Keith Micallef

Affirmations Absurdes sur les Procès de Malte

Ou l'absurdité des déclarations du MAE de Turquie (avril 2012) relatives aux procès de Malte.

Bien que le ministre turc ait eu raison de dire que plus de cent Turcs avaient été conduits à Malte par les Britanniques en 1919 pour y être accusés de crimes de guerre, le Génocide Arménien y compris, le défaut de preuves matérielles et l’absence d’une nécessaire juridiction supranationale ont finalement débouché sur le rapatriement puis la libération des inculpés turcs, en échange de 22 Britanniques retenus prisonniers par Mustafa Kemal (Ataturk).

Ce chapitre important mais semble-t-il oublié de l’histoire coloniale moderne a été traité par le Juge Bonello dans l’un des volumes de la série Histoires de Malte, publiés par Fondazzjoni Patrimonju Malti dont il est l’auteur.

A la suite d’une nouvelle rendue publique hier par ce journal citant le ministre de l’UE turc qui a fait référence au Génocide des Arméniens comme à un ’incident’, le Docteur Bonello a alerté le Malta Independant pour faire savoir que ces remarques sont tout simplement absurdes. Il nous a renvoyés au volume neuf de la série Histoires de Malte dans lequel un chapitre particulier titré ’’Les Procès de Malte’ et la Question Turque-Arménienne ’ est consacré à ce sujet controversé.

Le Docteur Bonello explique qu’à la suite de la Première Guerre Mondiale, il n’existait pas de norme internationale relative au crimes de guerre. Selon lui, ce n’est qu’à la suite de la conjugaison d’un certain nombre de faits délibérés que la Première Guerre Mondiale ne s’est pas terminée, comme la Seconde Guerre Mondiale, en un procès de Nuremberg. Il y définit le vide juridique ressenti en 1919 comme “un cauchemar juridique, un domaine inconnu qui défia pour la première fois les esprits devant un phénomène inconnu jusque là dans l’histoire des conflits et de ses conséquences“. Bien que les événements qui se sont produits à Malte à cette époque ont eu un impact tout à fait majeur dans l’histoire de Turquie, ils sont restés selon l’auteur totalement inconnus ou ignorés à Malte.

Les premières étapes relatives à la Question Arménienne

Selon l’Institut Turc de Politique Etrangère, à la suite de l’armistice imposé par les alliés le 30 octobre 1918, les Britanniques désignèrent l’amiral Sir Somerset Arthur Gouch Calthorpe et le contre-amiral Richard Web comme Haut-commissaire et Assistant Haut-commissaire de la puissance ottomane vaincue. Le 2 janvier 1919, Calthorpe fit une requête auprès du Foreign Office pour obtenir l’arrestation et la présentation de tout ceux qui s’étaient rendus responsables des incessantes entorses aux termes de l’armistice et du mauvais traitement des Arméniens.

Calthorpe reçut à la fois une équipe d’assistants dévoués, dont faisait partie un Irlandais notoirement antiturc, Andrew Ryan, élevé au titre de lord par la suite, qui publia ses mémoires en 1951. Dans son nouveau rôle de Drogman en chef de la Haute-Commission britannique et Officier Politique adjoint, il se retrouva chargé de la Question arménienne. Il compta pour beaucoup dans l’arrestation d’un grand nombre des déportés de Malte.

Ceux-ci peuvent être classés en trois catégories : ceux qui continuaient à enfreindre les termes de l’armistice, ceux qui contre qui étaient désignés comme s’étant rendus coupables de mauvais traitements envers les prisonniers de guerre alliés, et ceux responsables d’excès envers les Arméniens, en Turquie et dans le Caucase.

Calthorpe convoqua pour une entrevue particulière Reshid Pacha, ministre des affaires étrangères, pour l’informer que la Grande Bretagne considérait l’affaire arménienne et les mauvais traitements subis par les prisonniers de guerre comme “extrêmement importants“ méritant “ la plus grande attention“.

Deux jours plus tard, Calthorpe demanda formellement l’arrestation de sept dirigeants du Comité Union et Progrès (CUP). Tandis que 160 à 200 personnes étaient arrêtées, 60 autres suspectées d’avoir participé au massacre des Arméniens étaient laissés libres.

