Dr Harry Stuermer

DEUX ANS DE GUERRE A CONSTANTINOPLE
études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques

X

Perspectives. — Les résultats de la confiance en l'Allemagne. — La condamnation à mort de la Turquie par l'Entente. — La nécessité culturelle de cette solution. — L'Anatolie, la nouvelle Turquie d'après-guerre ; prévisions pour la race turque. — L'élément turc dans les territoires amputés. La Russie et les Détroits ; garanties internationales. — Une Allemagne pacifique trouvera aussi son compte. — Un "p.p.c." aux Allemands de la "Weltpolitik" ! Intérêts allemands dans une Turquie victorieuse et dans une Turquie amputée. Le traité germano-turc. — Un paradis terrestre. L'initiative culturelle russe à Constantinople. — La nouvelle Arménie. — L'Anatolie occidentale, zone de civilisation grecque.— Les pays arabes et la Syrie autonomes. — La réconciliation de l'Allemagne.

Nous sommes au bout de notre petite étude. Et maintenant, quel sera le sort de la Turquie? L'Entente a formellement prononcé la condamnation à mort de l'empire du sultan, et ni la force de l'armée ottomane qui s'épuise lentement, ni l'aide de l'Allemagne elle-même virtuellement déjà vaincue ne pourront plus arrêter le destin qui s'achève. Déjà sur le haut glacis arménien les Russes détiennent une position géographique et stratégique qui se fera bientôt sentir jusqu'au golfe d'Alexandrette, et il est impossible de les en chasser ; en Mésopotamie, après la chute de la vieille cité des khalifes, Bagdad, d'immense importance politique, la jonction des troupes britanniques et russes (celles-ci avançant vigoureusement en Perse) est devenue un fait accompli. Partant du canal de Suez qui n'est depuis longtemps plus menacé, la contre-offensive anglaise a atteint la Palestine méridionale et laisse prévoir, au moment opportun, une opération contre la Syrie, politiquement si ébranlée, et on ne saurait pas encore dire si un jour, pendant cette guerre, un grand nouveau front ne sera pas créé en Anatolie occidentale si rongée par l'irrédentisme panhellénique, de sorte que les Turcs déjà si embarrassés se demanderont en vain quelles troupes ils y opposeront. L'Arabie est irréparablement perdue, et l'Angleterre, en érigeant le khalifat arabe, a déjà gagné sa guerre contre la Turquie. En attendant, les divisions ottomanes, se battant pour la victoire finale allemande qui devient de plus en plus chimérique, versent leur sang sur les lointains champs de bataille des Balkans et de la Galicie, et font défaut aux quatre coins des fronts turcs malgré les réclamations d'Enver Pacha. C'est en quelques mots la situation militaire et politique. Et c'est ainsi que la Turquie des Enver et Talaat paie maintenant la confiance qu'elle a mise en l'Allemagne. Pour un journaliste allemand qui est allé, il y a maintenant deux ans, dans la grande Turquie qui aspirait à une « plus grande Turquie», cela peut être une amère ironie du sort de voir son champ de travail se dissiper ainsi en un rien. Pour la « Weltpolitik » allemande, le démembrement de la Turquie est le coup le plus terrible, la déception la plus grave qu'elle puisse subir. Mais du point de vue historique de la civilisation humaine, de l'éthique, de la liberté des peuples et de la justice, du progrès mondial, de l'avenir économique de vastes pays des plus importants, tant par leur situation que par leur histoire, c'est par contre un des résultats les plus brillants de la guerre mondiale et qui doit être accueilli avec la joie la plus sincère. Si je me rappelle aujourd'hui comment les choses se sont développées dans ces deux années et demie depuis l'entrée en guerre de la Turquie, je dois dire : je suis content que tout soit arrivé ainsi ! Si ces pages viennent un jour sous les yeux d'un Turc de mes connaissances, je le supplie de ne pas croire que ma thèse est empreinte de haine contre la Turquie. Tout au contraire ! J'aime ce pays, et j'aime aussi la race turque, qui a tant de qualités si sympathiques, et qui a à juste titre enchanté un poète comme Loti. Je me suis mille fois posé la question, j'ai longtemps réfléchi sur le problème si difficile de savoir quelle serait la meilleure solution politique après la guerre, pour aider à ce peuple et aux autres races habitant le pays, à trouver leur vrai bonheur. En réfléchissant là-dessus, habitué que je suis par de longs voyages dans des pays tropicaux à m'intéresser aux civilisations et demi-civilisations autochtones non moins qu'aux civilisations les plus développées de l'Europe, j'ai pu faire abstraction des nécessités vitales que l'Ouest a dans le développement du proche Orient, et je n'ai envisagé rien que les propres besoins et le propre bien-être de la Turquie. Et malgré cela je n'ai pas pu m'empêcher de souscrire à la condamnation à mort de la Turquie des Jeunes-Turcs et de la souveraineté de l'Empire ottoman. En pleine conscience, je suis d'accord avec l'amputation, qui n'est cruelle qu'en apparence, de cet Etat qui forme aujourd'hui le cadre extérieur où habite — à côté d'autres peuples souffrant atrocement de son système — le peuple turc au fond si honnête, et qui a fait le dernier pas sur le chemin conduisant vers l'abîme et la ruine sous la conduite d'un gouvernement criminel. Mais cette attitude n'influence en rien mes sympathies personnelles, et je garde même un faible espoir que quelques amitiés turques personnelles que j'ai pu gagner pendant mon séjour à Constantinople survivront aux dures paroles que j'ai dû prononcer, selon la vérité, dans l'intérêt de la civilisation outragée comme dans l'intérêt d'un avenir plus heureux des peuples ottomans !

