Khatchig Mouradian

Contre toute attente

Activisme en faveur des Droits de l'Homme en Turquie

Article de Khatchig Mouradian, écrivain et journaliste arméno-libanais, paru sur zmag.org (Znet) le 5 avril 2006. Traduit par Louise Kiffer.

L'avocate turque Eren Keskin milite depuis de nombreuses années en faveur des droits humains en Turquie, ce qui lui a valu des menaces de mort, de nombreuses poursuites judiciaires et de la prison.

Sacrée juriste européen de l’année le 27 mai 2001 à Hambourg, honorée par le Prix de la Paix d'Aix-la-Chapelle en septembre 2004, elle est actuellement responsable de l' IDH d'Istanbul (association turque qui lutte pour le respect des droits humains)

Selon Eren Keskin, « il n'y a pas de véritable rupture avec l'idéologie du CUP, non seulement parmi les extrémistes, mais aussi parmi ceux qui se considèrent comme faisant partie de l'opposition démocratique en Turquie. L'idéologie qui a conduit au génocide arménien était un élément très important de l'idéologie fondatrice de la République de Turquie »

« Je refuse d'acheter ma liberté d'expression en payant » a dit Eren Keskin, Chef de la branche d'Istanbul de l'Association des Droits de l'Homme de Turquie, au cours d'une conférence de presse à Istanbul, le 22 mars. Quelques jours auparavant, un tribunal turc l'avait condamnée à dix mois d'emprisonnement pour insulte à l'armée du pays. La sentence avait alors été convertie en une amende de 6 000 nouvelles Livres turques, qu'Eren Keskin refuse pourtant de payer, disant qu'elle ira plutôt en prison. « En outre, affirme-t-elle, je continuerai à exprimer à la fois verbalement et par écrit, mes pensées, qui sont interdites illégalement par les dirigeants au pouvoir, car ce n'est pas nous qui devrions changer, mais eux ».

« L'affaire va être entendue par le tribunal en appel. Cela prendra plusieurs mois avant que le verdict soit prononcé. Entre-temps, les campagnes de soutien à la liberté d'expression en Turquie, à la fois chez soi et dehors vont beaucoup aider  à influencer le climat général en Turquie en faveur d'une plus grande démocratie », m'a dit Ayse Gunaysu, activiste de l'organisation dirigée par Eren Keskin.

La sentence du tribunal contre Eren Keskin était fondée sur le célèbre article 301 du Code Pénal de Turquie, qui déclare que le dénigrement public de la turquicité, de la Grande Assemblée Nationale (législative de Turquie) ou du Gouvernement de la République de Turquie, des institutions judiciaires  de l'Etat, de même que des structures militaires et de sécurité, sont passibles d'emprisonnement entre  six mois et trois ans. Au cours des derniers mois,  des dizaines d'activistes et d'intellectuels turcs, comprenant l'auteur Orhan Pamuk de renommée mondiale, ont été condamnés au nom de cet article.

Eren Keskin

Me Eren Keskin reçoit en 2004
le Prix de la Paix d'Aix-la-Chapelle pour
son combat en faveur des droits humains

Eren Keskin, qui est aussi la fondatrice du  Projet pour une Aide Légale aux victimes de viol et d'agression sexuelle pendant leur garde à vue, avait été accusée d'« insulter » l'armée, à sa grande époque en 2002, après avoir prononcé un discours à Cologne en Allemagne, au sujet d'affaires d'agressions sexuelles envers des femmes détenues par les forces de sécurité de l'Etat en Turquie. Eren Keskin explique: « dans ma présentation du sujet Violence sexuelle perpétrée par l'Etat, j'ai fait part à l'auditoire de certaines conclusions de notre projet, auxquelles nous étions arrivés depuis 1997. J'ai dit que la torture sexuelle était employée comme méthode systématique de lutte psychologique et que les victimes d'une telle torture avaient peur de porter plainte contre les forces de sécurité ».

J'ai discuté avec Eren Keskin, fin mars, des questions relatives aux violations des Droits de l'Homme en Turquie, quelques jours après les récents procès. En tenant compte des déclarations souvent répétées selon lesquelles la Turquie avait fait des pas de géant concernant le respect des Droits de l'Homme au cours de ces dernières années, lors de sa demande d'adhésion à l'Union Européenne, je lui ai demandé si ces changements étaient radicaux ou superficiels. « Je ne crois pas que les changements qui ont été faits ou sont en train de se faire dans ce processus aient été radicaux » répondit-elle « Je ne pense pas que l'Etat ait quelque intention de changer, car les changements introduits n'ont pas le pouvoir de transformer l'essence du système. Néanmoins, nous devons admettre qu'ils ont au moins fourni une atmosphère dans laquelle certaines questions sont en discussion ».

