Jean Guréghian

Le Golgotha de l'Arménie mineure

Avant-propos

Souvent, ceux qui ont vécu de telles horreurs évitent d'en parler ; c'est le cas également des rescapés des camps d'extermination nazis. C'était aussi le cas de ma mère, pourtant orpheline elle aussi, mais qui n'aimait pas se remémorer ces années tragique

Mon père, Aram Guréghian, est né le 23 mars 1904 à Sébaste/Sivas, capitale de la province du même nom. Historiquement, cette province correspondait à l'Arménie mineure (située au nord-ouest de l'Arménie historique). Avant la Première Guerre mondiale, la ville de Sébaste comptait environ 70 000 habitants, dont 36 000 Arméniens. Les quartiers arméniens étaient tous situés dans le centre de la ville. À elle seule la province (vilayet) de Sébaste faisait

83 700 km² (soit trois fois la Belgique). Cette province était l'une des plus prospères de l'Empire ottoman, et ses terres particulièrement fertiles. Sébaste se distinguait aussi par une très forte élite arménienne. Il y avait dans l'ensemble de la province, avant 1915, 222.500 Arméniens. Leur nombre avait été fortement réduit suite aux massacres de 1895 et à l'exil qui a suivi.

C'est avec un zèle particulier que le préfet (vali) de Sébaste, Maouammer, qui était un homme sanguinaire et un ennemi acharné des Arméniens, mit en application le plan d'extermination de toute la population arménienne dès qu'il en reçut l'ordre (secret) des autorités de Constantinople. D'abord, comme partout ailleurs dans l'empire, les hommes valides furent mobilisés dès 1914, puis enrôlés en janvier 1915 dans les “bataillons de travail “et exécutés par petits groupes. Ensuite, ce fut au tour de toute l'élite arménienne de la province (14 000 personnes au total dont 5 000 de la capitale) d'être arrêtée, le plus souvent au moyen de pièges que leur tendait le vali en les invitant à des “réunions de consultations et de discussions pour résoudre les problèmes”. Quelques-uns (comme le héros Mourad) devinèrent le piège et réussirent à s'échapper. Les autres furent tous emprisonnés puis assassinés par petits groupes.

La déportation des habitants arméniens de Sébaste commença le 5 juillet 1915. Quartier par quartier, rassemblés par groupes de 250 à 550 maisons (2 000 à 3 500 personnes). À raison d'un convoi par jour, la ville fut totalement vidée de ses habitants arméniens en l'espace de deux semaines. Chaque matin, le quartier concerné était encerclé par la police et les militaires. Les gens avaient très peu de temps pour se préparer et prendre avec eux le strict nécessaire. Ce déplacement total de la population se faisait pour des soi-disant raisons de “sécurité” et la destination annoncée était la ville de Malatya. En vérité, ils allaient tous vers le désert de la mort, en Syrie. Très peu en échappèrent.

La lignée des Guréghian était assez importante à Sébaste. Notre nom de famille est dû au prénom de l'arrière-grand-père de mon père, Gurégh Kévonian, originaire du village de Karhat (à 60 km à l'est de la capitale, près de la ville de Zara) qui créa une nouvelle lignée dans la famille des Kévonian, celle des Guréghian. Gurégh (ou Kurégh) est l'équivalent arménien de Cyrille.

Lors des massacres de Sébaste de 1895, le grand-père de mon père fut assassiné par les soldats turcs. De ce fait, comme il était de coutume chez les Arméniens, le père de mon père (mon grand-père Haroutioun), qui était aîné de huit frères et sœurs, devint le chef de famille, le patriarche. Craignant de nouveaux massacres, les Arméniens étaient nombreux à émigrer aux États-Unis dès le début du siècle, notamment de la province de Sébaste. Avant la guerre de 1914, il y avait déjà 120 000 Arméniens aux États-Unis. Mon grand-père, Haroutioun, fidèle à son rôle de protecteur des siens (y compris des familles de ses frères mariés), fit partir aux États-Unis en 1911, trois de ses frères (dont l'un avait été gravement blessé lors des massacres de 1895) et son fils de 14 ans.

