Sevda Sevan

Ils marchaient dans le désert

Ce que je cherche ? Je cherche des ossements ! Les restes de mes ancêtres. Pendant toute la durée du voyage, je m'efforce de contenir mon émotion, je la dissimule.

L'automobile s'enfonce comme une lame de couteau dans la chair brûlante du désert. À l'intérieur du véhicule, on respire aisément. L'imperceptible sifflement de la climatisation se confond avec les notes de guitare qui s'échappent des deux hauts-parleurs placés au-dessus de ma tête. Jibiasa est encore loin. Ce village se trouve à quelque six ou sept cents kilomètres de Damas, au coeur même du désert de Djeziré.

Je scrute le paysage à travers les vitres teintées. Nous avons laissé Palmyre loin derrière nous. Les silhouettes de ses colonnes antiques et les vertes chandelles de ses palmiers ont disparu à notre vue. Dehors, le désert jusqu'à l'infini. Ici et là, poussé par le vent, le sable recouvre la route. De temps à autre, tels de tristes voiliers fantômes, apparaissent au loin des tentes bédouines. Sous les chamias noires, à la place des chameaux, scintillent les camionnettes aux couleurs vives dont les Bédouins se servent aujourd'hui pour transporter leurs biens et leurs familles. Sur le bord de la route, on voit parfois s'égrener, à la manière d'un rang de perles colorées ou argentées, le chapelet de quelques bâtiments en enfilade - relais routiers, réservoirs d'eau, citernes qu'on laisse déborder comme pour étancher la soif des hommes, petites épiceries borgnes, dépourvues de bannes, à la porte desquelles s'entassent dans des paniers toute l'imagination marchande du monde.

Je scrute le paysage.

Non, je ne trouverai rien. Et que pourrais-je bien trouver dans ces sables paresseux, toujours en mouvement, ces sables éternels ?

Ce que je cherche ?

Je cherche des ossements ! Les restes de mes ancêtres. Pendant toute la durée du voyage, je m'efforce de contenir mon émotion, je la dissimule. J'aurais voulu être comme quelqu'un qui revient dans sa maison natale après plusieurs décennies d'absence. Comme des milliers d'autres personnes par le monde. Mais moi. j'aspire à quelque chose d'absurde - descendre dans un caveau à même le corps nu de la terre. Revenir dans un désert-cimetière.
Ce ne sont pas les souffrances anciennes qui m'attirent ici, non plus que l'envie de souffler sur les braises de la haine. Pas davantage un devoir envers les morts. Ou le rituel d'une offrande faite devant leurs pierres tombales pour la paix des âmes. Ici, nulle pierre tombale, seulement du sable qui a depuis longtemps effacé les traces du crime. Les hyènes ont aussi fait leur part de la besogne.

C'est peut-être ce qu'espéraient les auteurs du premier génocide à grande échelle de l'histoire. Bien plus tard, certain « auteur » d'une oeuvre similaire s'exclamera : « Mais qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? »

Moi, je me souviens. C'est pour cette raison que je suis ici. Pour défaire la toile de l'oubli.
Nous sommes parvenus aux portes de Deir ez-Zor. Der Zor. Der Zor.

Plus tard, je jetterai des fleurs dans les eaux de l'Euphrate - le fleuve du non-oubli, dont le magnifique corps vêtu de soie s'étend à l'ombre des palmiers, tout au long de la rue qui suit son cours. J'ai toujours pensé à lui comme à un insatiable alligator qui a englouti des milliers de mères, d'enfants et de vieillards. Je le vois aujourd'hui dans la réalité - superbe, bleu, soyeux. L'Euphrate coule - symbole de la vie, de la vie du désert. Comment imaginer que l'eau possède des mâchoires, qui servent à mastiquer goulûment dans des tourbillons d'écume ensanglantée ? Qui a vu ce spectacle de ses propres yeux ? Sept décennies nous en séparent. Mais des témoins existent. Je les trouverai durant les cinquante heures dont je dispose. Le premier sera le dernier - Antouni, le vieillard assyrien.

