François Surbezy

Les Affaires d'Arménie et l'Intervention
des Puissance Européennes (de 1894 à 1897)

Introduction

L'Arménie. - Sa géographie. - Son histoire sommaire. - Différents éléments de la population et rapports qui existent entre eux. - Commencement d'organisation chez les Arméniens.

L'Arménie n'a pas de limites naturelles nettes : elle forme le nord de la région comprise entre la mer Caspienne, la mer Noire, le golfe Persique et la Méditerranée orientale. On peut cependant lui donner des bornes assez vagues : au nord, la Géorgie, au nord est et à l'est la Caspienne, au sud la vallée supérieure du Tigre, à l'ouest l'Buphrate occidental ou Kara-Sou. En somme, elle n'est que le trait d'union entre les hauts plateaux de l'Asie Mineure et de l'Iran.Son relief d'origine volcanique est très varié : c'est un enchevêtrement de chaînes de montagnes, de massifs et de plateaux. L'altitude moyenne est de 1.800 mètres, quelques massifs atteignent des hauteurs considérables : l'Ararat (5.172 mètres), le Saoulan (4.752 m.), l'Alagouz (4.075 m.). Dans un pays aussi accidenté, les rivières sont d'allure souvent torrentielle, coulant parfois dans de larges vallées fertiles comme celles d'Erivan et d'Erzeroum. Leurs eaux vont grossir, au nord, le Tchorouk, le Koura, l'Aras, au sud le Tigre, à l'ouest les deux branches de l'Euphrate, le Koura-Sou et le Mourad-Tchaï. De grands lacs, dont les principaux sont ceux de Van, d'Ourmiah, de Joktchaï, complètent la physionomie de ce pays.

La fertilité du sol dans les vallées et la variété des cultures, résultant de la diversité du relief, font de l'Arménie un pays agricole par excellence. Les arbres fruitiers, les céréales, la vigne, le coton même dans la province d'Erivan y donnent de fructueuses récoltes. En dehors de l'agriculture, presque rien : pas de mines, peu d'industries, mais un commerce assez florissant dans les grandes ville, à Tabris, Erivan et surtout à Erzeroum, qui est le point de croisement des caravanes entre le golfe Persique, la mer Caspienne et la mer Noire, mais il est limité sérieusement par l'insuffisance et le mauvais état des voies de communication.

Ainsi dépourvue de limites naturelles, riche en même temps par la fertilité de son sol et la variété de son climat, l'Arménie se trouvait destinée à être la proie des nations environnantes et à être soumise à des partages divers.

D'abord indépendante, elle subit avec Sémiramis la suprématie assyrienne, puis celle de la Perse.

En 328, elle est conquise par les Macédoniens, passe ensuite sous la domination des Séleucites, redevient indépendante en 139 avant Jésus-Christ, mais sous le règne de Tiridate, l'allié de Mithridate, elle est obligée de reconnaître l'autorité des Romains.

Placée non loin du berceau du christianisme, l'Arménie devait embrasser de bonne heure la nouvelle doctrine, l'apôtre Saint-Grégoire l'Illuminateur, en convertissant Tiridate, amena les Arméniens à la nouvelle religion. A dater de ce jour, l'Arménie va être en proie à des persécutions religieuses successivement de la part des Byzantins, des Perses, des Arabes et des Turcs. Après la chute des Sassanides, elle tombe en effet aux mains des Arabes ; elle passe ensuite, au XIe siècle, sous la domination des Turcs Seldjoucides, puis est envahie par les Mongols qui embrassent l'Islamisme et persécutent les chrétiens. Après la prise de Constantinople, les successeurs de Mahomet II enlèvent à la Perse les dernières provinces ; depuiscette époque, l'Arménie n'a cessé de rester sous la domination ottomane.

Elle devait encore subir un dernier partage, conséquence nécessaire de la décadence progressive de l'Empire ottoman. Comme toutes les possessions turques, l'Arménie était convoitée par une nation européenne dans cette curée au chevet de l' "Homme malade" qu'on appelle la question d'Orient. La Russie était la mieux placée pour cela.

Après le traité de San Stéphano, remanié par celui de Berlin du 13 juillet 1878, la Porte cédait à la Russie les provinces d'Erivan, d'Elisabethpol et une partie du gouvernement de Tiflis ; elle conservait les vilayets d'Erzeroum, Mamouret-ul-Aziz, Bitlis, Diarbékir et Van. Mieux eût valu pour la sécurité future des Arméniens que le pays tout entier fût livré à la Russie.

L'Arménie turque est composée de cinq vilayets couvrant une superficie totale d'environ 187.000 kmq. Tant de dominations, tant d'invasions successives dans ce carrefour de l'Asie occidentale, y ont fixé des races si diverses, que, sur plus de trois millions et demi d'habitants, on compte à peine 560.000 Arméniens. Ils forment des groupes plus ou moins denses dans plusieurs provinces de l'Asie Mineure ; les groupes les plus compacts se trouvent dans les Sandjaks de Kazan et Marasch.

