Heinrich Vierbücher

Arménie 1915

Témoignage d'un officier allemand

Extraits de l’histoire de la Turquie

Ce n’est qu’en se remémorant le développement de l’Empire turc qu’on peut supposer possible l’assassinat du peuple arménien. Cette partie de l’histoire dépasse en horreurs et en crimes tout autre chapitre de l’histoire mondiale. Il paraît inconcevable que les grands de l’Empire ottoman aient pu donner si librement cours à l’arbitraire jusque dans le temps récent, tuant par le poignard, le poison, la strangulation et pratiquant le vol éhonté. Dire que les crimes d’Abdul Hamid ont encore eu lieu en grande partie dans notre siècle ! Cela n’empêchait pas l’empereur allemand d’être l’ami de l’abominable meurtrier, pas plus que les pendaisons du monstre persan Nasreddin n’empêchaient les souverains européens de fêter solennellement le Chah sanguinaire, et de notre temps, Monsieur Amanullah.

Violence, violence et encore violence, telle est la marque de l’histoire turque. Ne peut-on pas dire la même chose de presque tous les peuples ? Certainement, mais dans aucune partie notoire du monde les puissances destructrices ont pu s’exercer avec autant de rigueur ; nulle part ailleurs le sabre a pu mettre à bas les énergies spirituelles constructives comme en Turquie.

De deux cents grands vizirs, soixante-seize ne sont pas morts de mort naturelle. Le tiers de tous les sultans a été assassiné.

Depuis que l’invasion de Gengis Khan a chassé devant elle la petite troupe de Soliman et l’a forcée à se fixer en Anatolie, les Turcs ont vécu seulement du produit de leur sabre : ils devinrent aussitôt les guerriers des Seldjoucides dont ils s’approprièrent rapidement l’empire, laissant tomber en ruines leurs magnifiques édifices.

Déjà Osman, le chef de tribu dont la dynastie turque prit le nom, rêvait de domination mondiale. Il a la triste renommée d’avoir tué d’une flèche son oncle de quatre-vingt dix ans qui voulait l’empêcher de s’emparer d’un château. Son fils Orhan (1326-1359) créa le corps des janissaires, cette milice dont les actions remplirent bientôt d’horreur et d’épouvante l’Europe et l’Asie. C’était une des armées les plus étranges jamais connues dans l ’histoire militaire. Elle se composait de garçons chrétiens pris en butin dans les campagnes de guerre ou arrachés de force à des familles grecques ou arméniennes.

La formation guerrière commençait déjà à l’âge de dix ans. La nourriture était excellente. On y attacha une importance telle que la marmite à viande devint l’emblème du régiment et que le colonel-chef prit le titre de « Tchorbadji » (« marchand de soupe »). Avec cette garde choyée de soldats de métier, les premiers sultans dépassaient en puissance militaire toutes les autres nations.

Par la victoire de l’Amselfeld près de Kosovo Poljé où en 1389 l’état serbe fut anéanti, Mourad 1er fit de la Turquie une puissance mondiale. Durant le combat, Mourad tomba sous le poignard d’un serbe. Son fils Bayazit ler commença son règne en étranglant son frère et introduisit ainsi l’atroce coutume que chaque couronnement s’accompagnât d’un fratricide ou du meurtre d’un autre parent. Muhamud III (1595-1603) fit ériger en pyramide les têtes de ses dix-sept frères devant son trône à quatre colonnes. On enfermait les dauphins dans la « cage aux princes » où ils passaient souvent la moitié de leur vie et, lorsqu’ils arrivaient enfin au pouvoir, ils étaient incapables d’en assumer la responsabilité, dégénérés par l’alcool et les femmes. Les grands conquérants ottomans avaient pour seul but d’annexer d’immenses territoires à leur empire, de faire du butin et d’exploiter les peuples. On a souvent appelé les Turcs les « Prussiens de l’Orient ». Si on peut coller l’étiquette de « pouvoir brutal » au pouvoir prussien, les sujets turcs ont été bien plus tôt et avec plus d’efficacité des Prussiens que les sujets des Hohenzollern.

Mais les uns comme les autres ont ceci de commun : leur incapacité de faire des conquêtes morales.
La cour du sultan aurait dû être le centre d’énergie de l’immense empire, mais elle devint de plus en plus la tumeur dévorante qui entrave et épuise l’organisme.

