question arménienne et qui ne se soit pas terminé par l’envoi d’expressions platoniques de sympathie. Résultat : Depuis un certain nombre d’années, des massacres réguliers, en coupe réglée, de milliers et de centaines de milliers d’Arméniens suivaient le vœu des pacifistes. Votre décision de l’année dernière, elle-même, fut suivie de massacres et d’horreurs que, jamais, je ne dirai pas les peuples civilisés, mais même les Peaux-Rouges n’ont connus… Un vœu platonique émanant de vous ne serait qu’un signal de nouveaux massacres. Avez-vous l’intention d’agir ? Si oui, agissez. Mais, au nom de l’humanité que nous représentons, et c’est du haut de cette tribune que je me permets de le déclarer, si de nouveaux massacres avaient lieu en Arménie, c’est sur nous que rejaillira cette fois le sang des massacrés ». (Applaudissements.)
Mémoire du Secrétaire général de la Société des Nations et rapport concernant les travaux de la Commission d’enquête sur la déportation des femmes et des enfants, A. 35. 1921. IV ; rapport présenté par la 5e Commission, A. 113. 1921. V. Compte rendu provisoire de la 17e séance plénière de la deuxième Assemblée de la Société des Nations du 23 septembre 1921, à 10 heures.
Dans le rapport à la deuxième Assemblée par la 5e Commission le 22 septembre 1921 (A. 113), on lit, entre autres, sur le travail de la Commission d’enquête : « De cette Commission, et désignés par le Conseil, font partie le Dr Kennedy, Miss Emma Cushman pour Constantinople, et Miss Jeppe pour Alep. Le dévouement inlassable de la Commission d’enquête se heurta, au cours de son travail, à des difficultés inouïes que lui aidèrent à surmonter, dans la mesure du possible, les Hauts-Commissaires interalliés et particulièrement le Haut-Commissaire britannique, qui sur son rapport inscrit le nombre considérable de 2.300 enfants dans les institutions et les maisons musulmanes où on les tenait cachés. D’après l’exposé du délégué grec, M. Dendramis, 300.000 femmes et enfants grecs ont été déportés et sont détenus. Le Patriarche arménien dispose de documents qui prouvent que 50% des enfants qui se trouvent actuellement dans les orphelinats turcs sont arméniens. D’après les preuves que fournissent les autorités arméniennes, 6.000 de ces enfants sont dans le même cas ; des femmes sans nombre, jeunes pour la plupart, pliées aux besognes les plus viles, enlevées brusquement à leur foyer, sont tenues recluses dans les harems où il est quasi impossible de pénétrer. Des enfants arrachés à la foi chrétienne se voient, à force de menaces et souvent de mauvais traitements, amenés à renier le peu qu’ils peuvent encore se rappeler du passé. Leurs actes de naissance sont truqués afin de remplacer leurs véritables noms par des noms turcs. Il en est est de même des femmes. Arriver jusqu’à eux est quasi impossible, le crime ayant là pour complice un peuple entier ».
Résolutions adoptées par l’Assemblée dans la séance du vendredi 23 septembre 1921 (matin) (adoptées à la suite du rapport de la 5e Commission) : L’Assemblée décide :