Calthorpe avait déjà engagé le transfert des prisonniers à Malte, pour au moins 50 à 60 d’entre eux. Il informa Lord Plumer, Gouverneur de l’île, de la nécessité de recourir à Malte pour assurer leur sécurité hors de la Turquie. A ce moment, quelques 40 parmi les suspects les plus importants étaient détenus en sûreté par les autorités, mais cinq autres listes noires avaient été dressées par la section arménienne et grecque de la Haute Commission Britannique.

Il faut noter aussi que le gouvernement français de l’époque avait soulevé diverses objections, l’extradition des détenus turcs à Malte, entre autres.

Ces mesures, insistait la France, “loin d’avoir les caractères d’une bonne justice“, risquait de laisser une impression de vengeance par les vainqueurs.

Arrivée des premiers détenus à Malte

Entre temps, des développements politiques en Turquie, principalement la montée de Mustafa Kemal (qui deviendra plus tard le charismatique Ataturk) forçaient les Britanniques à changer précipitamment leurs plans. L’amiral Webb prit la décision de transférer les prisonniers en un lieu éloigné des soulèvements populaires d’Istanbul, tels que l’attaque par des émeutiers sur les prisons de Seriaskeriat et de Békir Aga, où des détenus politiques étaient incarcérés, en l’attente d’un jugement devenu impossible à organiser. Webb assuma la responsabilité de ne pas informer le gouvernement turc de ses intentions avant de les mette à exécution, faisant foi à un souhait non acté de Ferid Pacha que ces détenus soient transférés à Malte.

67 détenus furent embarqués sur le SS Princess Ena, dont 12 chefs politiques et ex-ministres étaient prévus d’être débarqués à Moudros , et 55 à Malte. Un supplément de 11 déportés fut ajouté à ceux d’entre eux qui devaient débarquer à Malte. Ceux-là avaient été arrêtés à la suite des émeutes de Kars, et n’étaient pas concernés par les crimes de guerre. Le transfert des exilés se termina dans les baraquements à Salvatore, Polverista et Verdala, laissés vacants depuis l’année précédente par les prisonniers de guerre des puissances centrales. Le Princesse Ena pris la mer le soir du 28 mai 1919. Parmi ceux destinés à rester à Malte se trouvaient 41 leaders politiques, dont environ la moitié avaient été considérés comme responsables d’atrocités commises sur les Arméniens et les autres faisant l’objet d’une “mesure préventive de temps de guerre“. 14 autres officiers, accusés de traitement inacceptable de prisonniers de guerre britanniques, étaient également joints à eux.

Des complications juridiques commencent à apparaître

L’auteur explique que c’est à ce moment là que les complications juridiques commencèrent à faire surface. Aucune loi n’existait pour permettre un procès Les cours militaires britanniques pouvaient engager des procès pour trois des sept infractions commises (rupture des termes de l’armistice, obstacles à leur mise en application, mauvais traitement des prisonniers de guerre britannique), mais dans les seuls territoires occupés, pas à Malte. Toutes les autres infractions, y compris les excès contre les Arméniens, menacèrent de ressembler à un désert juridique et devoir au mieux être laissées à un futur traité de paix.

A la conférence de la Paix de Paris, une base légale, vague et mince, avait à la rigueur été établie. Comparé à la charte de Nuremberg, un fantôme de base légale.

Entre temps, le nombre de détenus turcs déportés à Malte avait augmenté au-delà de 100. A ce moment là, il était déjà clair que personne ne savait comment s’y prendre avec eux, et on commençait à réaliser qu’ “il serait très difficile de soutenir dans un tribunal allié des accusations incontestables devant beaucoup de ces personnes “.

Une nouvelle vague d’arrestations suivit l’occupation de la chambre des députés turcs par les troupes britanniques, et 30 importantes figures politiques furent déportées à Malte sur le HMS Benbow, où ils arrivèrent le 21 mars 1920. D’autres déportés turcs arrivèrent petit à petit à Malte et vers le 20 novembre, leur nombre atteignit 144. Cela décida Mustafa Kemal à arrêter 20 officiers britanniques en Anatolie, qui joueront un rôle majeur sur le sort en dernier ressort des détenus turcs de Malte. Parmi eux se trouvait le Colonel Rawlinson, un parent de Lord Curzon et frère de Lord Rawlinson.