L’Eski-Sérail, dont l’enchevêtrement des innombrables locaux, suscite aujourd’hui chez le visiteur des frissons d’inquiétude, avait été naguère, selon une parole de Soliman le Grand (1520-1566), le centre du monde. Les maîtres d’un territoire s’étendant de Budapest à la Perse et à Tunis avaient créé ici un monde pour eux, un monde chatoyant, un « Conte de Mille et une nuits » avec tous les enfers et tous les cieux. Un monde qui abritait au temps de la plus grande splendeur les mille plus belles femmes de tous les peuples, vingt mille courtisans dont les ordres étaient décrits dans cinquante volumes.

Toutes les fureurs de Claudius, Caligula, Néron, Domitien, comme les ivresses du pouvoir des Alexandre et César avaient leur siège ici. Ici le froncement des sourcils d’un tyran pouvait signifier la mort de centaines de milliers d’hommes. Ici les ambassadeurs des pays européens devaient s’incliner devant le sultan après avoir attendu humblement durant des heures et s’être fait fouiller les poches par les courtisans. Dans son époque glorieuse, la Turquie n’envoyait pas d’ambassadeurs dans des pays étrangers. Istanbul, le sérail du sultan, était le centre du monde. Et là régnait l’horreur. Comme dans le château légendaire de la princesse Turandot, des exécutions avaient lieu dans les salles du palais.

Mais les ministres qui venaient juste de faire décapiter ou étrangler un accusé, là devant leurs yeux, risquaient d’être eux-mêmes appréhendés en franchissant une certaine porte et d’être exécutés sur le champ. Car par-dessus tout planait l’humeur capricieuse du grand seigneur, elle-même dominée parfois par la volonté unanime et inflexible des troupes janissaires.

Dans la première cour du palais se trouvait le platane des troupes janissaires sous lequel les soldats tranchaient les têtes des plus hauts dignitaires qui déplaisaient à l’armée turque. Sur le portail principal (« Bab i humajun »), on voit encore les niches dans lesquelles on exposait au public les têtes, fixées sur des crochets. De la déification à la chute dans le néant, il n’y avait qu’un pas, comme il n’y avait qu’un pas pour un esclave sans capacité pour devenir grand-vizir si, à la faveur d’un instant, il avait plu au sultan.

Les premiers sultans étaient des empereurs militaires comme les souverains d’Assyrie. Ils étaient leurs propres généraux en chef ; quelques-uns d’entre eux, comme Murad 1er, Bayazid 1er et Soliman II moururent sur le champ de bataille. Bien que leurs actes aient été rudes, souvent d’une barbarie inhumaine, ils gardaient, malgré leur orgueil sans bornes, un petit semblant de responsabilité et de grandeur. C’étaient des caractères énergiques. Mais bientôt la maison ottomane devait être secouée par toutes les formes de démence. Tandis que les Habsbourg, les Wittelsbach et les Hohenzollern s’affaiblissaient par la consanguinité, les sultans dégénéraient par une débauche effrénée. Chaque peuple a son « rebut » couronné. Chez les Ottomans, on trouve pêle-même sur le trône à la tête du peuple, des fous, des criminels, des débauchés comme Ivan le Terrible, Philippe II, le pape Alexandre VI, Louis XV, Frédéric Guillaume I et II. Rien d’étonnant que les janissaires, brillamment organisés, soient devenus de plus en plus un état dans l’état, capables d’exercer une influence sans pareille. Ils laissaient les sultans se débaucher et se déchaîner, les pachas tromper l’État et les gouverneurs sucer le sang des provinces ; mais malheur au sultan ou au grand-vizir qui oserait diminuer l’un de leurs privilèges ! Dès le lendemain matin sa tête tranchée aurait orné une niche de « Bab i humajun ». C’est ainsi que finirent deux sultans et vingt-deux grands-vizirs. Et la Turquie se serait déjà effondrée, il y a cent ans, sous la tyrannie des janissaires, si en 1828, Mahmud II n’avait réussi à faire mitrailler 40 000 de ces compagnons récalcitrants par le Pacha Hussein, sur le marché aux chevaux de Constantinople.

