Entretien avec Paul Boghossian

Paul Boghossian

Une interview du philosophe Paul Boghossian réalisée par Khatchig Mouradian pour AztagDaily

Peur de la terminologie:
les deux faces de Génocide

Paul Boghossian a eu son PhD (doctorat) de philosophie à Princeton en 1987. Après avoir été nommé professeur adjoint à l'Université du Michigan Ann Arbor et professeur adjoint invité à Princeton, il est allé à New York University. Il a occupé la chaire de philosophie à NYU de 1994 à 2004. Actuellement professeur de philosophie dans la même université, ses recherches sont orientées sur l'épistémologie, la philosophie de l'esprit, et la philosophie du langage. Il a publié de nombreux articles sur divers sujets, et son livre: Fear of Knowledge: Against Relativism and Constructivism [Peur de la Connaissance: Contre le Relativisme et le Constructivisme, ndt], Oxford University Press, va bientôt être publié. Il fait aussi partie du Conseil d'Edition de Philosophical Studies et Philosophers' Imprint.

Dans cette interview, nous parlons principalement de sujets tels que:
« Le terme génocide est-il applicable aux meurtres de masse des Arméniens de l'Empire Ottoman en 1915 ? »


Khatchig Mouradian –   Pour des journalistes qui font leur possible pour être objectifs et impartiaux, il arrive que les frontières entre objectivité et équivalence morale semblent floues. Dans leur tentative de présenter « les deux faces » de l'histoire, certains journalistes finissent par adopter une position « d'or ». La question des massacres et des déportations systématiques des Arméniens dans l'Empire Ottoman en 1915, en est un exemple typique. C'est un fait historique bien documenté, or il est souvent présenté sous la forme: « Les Turcs disent » et « Les Arméniens disent ». Quel est votre avis à ce sujet ?

Paul Boghossian – Il est juste de présenter les « deux faces » d'une controverse quand les preuves dont chacun dispose ne règlent pas décisivement la question d'une façon ou d'une autre. Ainsi, il est normal de présenter les deux faces de la controverse, à savoir si le Big Bang est un modèle exact des origines de l'univers. Il ne serait pas opportun de présenter les deux faces de la question de savoir si la terre est plate, ou si l'Holocauste a eu lieu, ou si le fait de fumer provoque le cancer, bien que dans chacun de ces cas, on puisse trouver quelques partisans de chacune des faces de ces questions.

 De nombreux journalistes cependant, ont perdu les pédales sur la notion de connaissance objective. Ils se disent: « Bon, qui doit décider si une question a été décisivement réglée par les preuves ?  Est-ce que je ne vois pas un tas de gens, des deux côtés de la question de 1915 ? Est-ce que cela n'indique pas que l'affaire n'est pas décisivement réglée par les preuves disponibles ? »

C'est là une réponse confuse. Ce n'est pas parce qu'un tas de gens traitent une proposition d'indécise, qu'elle devient indécise. La seule chose qui rend une proposition indécise est la qualité de la preuve. Quant à savoir qui va décider de la qualité de la preuve, la réponse est que c'est une question technique, qui nécessite une expertise spéciale pour être évaluée, ensuite il faudra un expert convenablement formé, qui prendra la décision. Mais si c'est un genre de problème que les journalistes ont l'habitude d'évaluer, alors ce seront eux qui décideront, après avoir fait les recherches appropriées.

La question au sujet des Arméniens tient probablement un peu des deux cas, puisqu'elle a vraiment certains aspects techniques. Ce qui rend l'affaire plus compliquée est la confusion qui entoure le mot « génocide ». Mais si on met ce mot de côté et demande simplement:  Y a-t-il eu un programme planifié de façon centralisée pour éliminer les Arméniens de la Turquie orientale pendant les années du déclin de l'Empire Ottoman ?  N'importe qui ayant la moindre connaissance de l'évidence ne peut qu'aboutir à la conclusion que oui.