Nous avons hâte de franchir le pont. Ce pont de rêve - celui qui parvenait à le traverser échappait au fil du couteau. Cependant, à l'inverse de ce que je me représentais, la fuite avait lieu depuis la rive est jusqu'à la rive ouest. Sans doute le temps a-t-il tout renversé comme en un miroir. Mais mon but n'est-il pas de marcher contre le temps ?

Nous suivons à présent le Khabour, affluent de l'Euphrate. Je ne soupçonnai même pas son existence, alors que ses rives furent le théâtre des principales scènes du drame. Je ne cesse de penser à Der Zor, à mon grand-père, un des rares qui parvinrent à tromper la vigilance des gardiens du pont, à sa famille, à son dernier enfant, la plus petite, la plus chère, morte près de Der Zor (Sur quelle rive ? Je l'ignore.) après que les autres avaient déjà péri au cours de cette errance de quatre années à travers le désert. Les larmes restent bloquées en une boule amère au fond de ma gorge. « Nous, les Arméniens, sommes toujours prêts à pleurer, même lorsque nous faisons la fête. » a dit un jour Charles Aznavour. Avant lui, Yavorov écrivait déjà « Ils boivent - et l'ivresse fait oublier les peines, et ils chantent comme on chante à travers les larmes. » Je connais ça. Voilà pourquoi je n'ai jamais essayé d'arrêter mes larmes - tant qu'elles coulent, c'est que je suis en vie.

Mais voilà qu'elles ne veulent pas couler à présent. Je me dis : « Après-demain, de retour à Der Zor, je trouverai un lieu arménien (s'il en subsiste un seul) et je pleurerai pour toute ma famille, pour tout mon peuple, pour tous les égorgés du monde. »

On aperçoit des villages sur les deux rives du Khabour - tous cherchent l'eau. Des enfants jouent à proximité des habitations en glaise cubiques. Sur les seuils, des hommes assis, d'une telle immobilité que je les aurais pris pour des statues de sable oubliées au soleil si le vent n'agitait les pans de leurs galabeyyas marrons. Il est environ cinq heures et des attelages de mulets créent une certaine animation sur la route. Ils sont menés par des femmes voilées des pieds à la tête de bleu, de rose, de réséda et de jaune. Tradition immuable. C'est la femme qui doit aller jusqu'au puits commun afin de tirer l'eau pour toute la famille. Dans la voiture, j'apprends que quelques villageois seraient mes compatriotes, des Arméniens qui auraient survécu au massacre. Ou leurs descendants. J'ai un peu de peine à le croire - la religion musulmane et la vie dans le désert les ont à ce point marqués de leurs sceaux qu'on ne saurait aujourd'hui les distinguer des Arabes avec lesquels ils cohabitent. Il est en réalité peu probable qu'ils se souviennent de leurs origines.

Les seuls témoins des horreurs de cette époque furent les Bédouins. Un sentiment de compassion naturel, allié à une communauté de destin (la Syrie demeura plus de quatre siècles sous la domination ottomane), firent que certains Bédouins cachèrent les plus jeunes enfants arméniens dans des besaces de cuir jetées sur le dos des chameaux. Au plus fort du massacre, les risques étaient bien entendu considérables - affamés, assoiffés et apeurés, les enfants pleuraient sans cesse et trahissaient leur présence au fond des sacs. Tout Bédouin coupable d'avoir caché un petit gaour le payait de sa vie. J'ai entendu rapporter ces faits par des témoins arabes ainsi que par des Arméniens qui avaient conservé leur identité et vivaient dans les villes frontalières de Qâmishli et Ra's el Ain. Les rescapés partagèrent ensuite jusqu'à leur majorité la difficile existence nomade de leur famille adoptive. Mais dans la mesure où ils avaient embrassé la foi musulmane - si tant est qu'à cet âge on puisse librement refuser ou accepter une religion, bon nombre d'entre eux restaient pour toujours voués à leur destin de sable. D'autres, à qui leurs maîtres avaient jugé bon de dire la vérité sur leurs origines, partaient à la recherche du bonheur ou de leurs proches à travers le monde.

