Heinrich Vierbücher

Arménie 1915

Témoignage d'un officier allemand

L’esprit meurtrier

Sous Abdul Hamid, un ministre turc a dit : « La meilleure façon de supprimer la question arménienne est de supprimer les Arméniens eux-mêmes ». Cette opinion est aussi celle du professeur Ewald Banse, géographe à Göttingen. Dans son livre « La Turquie », il écrit : « Cette phrase n’est pas tout à fait injustifiée ». Il serait difficile à Monsieur le Professeur d’effacer la honte dont il a chargé la science allemande par cette remarque.

Pendant la guerre, un ministre turc aurait dit : « À la fin de la guerre, il n’y aura plus de chrétiens à Constantinople. La ville sera tellement bien débarrassée des chrétiens que Constantinople deviendra pareille à la Kaaba (plus grand sanctuaire des Musulmans à La Mecque). »

Un chef de service du ministre de la justice disait à un Arménien : « Dans ce pays, il n’y a plus de place pour nous et pour vous. Et nous serions d’une légèreté irresponsable si nous ne saisissions pas cette occasion de nous débarrasser de vous. » « Cette occasion » était la guerre aux côtés de l’Allemagne.

Dans son réquisitoire « La marche vers la mort du peuple arménien » (Potsdam, Tempelverlag), Lepsius publie des extraits de la correspondance du parti arménien. Il est émouvant de lire comment les Arméniens sont obligés de crier au monde, et de plus en plus fort, que leurs espoirs se brisent pièce par pièce et qu’une terrible catastrophe s’amoncelle au-dessus de leurs têtes. Dans le pays, on disait déjà aux Arméniens : « Vous, les Arméniens, êtes coupables du malheur de cette guerre et nous allons vous anéantir. » Et le 18 mars 1915, le journal du parti Dachnak, « Azadamard », fut interdit par le tribunal de guerre. Déjà les premières informations sur les tueries atteignent Constantinople.

C’est sans doute le 21 avril 1915 que la décision d’exterminer les Arméniens fut prise par le gouvernement turc et l’ordre correspondant communiqué aux autorités militaires et civiles. Enver et Talaat l’avaient emporté sur le grand-vizir, le prince égyptien Said Halim Pacha, quelque peu timoré. Le 24 avril 1915, près de 600 intellectuels arméniens furent arrêtés à Constantinople, puis transportés à l’intérieur de l’Anatolie. Ainsi le peuple fut privé de ses chefs.

Le député Vartkès, qui était particulièrement lié d’amitié avec les chefs « Jeunes-Turcs », se rendit auprès du chef de police Bedry Bey après l’arrestation de ses amis, sans doute avec le faible espoir d’entendre un mot de consolation de son ami Bedry Bey.

Vartkès : « Fallait-il en arriver là ? »

Bedry : « Djanoum, qu’avons-nous fait ? »

(Djanoum veut dire : « mon âme », « mon meilleur ami »)

Vartkès : « Vous cherchez à irriter notre peuple et à le pousser au désespoir. »

Bedry : « Je te donne trois jours pour quitter Constantinople. »

Vartkès : « Ma femme est malade, j’aurai besoin d’au moins dix jours. »

Bedry : « Ce que j’ai dit est dit. »

Vartkès et Aknuni vont trouver leur ancien camarade de combat Talaat afin de lui demander pourquoi on arrêtait des innocents. Talaat répondit : « Je n’ai pas pu m’y opposer. »

Le 12 mai 1915, Talaat dit à Vartkès :

« Dans nos jours de faiblesse vous avez osé soulever la question arménienne de réforme ; pour cette raison nous allons utiliser la situation favorable dans laquelle nous nous trouvons pour disperser tellement votre peuple que vous oublierez pour cinquante ans vos idées de réformes. »

Vartkès : « Donc on a l’intention de continuer l’œuvre d’Abdul Hamid ? »

Talaat : « Oui »

Le masque était tombé. Les sept coupes de l’Apocalypse étaient déversées sur un pauvre peuple. Quelques semaines plus tard, le député Vartkès fut abattu dans la gorge de Kémach. Le meurtrier fut l’adjudant du beau-frère d’Enver Pacha. Et Madame Vartkès reçut l’information du gouvernement selon laquelle son mari s’était suicidé pendant la déportation.

Depuis leur lieu de déportation, les chefs proscrits de Constantinople envoyèrent le télégramme suivant à Talaat :

« L’organisation qui avait uni tous ses efforts aux vôtres pour travailler au bien-être et au progrès du pays se trouve aujourd’hui dans une situation si déconcertante et si incompréhensible que ce seul fait aurait dû vous suffire pour mettre fin à cette situation honteuse. Il est clair qu’une telle attitude troublera les relations entre les deux nations et conduira à l’aliénation des deux éléments du peuple. Jamais nous n’aurions supposé, qu’après avoir travaillé ensemble, nous serions obligés de négocier avec vous par télégraphe depuis ici. »

Aknuni, Zartarian, Dr Pachahian »

Les pauvres gens espéraient encore, alors que leur mort était décidée depuis longtemps. Sur les 600 personnalités de Constantinople, environ 590 furent assassinées.

On a souvent exprimé l’opinion que le massacre de plus d’un million d’Arméniens était moins le résultat d’un plan d’assassinat prémédité que celui de circonstances malheureuses, imprévisibles par le gouvernement. Des ordres de Talaat que nous produirons plus loin, il ressort sans ambiguïté que le gouvernement ne voulait pas la transplantation mais l’extermination du peuple arménien. Ces ordres, donnés depuis septembre 1915 jusqu’à mars 1916 et envoyés aux instances gouvernementales d’Alep, ont été présentés au procès de Teilirian, pour certains dans l’original.

Déjà en mars 1915, des Turcs d’Érzéroum, bien intentionnés, attirèrent l’attention des Arméniens sur l’imminence d’un grand massacre.

Dans les mosquées, les mollahs (prêtres), appelant à la guerre sainte, excitèrent les croyants musulmans contre les chrétiens. Par endroits même, on affirmait que les tueries étaient décrétées par le gouvernement allemand.

Cependant, il est aussi nécessaire de souligner que certains fonctionnaires turcs refusaient catégoriquement de participer à la tuerie. Parmi ces hommes d’honneur, citons les gouverneurs d’Alep et d’Érzéroum. Tous les deux furent destitués de leurs fonctions.

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