Si l’on se demande aujourd’hui, avec étonnement, pourquoi le gouvernement de ce puissant empire allemand a été si velléitaire vis-à-vis des « Jeunes-Turcs » durant le conflit mondial, on ne peut avancer comme unique explication l’indifférence manifestée généralement aux orgies sanguinaires durant une guerre. Non, les « Jeunes-Turcs » étaient à tous égards les héritiers des « Vieux-Turcs » Ces parvenus étaient possédés d’une volonté de puissance diabolique.

Tous les moyens leur étaient bons pour refaire de la Turquie la structure géante qu’elle avait naguère été et pour traiter les autres puissances avec la même brutalité que celles-ci avaient supportée durant des siècles. Chaque Allemand qui vivait en Turquie durant la guerre n’est pas devenu turcophile, comme Monsieur Jackh veut nous persuader ; non, car il n’avait qu’à regarder à travers le masque hypocrite des effendis, écouter ce que disaient les gens, observer comment on nous volait sans arrêt, pour comprendre que pour les « JeunesTurcs » nous n’étions qu’un moyen pour atteindre leur but, un élément de la facture que Messieurs Talaat et Enver comptaient établir pour eux seuls et leur clique.

En 1528, l’empereur Ferdinand envoya l’ambassadeur hongrois Haberdanacz à Stamboul. Lorsqu’il demanda, au nom de l’empereur, la restitution de quelques localités sur le Danube, il fut enfermé pour neuf mois. Le tsar russe, Vassily Ivanovitch, envoya deux ambassadeurs dans le quartier général de Soliman II à Belgrade. Aucun des deux ne revint.

Lorsqu’en 1572, après la défaite turque dans la bataille de Lepante (1571), un ambassadeur vénitien vint à Stamboul pour faire la paix avec le sultan, il reçut une réponse « turque » ; on lui montra la peau tannée du vénitien Bragadino, défenseur de Chypre, qui avait été écorché vif ! En 1632, les Turcs avaient pillé un navire français. L’ambassadeur fit remettre par son interprète une lettre de réclamation au sultan. Que fit Murad IV qui avait pourtant la réputation d’être l’un des meilleurs sultans ? En sa présence il fit empaler le malheureux. Naturellement, les grands chefs turcs ne pouvaient plus se payer de telles atrocités envers les autres puissances et ce depuis deux cents ans déjà. Mais quand ils en avaient l’occasion, ils ne mettaient aucun frein à leur ivresse sanguinaire. Il y a cent ans encore, lors de la guerre de libération grecque, ils firent égorger à Scio et Psara 50 000 hommes, femmes et enfants et vendre comme esclaves 50 000 autres. Delacroix a fixé la scène dans son tableau « Le massacre de Scio », conservé au Louvre. Durant les dernières décades, les tueries d’Arméniens devinrent de plus en plus fréquentes et cruelles. Sur les atrocités commises encore de notre temps sous Abdul Hamid, certaines choses ont été dites. Mais toutes les horreurs de l’histoire turque ont eu leur couronnement dans les massacres de 1915 en Arménie.

Le peuple turc n’est pas un peuple civilisé, au sens large du mot. Sa langue est encore au niveau d’un idiome africain, mais c’est la langue incomparable pour l’instruction des recrues. On peut à peine parler de littérature ; ce qui a été créé dans ce domaine est en partie imitation douteuse tirée du grand trésor littéraire perse et arabe. De plus, les écrivains turcs se servaient de la soi-disant langue des hommes cultivés, incompréhensible par son affectation au simple Turc. Il n’y a jamais eu d’architecture turque. On a tout simplement laissé tomber en ruines ce que léguaient les temps anciens. Les édifices les plus imposants datent de l’époque pré-turque (Sainte-Sophie, la mosquée des Omayyades), ou ont été construits par des architectes chrétiens au service des sultans. Sur la terre turque, il n’y avait point de place pour la science. Le Turc sait imiter, et ceci seulement d’une manière très superficielle, mais dans aucun domaine intellectuel il ne peut être vraiment créateur.

Mais la Turquie a mené des guerres, des guerres et encore des guerres. Le champ d’action des effendis se trouvait du côté de la balance qui recevait le poing, l’effroi, la rage destructrice et non du côté de l’idée, de l’esprit. C’est une honte pour l’Allemagne d’avoir été l’alliée d’une bande de malfaiteurs, frisés à l’européenne, qui n’attendaient que le moment propice pour exécuter le plus grand massacre de tous les temps.

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