À Jibiasa, on nous attend avec impatience. Cela fait longtemps que personne n'a rendu visite à la base pétrolière bulgare et même des inconnus tels que nous sont les bienvenus. Comment vais-je pouvoir en si peu de temps me partager entre les miens - entre les vivants et les morts ? Mais il semble que tout le monde ici connaisse la tragédie arménienne. Dès le premier soir, tous se montrent des plus compréhensifs. Malgré le désir de converser, ils nous invitent à nous coucher tôt - le lendemain, c'est la grotte qui nous attend.
Le lendemain soir, au cours de la rencontre avec les sondeurs bulgares, la conversation tourne à nouveau autour du passé : « Racontez-nous encore quelque chose sur les massacres qui ont eu lieu par ici. » « En Bulgarie, j'ai vécu parmi des Arméniens, mais c'est seulement ici que j'ai compris pourquoi les grands-mères de mes camarades avaient des yeux aussi tristes. » « Avez-vous été à la grotte ? Notre base en est à peine éloignée de deux kilomètres. »

Je passe toute la nuit dans un état d'agitation. À peine assoupie, je fais des cauchemars. Je vois mon grand-père, que je n'ai jamais connu, qui rampe et tourne en rond, comme un damné, au fond de quelque cavité. Je me réveille de nouveau. C'est peut-être dans cette grotte, me dis-je, que je vais me laisser tomber sur la pierre et pleurer tout mon soul. Des bêtises ! Après tout ce temps qui a passé ! Mais le jour se lève sur les mêmes bêtises.
Nous partons très tôt, à l'heure qui sépare la froide nuit du désert de la lumière rose de l'aube. La Jeep quitte sans tarder la route et coupe à travers sables. Du sable, encore du sable, des collines arrondies comme les bosses d'un chameau sur lesquelles ne pousse que la coriace acanthe.

Vartan nous accompagne - Vartan Barakian, le directeur technique de la base. Nous nous connaissons à peine, mais il lui revient l'honneur d'être mon Virgile dans cet enfer du vingtième siècle. Ses yeux sont rougis, non pas à cause des larmes mais suite aux longues années de travail sous le soleil du désert, ici, près de Jibiasa. Unique descendant d'un rescapé du massacre, il ne doit pas lui être facile de passer chaque jour près de la grotte pour se rendre sur la base. Que ressent-il ? Son silence m'en dit long.

La voiture s'arrête. Nous descendons. Je regarde autour de moi. Il me laisse découvrir la grotte seule. Mais il n'y a pas de grotte. Rien qui évoque pour moi des rochers creusés de cavités. Et c'est tout naturel : rien que du sable aussi loin que porte le regard. Je fais quelques pas. Ici et là. Et soudainement, je découvre la crevasse - une balafre sur la face de la terre, un mètre en largeur, à peine le triple en longueur. Je me penche. De l'intérieur, des entrailles du désert, me souffle au visage un air chaud et étouffant.

Je sais que personne ne me poussera dans la crevasse, comme cela fut le cas pour des milliers de femmes qui n'avaient commis d'autre crime que d'être Arméniennes. Je sais que derrière moi se tiennent les hommes - le chauffeur, Vartan et mon mari. Malgré tout, je me retourne brusquement, comme effrayée. Ils restent là, tête baissée, muets, aspirent profondément la fumée de leurs cigarettes. Peut-être soupirent-ils. À moins que ce ne soit le vent.

