Heinrich Vierbücher

Arménie 1915

Témoignage d'un officier allemand

Les démocrates pangermaniques

Guillaume II était le voyageur de commerce des impérialistes allemands.

Outre l’approvisionnement toujours croissant de l’armée turque en officiers allemands se poursuivait la construction du réseau ferroviaire de Bagdad. La banque allemande ouvrait dépôt sur dépôt. Le bâtiment « Krupp » était tout près de l’ambassade allemande de Constantinople. Les patrons savaient ce qu’ils voulaient, ce qu’ils jugeaient utile. Pour eux, la Turquie était une figure spécialement intéressante dans le jeu d’échec de leur politique mondiale. Et ils ne se préoccupaient pas outre mesure d’informer le public de leurs plans. Ce travail se faisait avec l’habileté bien connue des gens de la « haute morale » et de la tradition démocrate. Les démocrates Naumann, Rohrbach et Jackh ont pratiqué en Allemagne une manipulation d’opinion qui rivalisait en danger avec celle des Allemands pangermaniques. Ce type de politicien, qui se trouve en perpétuel conflit avec les sentiments humanitaires et le nationalisme, opte toujours pour le nationalisme au moment décisif – que l’on songe seulement à la psychose de guerre de Rathenau et à la Gesslerie ! – et a une grande part de responsabilité dans la future catastrophe.

En 1898, Naumann écrivait dans son livre Asia : « Diminuant en nombre, reculant partout, le Turc a sans doute acquis une qualité qu’il n’avait pas autrefois. Il a la ruse des personnes qui sont intérieurement brisées, mais qui veulent encore exister extérieurement. Comme une bête malade sait instinctivement, malgré sa faiblesse, où et comment elle peut encore placer un coup de dent ou de griffe, le Turc sait comment il peut encore une fois être barbare et répandre le sang. La dernière occasion de manifester sa barbarie fut le massacre des Arméniens. »

Naumann a écrit ceci en 1898. Mais durant la guerre mondiale, les Turcs étaient pour Naumann un « peuple courageux et plein de vitalité ». Monsieur le Pasteur ne trouvait pas un mot de condamnation pour le massacre des Arméniens en 1915 qui lui était indubitablement connu.

À propos du Canal de Suez, ce même Naumann poursuit, en 1898 : « Nous aussi sommes intéressés à la question de l’appartenance du Canal de Suez, en cas de guerre. Si un jour la Russie devait combattre l’Angleterre et si l’Allemagne et la France se mettaient ensemble du côté russe, nous attendrions des télégrammes de Suez comme en 1870 nous en attendions des Vosges. L’Angleterre sait ce qu’elle fait lorsqu’elle occupe Gibraltar, Malte, Chypre, Alexandrie, Aden. Nous aurons encore à tirer bien des coups de canons pour cette voie [d’eau] malgré la « Bertha von Suttner. » Et plus loin : « Même si nous ne pouvons utiliser Constantinople pour nous-mêmes, nous voulons prendre part à l’actif de l’Empire ottoman. »

Le démocrate Naumann écrivit ces mots au moment même où fut construite à Constantinople la fontaine de l’amitié de Guillaume II. C’était encore lui qui disait en 1900 : « Nous, les Allemands, devons nous réjouir d’avoir l’empereur de la flotte, l’empereur de l’industrie. »

Déjà, vingt ans avant la guerre mondiale, Rohrbach et Jackh avaient manifesté un intérêt particulier pour la politique germano-turque. Mais c’est surtout à partir de 1908 qu’ils se sont grisés d’enthousiasme pour les nouveaux chefs turcs : Mamut,Schewket, Talaat et Enver. Ceci n’empêchait d’ailleurs pas Monsieur Rohrbach, dans les jours décisifs de 1914, d’exprimer ouvertement que les Allemands devaient être, à tout prix, prédominants en Turquie. Au printemps 1914, les deux hommes créèrent la revue « La Grande Allemagne » dans le but exprimé par Rohrbach « de préparer notre opinion publique directement à la guerre. » Dans la revue « La Grande Allemagne » et celle de Naumann, « L’aide », Rohrbach publiait en 1914 plusieurs articles qui auraient tout aussi bien pu être écrits par le Comte de Reventlow. Dans « Les annales prussiennes » de 1913, Rohrbach avait déjà écrit : « Il est incontestable que nous avons assez d’argent et en aurons encore davantage dans dix ou vingt ans pour entretenir une armée et une flotte qui, avec nos alliés naturels, seront à même de faire trembler l’Europe en cas de conflit. »

Dans le même article il poursuit : « Nous ne voulons pas annexer la Turquie, mais il nous faut la maintenir dans ses limites actuelles comme un champ d’action pour notre travail national. » Selon Rohrbach, la Turquie devait être un futur territoire colonial allemand en compensation des annexions faites par l’Angleterre et la France pour agrandir leurs empires coloniaux.

En 1913 il s’écrie pathétiquement : « C’en est assez de voir tous les territoires que la France, l’Angleterre et la Russie se sont appropriés au cours des dernières décennies. En contrepartie, nous revendiquons un légitime dédommagement et nous ne tolérerons pas de nouvelles interventions, sinon que les portes du temple de Janus s’ouvrent ! »

Le 11 août 1914, Rohrbach écrit dans « La Grande Allemagne » : « Maintenant que tout a changé, on peut révéler que les traités avec l’Angleterre sur la délimitation de nos zones d’intérêt en Orient et en Afrique ont été achevés et signés et qu’il ne restait plus qu’à négocier leur promulgation. En Afrique, la politique anglaise a été d’une surprenante obligeance à notre égard. En Turquie, on a donné ample satisfaction au point de vue allemand sur la question du chemin de fer de Bagdad et aussi sur toutes les affaires s’y rapportant, c’est-à-dire l’exploitation des champs pétrolifères de Mésopotamie et la navigation sur le Tigre dont l’Angleterre était jusqu’ici la seule bénéficiaire. »

Le démocrate (Rohrbach) se sent soulagé lorsque ce traité anglo-allemand est rendu caduc par la déclaration de guerre, car il aurait apporté une restriction à la domination exclusive souhaitée par l’Allemagne au Proche-Orient.

Lorsque la Turquie entre en guerre, les Turcs sont chaudement félicités par le Docteur : « En effet, les Turcs se sont conduits en ’gentlemen’ de l’Orient comme les désignaient déjà Bismarck et Molkte. » Et ils le resteraient pour Monsieur Rohrbach aussi longtemps que les dirigeants turcs d’alors seraient assez sots pour ne pas percevoir les grossières intrigues de leurs amis allemands. Talaat et Enver étaient des criminels, mais certainement pas des sots.

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