Au milieu de cette folie meurtrière, mon père, un petit garçon de onze ans, a survécu miraculeusement. Peu de temps avant sa mort, en 1993, il m'a demandé de rédiger ses mémoires en français.
“Tu seras le seul de notre famille (kertastan) à survivre, ainsi tu pourras témoigner et nous venger”, lui avait dit sa mère au moment de leur séparation, en le confiant à un Kurde, alors qu'ils étaient (avec sa mère, son frère et sa soeur) nus, squelettiques et au seuil de la mort, dans le désert de Syrie. Son père, sa tante et trois de ses sœurs étaient déjà morts.

En 1920, à l'âge de 16 ans, recueilli à l'orphelinat “Aramian” de Constantinople, il rédigea une partie de ses mémoires, c'est-à-dire du début de la déportation avec les siens, jusqu'à son arrivée seul à Urfa. J'ai traduit de l'arménien ce cahier de souvenirs en excluant certaines répétitions et détails sans intérêt.

Le récit de mon père a l'avantage d'être simple et sincère. Pourtant, pour traduire son cahier de mémoires, j'ai dû faire plusieurs tentatives car, à chaque fois, après avoir traduit quelques pages, une profonde tristesse m'envahissait, me paralysait, et j'étais incapable de continuer. Mais avec la dernière tentative, qui fut la bonne, après avoir passé le cap difficile des premières pages, j'ai eu la curieuse sensation (et satisfaction), au fur et à mesure que j'avançais dans la traduction, d'être au milieu de la famille de mon père et de marcher avec eux dans le désert de la mort. Dans les moments forts, tels que la mort de ses petites sœurs, je me suis efforcé de traduire pratiquement mot à mot, afin de rester fidèle au texte original rempli d'émotion.

La suite de ses récits et témoignages provient des multiples enregistrements effectués sur cassettes audio et vidéo.

Tout petit, je me souviens de ses récits, qui étaient ceux d'un petit orphelin, comme tant d'autres. Un épisode particulièrement douloureux le faisait fondre en larmes. À chaque fois il reparlait de la mort de sa petite soeur de six ans, Haï-Zevat, à laquelle il était très attaché. Elle était blonde aux yeux bleus, ce qui est plutôt rare chez les Arméniens. Un jour, alors qu'elle était toute petite, ses parents lui auraient rasé les cheveux, dans l'espoir qu'elle deviendrait... brune comme tout le monde ! Des voisins turcs avaient proposé de la garder, lorsque l'ordre de déportation des Arméniens fut donné. Mais son père avait refusé de s'en séparer.

Souvent, ceux qui ont vécu de telles horreurs évitent d'en parler ; c'est le cas également des rescapés des camps d'extermination nazis. C'était aussi le cas de ma mère, pourtant orpheline elle aussi, mais qui n'aimait pas se remémorer ces années tragiques. Mon père faisait donc partie de ceux qui avaient choisi de témoigner.

Aujourd'hui, la plupart des témoins du génocide ne sont plus. Ils ont tous survécu miraculeusement et on aurait pu écrire une histoire sur chacun d'entre eux. Tous avaient au fond d'eux un chagrin inconsolable qui dura toute leur vie, mais cela ne veut pas dire qu'ils étaient tristes et malheureux. Bien au contraire, ils étaient heureux de vivre et savaient faire rayonner le bonheur autour d'eux.

Mais voici le récit de mon père.

J.-V. Guréghian

Avant-propos extrait du livre :

LE GOLGOTHA DE L'ARMENIE MINEURE, Le destin de mon père

de Jean-Varoujean GUREGHIAN
Préface d’Yves Ternon

CouvertureRescapé du génocide arménien, Aram Gureghian témoigne. Plus tard témoin devant le Tribunal des peuples, il avait onze ans au moment des faits : « Il y avait des cadavres d’arméniens par milliers, par dizaines de milliers, à perte de vue. Leurs corps étaient souvent affreusement mutilés et gonflés sous le soleil »... L’impunité des auteurs (le gouvernement Jeune Turc allié aux allemands) du premier génocide (1915) laisse la porte ouverte à d’autres génocides... ISBN : 2-7384-7995-2 • octobre 1999 • 208 pages

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