Tu ne dois pas insulter l'armée

 Les généraux en Turquie se considèrent comme les gardiens de la constitution laïque du pays, et ils ont une tradition bien établie d'intervenir directement dans la politique, y compris un certain nombre de coups d'Etat militaires directs ou indirects depuis 1960. De l'avis d'Eren Keskin, tous les pouvoirs législatifs,  exécutifs et judiciaires en Turquie sont toujours sous leur contrôle. « L'armée, en Turquie, détermine à la fois, non seulement la politique intérieure et étrangère, mais aussi jouit d'un immense pouvoir économique, par l'intermédiaire d'OYAK, le plus grand groupe d'affaires de Turquie, qui opère littéralement dans tous les secteurs de l'économie, de la banque au tourisme. En outre, toutes les compagnies OYAK sont exemptées d'assujettissement aux impôts », explique Eren Keskin. De là son opinion que le principal obstacle à l'amélioration des Droits de l'Homme en Turquie est l'armée.

« Aujourd'hui, même ceux qui se définissent comme faisant partie de la gauche en Turquie, ne discutent pas des tabous déterminés par "les lignes rouges" que l'armée a fixées », dit-elle,  faisant remarquer que la domination excessive de l'armée sur l'Etat est extrêmement pesante en Turquie.

« Des ennemis internes »

Pendant que j'écris cet article, des milliers de manifestants, principalement des Kurdes, s'affrontent à la police turque dans le sud-est du pays. Depuis des décennies, la Turquie n'a pas réussi à trouver une solution décente à son problème kurde. Ankara répugne à accorder les droits les plus élémentaires culturels et politiques aux millions de Kurdes, qui vivent principalement dans le sud-est du pays, où le PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, a suscité une lutte armée contre l'Etat turc dans les années 1980.

« Les Kurdes sont l'un des "ennemis internes" que ce système, contrôlé par l'armée, a besoin de créer afin de maintenir sa domination » déclare Eren Keskin. Toute impuissance à résoudre ce problème rend l'armée encore plus puissante. Même les moindres progrès réalisés dernièrement dans ce domaine ont coûté un prix énorme, et le résultat partiel du processus d'adhésion à l'UE ne change pas le fait que « la politique de "non-solution" domine toujours les approches du gouvernement vis-à-vis de la question kurde ».

Etat de Dénégation 

Pendant des décennies, le plus grand de tous les tabous en Turquie a été le génocide arménien de 1915. Ces dernières années, un certain nombre d'intellectuels du pays, se sont mis à parler de cette question, demandant à la Turquie de faire face à son passé, quitte, le plus souvent,  à être persécutés ou poursuivis en justice au nom de l'article 301. « La thèse officielle turque concernant le génocide arménien est toujours très influente dans la rue et les universités, bien qu'il y ait des efforts pour surmonter cette domination » dit Eren Keskin, quand on l'interroge sur la politique d'Ankara de dénégation de l'anéantissement, par la direction du Comité Union et Progrès et sous le couvert de la Première Guerre Mondiale, d'un million et demi d'Arméniens selon les estimations, dans les dernières années de l'Empire Ottoman.

La majorité écrasante des universitaires spécialistes du génocide et de nombreux parlementaires autour du monde reconnaissent cette forme de meurtre de masse comme un cas classique de génocide. Les descendants des victimes du génocide, à leur tour, continuent de demander que la Turquie aussi reconnaisse l'intention génocidaire derrière l'extermination des Arméniens qui vivaient sur leur terre ancestrale. Le gouvernement turc dénie cependant, avec véhémence, qu'il y ait eu une destruction planifiée de tout un groupe ethnique.
Il prétend également que le nombre des victimes est largement exagéré.

Selon Eren Keskin, « il n'y a pas de véritable rupture avec l'idéologie du CUP, non seulement parmi les extrémistes, mais aussi parmi ceux qui se considèrent comme faisant partie de l'opposition démocratique en Turquie. L'idéologie qui a conduit au génocide arménien était un élément très important de l'idéologie fondatrice de la République de Turquie ».

Erin Keskin a peu de foi dans l'acceptation par la Turquie de son passé, dans un avenir proche. « La mentalité générale de la majorité de la société turque, y compris d'une partie significative de la gauche, a été façonnée sous l'influence de cette idéologie. C'est la raison pour laquelle je ne crois pas que beaucoup de progrès puisse être fait dans l'immédiat », dit-elle. « Cependant,  je pense que la reconnaissance du génocide est cruciale. Le peuple turc devrait reconnaître les souffrances des Arméniens, compatir avec eux et demander pardon pour ce qui est arrivé en 1915. »

Eren Keskin et un grand nombre de ses  collègues en Turquie travaillent dans un environnement d'intimidation et de menaces.  « Nous, les activistes des Droits de l'Homme, avons appris, tout au long de ces années, comment vivre avec la crainte et continuer malgré sa persistance, » dit-elle. « A ce jour, 14 cadres et membres de notre Association des Droits de l'Homme ont été tués par ce que nous appelons les unités de contre-guérilla. J'ai été moi-même la cible de deux attaques armées. Je reçois encore des menaces de mort. Naturellement, tout cela engendre une certaine crainte en moi, mais s'il y a une chose que j'ai déjà apprise, c'est de continuer notre combat malgré la peur. Je suppose que nous devons cela à notre foi dans ce que nous faisons ».

C'est vraiment sur cette foi que comptent beaucoup de personnes.

Against All Odds, Human Rights Activism in Turke
5 avril 2005, Znet

Par Khatchig Mouradian

Traduction : Louise Kiffer

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