A la suite d’un mémorandum secret mis en circulation par Winston Churchill, secrétaire d’état à la guerre le cabinet Britannique se décida pour une révision de la liste des détenus par le Procureur Général. Ceux contre qui aucune poursuite criminelle ne paraissait possible “devront être relâchés à la première occasion convenable“.

Dans ces circonstances, Lord Plumer se retrouva complètement perdu à Malte quant à la ligne à suivre. Il mentionna les 115 prisonniers turcs (les autres n’étaient pas techniquement turcs ou avaient été relâchés) qui appartenaient aux classes sociales les plus élevées. Ils avaient tous pesamment invoqué le principe constitutionnel britannique selon lequel ils devaient être considérés et traités comme innocents jusqu’à ce que la preuve de sa culpabilité soit établie. Ils niaient tous leurs accusations, les attribuant à des informations malsaines de leurs ennemis, Grecs, Arméniens, et à des erreurs d’identité. Toutes leurs demandes, ajoutait Plumer, sont restées sans réponse, et jamais la possibilité de se défendre contre quelque accusation que ce soit ne leur a jamais été donnée. Ils demandèrent une liste des accusations portées conter eux, avec une indication des preuves. Plumer soutint toutes leurs demandes.

Rumbold, de son côté, soutenait qu’il ne fallait rien dire aux prisonniers - excepté qu’on allait finalement les accuser de massacre et de déportation, ou de cruauté envers les prisonniers de guerre.

La couronne envisage un échange des prisonniers de guerre

Vers le mois de mars 1921, Lord Curzon informa Rumbold que la couronne envisageait un échange des prisonniers de guerre et qu’il n’y avait aucune raison de garder ceux contre qui aucune accusation criminelle ne serait soutenue. Au début, Rumbold maintînt qu’au moins quelques uns des déportés de Malte soient retenus et accusés. Le 16 mars 1921, le ministre des affaires étrangères turc et le Foreign Office signèrent un accord à Londres.

En échange des 22 prisonniers britanniques, la Grande Bretagne libérerait 64 prisonniers turcs de Malte. Ceux-ci ne comprenaient pas ceux qu’on entendait poursuivre sur les infractions commises en violation des lois et coutumes de guerre ou pour des massacres commis où que ce soit dans l’empire turc après que la guerre ait éclaté.

La valeur des preuves disponibles contre ceux détenus à Malte restait cruciale. Aucune preuve les concernant n’était détenue à Londres ou à Malte, et tous les espoirs reposaient sur le Haut Commissaire à Constantinople.

Rumbold avança les preuves qu’il avait sur les 56 déportés qu’il pensait pouvoir être poursuivis. Il devint évident que cela était basé principalement sur le concept de “présomption de culpabilité“ : il fallait que des hauts fonctionnaires gouvernementaux puissent être connus pour avoir été au courant, et acquiescé, aux massacres. Les autorités britanniques étaient bien conscientes que ce dont ils disposaient serait insuffisant devant une cour criminelle quelconque.

Le Procureur général montra clairement sa réticence quant à être entraîné dans une querelle politique quelconque, et selon lui, seules les poursuites des huit prisonniers accusés de mauvais traitement des prisonniers de guerre alliés étaient juridiquement fondés.

Pour des raisons qui ne furent jamais expliquées, les autorités britanniques ne semblent pas avoir jamais considéré avoir recours à Malte aucune preuve - pour la plupart documentaires - des atrocités sur les Arméniens dont les prisonniers turcs ont été accusés et convaincus par les cours militaires turques tout de suite après l’armistice - des documents substantiels et alarmants.

De même, les Britanniques trouvèrent répugnant le système inquisitoire continental de la procédure pénale employée en Turquie, comparé à leur propres principes de justice criminelle et doutèrent de la pertinence de leur emploi. Il est possible également que les gouvernement turc ne se résolut jamais à transmettre les documents utilisés par les tribunaux militaires. Pour une raison ou pour une autre, avec l’accession au pouvoir d’Ataturk, tous les documents sur lesquels les tribunaux militaires avaient basé leurs procès et leurs convictions, ont été ’perdus’.