K.M. – Certains journalistes travaillant pour l'Occident m'ont dit qu'ils évitent souvent d'employer le terme « génocide » quand ils parlent des massacres arméniens, non pas parce qu'ils doutent que ce qui est arrivé aux Arméniens fût un génocide, mais ils s'inquiètent de ce que l'emploi de ce terme puisse heurter les sentiments de nombreux Turcs. Que pensez-vous de cet argument ?

P.B. – A chaque fois qu'on dit quelque chose à quelqu'un, on prend en compte non seulement ce que l'on considère comme vrai, mais aussi l'impact possible sur notre auditeur. Mais d'abord, il y a des limites au point jusqu'auquel on doit modérer ce qu'on dit, pour épargner les sentiments de quelqu'un. Et il me semble que le meurtre de masse et le nettoyage ethnique sont deux de ces limites. Et deuxièmement, cela semble particulièrement bizarre pour un journaliste d'insister là-dessus. On aurait plutôt cru que c'est le travail d'un journaliste de dire parfois au pouvoir des vérités déplaisantes.

K.M. – Au cours de l'une de vos interventions au quatrième atelier universitaire arméno-turc de Salzbourg, vous avez déclaré qu'il est impossible de prétendre que l'extermination de masse des Arméniens de l'Empire Ottoman en 1915 ne correspond pas à un génocide au motif que ce terme n'existait pas à l'époque, et fut créé dans les années 1940. Pouvez-vous développer cet argument ?

P.B. – Les arguments de ce genre impliquent une confusion de base sur la relation entre le langage et la réalité. Ils supposent qu'en général un concept ne peut s'appliquer à un certain événement que si, à l'époque où cet événement s'est produit, il y avait sur place des gens qui étaient prêts à lui appliquer ce concept.

Bon, je ne nie pas qu'il y ait certains concepts qui sont comme ça. Par exemple, je suppose que rien ne peut être qualifié de « couronnement » ou d'« élection » si personne n'est préparé à le décrire. Naturellement, le mot « couronnement » ne nécessite pas d'avoir existé à l'époque, mais quelques autres mots ou expressions utilisées le jour du couronnement en auraient eu besoin. Il est très difficile de voir comment un événement qui compte comme le couronnement d'un roi est difficile à décrire par des personnes qui n'en ont aucune expérience. On peut trouver d'autres exemples de ce genre.

Pourtant, très peu de concepts et de faits sont comme cela. Par exemple, je peux dire sans me tromper qu'il y a 65 millions d'années des dinosaures vivaient sur la terre, bien que 65 millions d'années auparavant il n'y eût personne sur terre pour avoir le concept de dinosaure. Ou alors, pour prendre un autre exemple, je peux dire sans me tromper qu'aux tout  premiers stades de l'univers, toute la matière qu'il contenait était sous forme gazeuse très chaude, quoiqu'il n'y eût personne sur place pour avoir des notions de ses ingrédients.

Donc en général il n'est pas exact que les concepts soient tels qu'ils ne s'appliquent qu'à un événement survenu avec autour de lui, des gens qui, à ce moment-là, voulaient lui appliquer le concept. Certains concepts sont comme ça, et d'autres pas. En particulier, le concept de génocide des Nations Unies n'est manifestement pas comme cela. Tout ce qui est exigé d'un événement pour être qualifié de génocide est que quelqu'un ait agi intentionnellement pour exterminer certains membres d'un groupe ethnique particulier, en partie parce qu'ils étaient des membres de ce groupe. Et c'est clairement une intention que quelqu'un peut avoir, même s'il n'y a personne autour de lui qui ait déjà trouvé le concept de génocide.

K.M. – Lors d'une conférence, vous avez dit: « Un autre mauvais argument pour refuser d'appliquer le mot génocide à 1915, est à peu près le suivant: La Convention des Nations Unies sur le Génocide, qui définit le mot pour la première fois avec précision, n'a été adoptée qu'en 1948. Les traités ne s'appliquent pas rétroactivement. Donc la Convention, ainsi que la notion qu'elle définit, ne pouvait pas s'appliquer aux événements de 1915 ». Et ensuite vous avez continué l'argumentation comme ceci : « Le fait d'appliquer le concept de génocide aux événements qui ont précédé son introduction est une chose, et la convention des Nations Unies sur les événements qui ont précédé son adoption en est une autre, tout à fait différente. Ce sont deux sujets distincts car la convention ne peut pas être appliquée à titre rétroactif, mais le terme "génocide" peut l'être. Les gens confondent souvent ces deux choses, ils pensent que si la convention ne peut pas être appliquée rétroactivement, le terme de génocide qui figure dans la convention ne peut pas l'être non plus. »
Pouvez-vous expliquer comment il est possible de séparer un concept légal d'une convention, là où il apparaît ?