Dans l'Anatolie entière, les races se répartissent de la manière suivante1:

Population totale ................ 14.856.118

Musulmans ........................ 11.801.485

Chrétiens ............................. 2.760.864

Dont : Arméniens.................. 1.475.011

Israélites . ............................... 123.947

Etrangers divers ...................... 170.822

Dans les provinces turques, la population arménienne n'atteint pas la proportion de 13 0/0, et sa répartition est faite très inégalement ; en un mot, on ne voit pas dans ces provinces un point où les Arméniens soient en majorité. Cet état de dissémination, joint à l'inertie malveillante de l'administration ottomane, a été le principal obstacle à l'amélioration de leur sort.

L'Arménien, frugal, économe et surtout hospitalier, est peu vindicatif, sa qualité dominante est une vocation remarquable pour la banque et les spéculations commerciales. Il est fidèle aux usages et à la religion de ses ancêtres, attaché à sa fa mille ; mais il est timide et peu courageux, né en quelque sorte pour subir l'oppression brutale de ses voisins et de ses maîtres.

A côté de lui, les Kurdes et les Circassiens forment la majorité de la population. Les plus nombreux sont les Kurdes : quelques-uns sont agriculteurs, mais la plupart sont nomades, ceux-ci font de l'élevage et vivent sous la tente, réunis en tribus et soumis à un chef appelé l'agha.

Musulmans fanatiques, paresseux et pillards, leur principale occupation est le vol à main armée ; ils trouvent parmi les Arméniens riches et laborieux une pâture toute prête pour leurs appétits.

La différence de religion accroît les dissentiments de ces deux races : car si les Arméniens sont fermement attachés à leur religion et à ses représentants, le fanatisme religieux est le trait saillant des peuples musulmans. Résignation ferme d'un côté, offensive acharnée de l'autre, telle est la situation. Ainsi, aucune fusion entre les deux races n'est venue consolider la conquête.

L'organisation administrative turque n'était pas faite pour apaiser ces haines. Les représentants de cette administration étaient nommés et remplacés par le sultan suivant son bon plaisir.

Aussi, n'avaient-ils d'autre but que de s'enrichir le plus vite possible aux dépens de la population laborieuse du pays qui n'est autre que la population chrétienne. Maltraités et rançonnés par les fonctionnaires turcs, les Arméniens l'étaient encore par les Kurdes. Ces derniers, sous l' œil bienveillant des autorités turques, « faisaient payer aux Arméniens, proportionnellement à leurs ressources, une redevance annuelle connue sous le nom de halif, consistant à leur remettre une certaine partie de tout ce qu'ils récoltent, des têtes de bétail, de l'argent en nature, en y ajoutant des effets d'habillement, des instruments aratoires, etc.. Quand un paysan arménien marie sa fille, l'agha perçoit, sous le nom de hala, la moitié de la somme versée, selon les habitudes du pays, par le fiancé aux parents de la future. Chaque village ou chaque maison dépend d'un ou de plusieurs aghas qui regardent ces diverses perceptions comme un droit de propriété, au point qu'ils se le transmettent par voie d'héritage ou par vente à l'amiable. Si l'Arménien refuse de payer pour un motif quelconque, l'agha l'y contraint par la force en lui volant son bétail ou en lui causant quelque dommage2. »

Telle était la triste situation faite aux Arméniens dans leur propre pays. Ils finirent par s'impatienter sans que cependant leurs revendications latentes ou formulées n'indiquassent un réveil de leur nationalité. Après le traité de Berlin, ils souhaitaient simplement l'exécution des promesses faites par la Porte aux puissances signataires de ce traité, qui, nous le verrons plus tard, avaient pris leur cause en main.

La mauvaise foi de la Porte précipita les événements. Las d'attendre les réformes solennellement promises mais dont ils ne voyaient jamais un semblant de réalisation, même timide, les Arméniens commencèrent à s'organiser. Le mouvement prit naissance dès 1885 chez les Arméniens habitant l'étranger, il acquit une grande extension en Angleterre. Le comité de propagande s'installa à Londres qui devint le centre de ses opérations. Il poursuivait un double but : d'une part, faire pénétrer dans l'esprit des Arméniens les idées simples de nation et de liberté ; d'autre part, attirer l'attention de l'Europe sur les excès de l'administration ottomane, pour provoquer son intervention et la pousser à faire prévaloir sa volonté par une action diplomatique, et, le cas échéant, par la force.

Ce travail dura plusieurs années sans que la Porte, en accordant les réformes indispensables, fasse la moindre des choses pour l'enrayer.

Ainsi, les Turcs continuant leurs anciens errements, et l'exaspération des Arméniens, soigneusement entretenue par leurs comités, devenant de plus en plus grande, il ne manquait plus que l'étincelle qui mît le feu aux poudres.

Cet événement ne devait pas tarder à se produire.

sommaire suite
1)
Livre Jaune. Affaires Arméniennes, 1893-1897, p. 8.
2)
Livre Jaune. Affaires Arméniennes, 1893-1897, p. 98.

LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)

par François SURBEZY (Avocat)

Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911

Thèse pour le doctorat.

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