Toujours silencieux, Vartan s'approche et descend le premier. Quatre bras m'aident à suivre le même chemin. Puis c'est Vartan qui me reçoit dans les siens. Et je comprends enfin la raison de ma présence, de notre présence ici - deux véritables Arméniens bulgares revenus ici après toutes ces décennies, non pour mourir mais pour nous convaincre et convaincre le monde que nous existons toujours. Car le Bien a tout de même fini par l'emporter. Quand tout ce que désirait le Mal, c'était que nous cessions d'exister.

Mes yeux s'habituent doucement à l'obscurité. Nous nous trouvons dans une vaste salle voûtée d'une dizaine de mètres de diamètre, d'où part un large couloir, long de cinq ou six kilomètres. Impossible de le suivre. Il n'y a pas d'issue. Vartan attire mon attention vers un point situé sur la droite, près de l'entrée. Sur le sol rocheux s'épanouit une invraisemblable couronne d'herbe verte. Seigneur, quelle loi de la nature permet-elle qu'en cet endroit, à l'abri du soleil, pousse de l'herbe, l'unique herbe verte et vivante en plein mois d'octobre et au beau milieu du désert ? Semée de fleurs lilas, qui ont l'aspect de la menthe sauvage sans en avoir le parfum, elle me fait penser aux trèfles de chez nous, mais ses feuilles sont plus petites et plus fines. Quelle loi de la nature ? On dit que depuis sept décennies, cette couronne pour la paix des âmes se nourrit de la chair de nos ancêtres.

Cent vingt mille Arméniens enterrés vivants - femmes, enfants et vieillards - et entassés les uns sur les autres dans ces couloirs souterrains. L'issue se trouvait condamnée par un immense bûcher. Quelqu'un se chargeait d'alimenter le feu sans relâche. La mort était lente. Durant des jours, la terre résonna des hurlements et des derniers soupirs. Pourquoi ? Je me le demande encore une fois : à quelle imagination devons-nous cette oeuvre ? À quel jugement ? Une fois que tout était prêt, les exécuteurs s'éloignaient. Ils dressaient leurs tentes et festoyaient. Le festin durait tant que les cris restaient audibles. De temps à autre, ils s'en assuraient en collant leur oreille contre le sable.

Parfaitement imaginé. Plus parfaitement encore que les chambres à gaz hitlériennes ! Dépense nulle. Avec pour seuls témoins les victimes promis à une mort certaine, l'événement restait caché aux yeux du monde. Et pourtant, quelqu'un a trahi le secret, quelqu'un n'a pu s'empêcher de se vanter de ce qui s'était passé.
Je peux m'imaginer que pour les victimes, la grotte était la voie du salut. À moi, elle m'évoque seulement l'enfer car je la vois aujourd'hui, depuis la distance du présent, comme on considère un monument remarquable. Car ici se trouvait le terme d'une longue tragédie, de quatre années d'errance forcée à travers le désert. Les massacres périodiques perpétrés par le sultan Abdülhamid ressemblent en comparaison à de vieux et mauvais rêves. Les Jeunes Turcs étaient à l'évidence de bons élèves, si bons qu'ils surpassèrent le maître.
Quatre années de marche pour la Vie. Oui, pour la Vie, et non pour la Mort. Tout un peuple marche dans le désert vers une mort certaine.

Nous quittons la grotte près de Schédadé et partons pour Al-Hassaké où nous devons retrouver un vieillard, seul survivant d'une famille de neuf enfants, qui fut jadis recueilli et caché dans la besace de cuir d'un Bédouin.

Octobre 1984-Avril 1985
Syrie-Sofia

(Traduit du bulgare par Veronika Nentcheva et Éric Naulleau)

paru dans Babel heureuse ISBN : 2-84636-028-6 - € 18

Edition : L'esprit des péninsules tél. 01 49 23 97 44

Du même auteur : la grande saga de Sevda : Quelque part dans les Balkans, Livres I et II, €19,82 et € 21,50

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