Opportunément, ajoutent les historiens arméniens.

Confrontés à ce manque concerté de preuves matérielles, les politiciens se tournèrent une fois encore vers le Procureur Général qui lui aussi s’en lava les mains. Le gouvernement saisit l’allusion. ““De ce courrier (celui du Procureur Général) on peut déduire que les chances d’arriver à des accusations sont presque nulles“.

Echange à Inebolu sur la Mer Noire, le 31 octobre 1921

Les obstacles à un procès par un tribunal international devenus presque insurmontables, Sir Lindsay Smith, juge à la Cour Suprême écrivit dans ses minutes : “ La seule possibilité est donc de les retenir comme de simples otages, et de les relâcher contre des prisonniers britanniques“.

Les négociateurs, cependant, reçurent l’instruction secrète d’inclure ’les huit’ aussi si cela devait assurer la libération des prisonniers britanniques détenus par Mustafa Kemal. Le gouvernement turc délégua Hamid Bey, du Croissant Rouge ottoman, pour négocier avec les Britanniques. Il annonça clairement que pour la Turquie, la seule solution envisageable était le tout pour le tout, ce qui comprenait ’les huit’.

Rumbold retint sa réponse jusqu’au premier octobre. Les envoyés discutèrent la procédure de l’échange dans un port anatolien. Ensemble, ils tombèrent d’accord sur Inebolu sur la Mer Noire. Les prisonniers de chacune des parties devraient arriver dans le port le même jour. A ce stade, les Britanniques acceptèrent de libérer ’les huit“ sans conditions.

Lord Plumer à Malte prépara la libération des 59 prisonniers restants et ils prirent la mer en deux groupes, 17 sur le Royal Fleet Auxiliary Montenol et 42 sur le HMS Chrysanthemum. Ils touchèrent Inebolu le 31 octobre 1921.

Une note finale qui mérite l’attention est la déclaration faite par Lord Curzon au Parlement, que le docteur Bonello a déterré des archives du Foreign Office :

Très embarrassé par l’échange des otages, Lord Curzon écrivit : “le moins on en dira sur ces gens (les Turcs libérés au cours de l’échange) le mieux cela vaudra...J’ai dû expliquer (au Parlement) pourquoi nous avons libéré les déportés turcs de Malte, patinant sur une glace très mince aussi vite que j’ai pu...Dans leur for intérieur, les Membres (du Parlement) est qu’un prisonnier britannique vaut un chargement entier de Turcs, et c’est ainsi que l’échange a été excusé“.

Le Docteur Bonello conclut ce chapitre particulier en mettant la lumière le fait que la controverse sur le Génocide Arménien continue après près de 100 ans avec de très faibles possibilités de trouver une solution.

By Keith Micallef - The Malta Independent Online

Traduction et commentaire de Gilbert Béguian
Le Juge [maltais] Giovanni Bonello a descendu en flammes la thèse du ministre des affaires de l’UE de Turquie, thèse selon laquelle son pays a été acquitté de la responsabilité du Génocide Arménien de 1915, parce qu’aucun procès de ce genre n’avait jamais eu lieu à Malte.


Ainsi donc, contrairement à leurs engagements du 25 mai 1915, ni les Anglais, ni les Français n’ont été capables de juger les coupables du Génocide après l’armistice de novembre 1918. Le vide juridique, les difficultés de procédure, invoqués par les responsables britanniques, le peu d’empressement montré par les autorités françaises, la destruction des preuves par Mustafa Kemal ne sont que de vagues explications.

Absurde et écœurante en effet les remarques du ministre turc : “il n’ y a pas eu de Génocide des Arméniens en 1915, que des incidents. Mais la Turquie est innocente, puisque les prévenus ont tous été libérés par les grandes puissances“. Innocente de quoi, des incidents ?

Il a raison, le Juge Bonello, la controverse risque de durer encore longtemps, aussi longtemps que des ministres auprès de l’UE se livreront à des affirmations absurdes.

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