P.B. – Je peux avoir une loi qui interdise l'entrée d'automobiles dans un parc. Cela ne fait pas du concept d'« automobile » ou de « parc » un concept légal. Ce sont des concepts ordinaires qui apparaissent dans un contexte légal de même que dans d'autres contextes. De la même façon, la convention des Nations Unies définit un certain genre de maux de masse, et de tentatives d'interdire ou de condamner ceux qui les ont perpétrés. Le concept lui-même est simplement celui d'un mal de masse remplissant certaines conditions. Il se peut que ces sortes de maux de masse n'aient pas pu clairement exister avant que quiconque en ait parlé, et essayé de formuler une loi qui les régisse.

K.M. – Contrairement aux mots « automobile » et « parc », le terme de « génocide » n'était pas employé auparavant et, inventé par Lemkin, il a été incorporé dans la convention des Nations Unies comme terme légal. Certains pourraient riposter que cela rendrait le terme et la convention inséparables. On pourrait répondre: oui, il y a eu des crimes de masse, mais si la convention ne peut pas être appliquée à titre rétroactif, comment peut-on appliquer rétroactivement le terme créé pour une telle convention ?

P.B. – Ce n'est pas parce qu'un concept est introduit dans le contexte d'une loi qu'il devient un concept légal. Le concept « génocide » a une définition: c'est une certaine forme de tuerie (ou de mal, mais j'écarte cela)… de tuerie faite avec une certain intention.

« Tuer » n'est pas un concept légal – il signifie simplement « causer la mort ». « Intention » n'est pas un concept légal – il appartient à l'état d'esprit de celui qui fait l'action. Alors, dans quel sens le « génocide » est-il un concept légal ? – Oui, on peut l'employer pour un usage légal, mais n'importe quel concept peut l'être. Et, oui, si la loi dans laquelle il apparaît est passée après un événement donné, alors typiquement, cette LOI ne s'applique pas à l'événement en question. Mais cela ne veut pas dire que le CONCEPT s'y applique.

K.M. –   L'historien turc Halil Berktay, dans une interview que j'ai menée avec lui en octobre dernier, dit: « En 1915, cette convention (la convention des Nations Unies sur le génocide) n'existait pas, une telle légalité n'existait pas, et de plus, l'expérience humaine et la pensée qui s'est finalement infiltrée dans cette convention, n'existaient pas. Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu à l'époque des gens qui ne se soient opposés au nettoyage ethnique, je dis qu'il n'existait pas une culture anti-génocidaire, compréhensive, universelle, et en circulation mondiale, et qu'elle n'était pas une partie ni même une parcelle de l'atmosphère dans laquelle fonctionnaient à cette époque-là les hommes d'Etat, les politiciens, les seigneurs de la guerre, y compris les seigneurs Unionistes. »

Que pensez-vous de ce problème méthodologique souligné par le professeur Berktay ?

P.B. – Je ne vois pas là de problème méthodologique. Disons que son observation est dans l'ensemble exacte. La question est ce qui s'ensuit. Il ne s'ensuit pas que ce qui est survenu n'était pas un génocide, conformément à la définition qui en a été formulée plus tard, de même qu'il ne s'ensuit pas que les créatures qui vivaient sur terre il y a 65 millions d'années n'étaient pas des dinosaures parce que le concept n'avait pas encore été formulé alors. Il ne s'ensuit pas non plus que ce qui est arrivé en 1915 n'était pas le mal.

AztagDaily

Titre original : « Fear of Terminology: The Two Sides of “Genocide” »
Février 2006

Traduction : Louise Kiffer

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