L'amputation de la Turquie est donc une amère nécessité. On a dit une fois : Le plus grand ennemi de la Turquie, c'est le Turc ! J'aime trop le peuple turc pour accepter autrement que très à contre cœur cette sentence si pessimiste ; mais malheureusement elle n'est que trop vraie ! Nous avons vu que la Turquie, par réaction brusque contre l'ère libérale, orientée vers la civilisation occidentale, de la constitution de 1876 et de 1908, s'est de nouveau tournée, avec Enver et Talaat, vers l'Asie, vers l'idéal nouvellement découvert, le touranisme. La civilisation occidentale n'est plus pour eux autre chose que moyen technique, mais non plus un but; leur rêve, ce n'est plus l'Europe, mais l'asiatisme réveillé et renaissant. Comment pourrions-nous nous attendre, en face d'une telle orientation mentale, à ce que change enfin dans la nouvelle Turquie ce qui a toujours été, dans les péripéties de l'histoire ottomane, le point caractéristique, stable et funeste, qui a fait échouer toutes les tentatives de réforme, si sincères eussent-elles été, et qui fera échouer tous les efforts d'amélioration dans une Turquie souveraine : les relations historiquement et religieusement fondées entre le Turc et la «rajah» (« troupeau »), les sujets chrétiens du padischah !L'Osmanli, le conquérant musulman, vit sur le « troupeau », qu'il a trouvé en pays conquis ; le troupeau,ce sont les «infidèles », les «giaours», et dans la mentalité de ce peuple dominateur, qui n'a jamais complètement perdu ses instincts de nomades, est profondément enracinée l'opinion qu'il a le droit absolu de vivre des fruits du travail et des économies de ses sujets non-musulmans. Que nous autres Européens trouvions cela injuste, le Turc ne le comprendra jamais. Un vali (gouverneur) d'Erzeroum a dit une fois : « Le gouvernement turc et le peuple arménien vivent dans les mêmes rapports entre eux qu'un mari avec sa femme ; et des tiers qui auraient pitié de la femme châtiée par son mari, feront mieux de s'abstenir d'intervenir dans le dissentiment conjugal ! » Le mot est devenu fameux, parce qu'il caractérise d'une façon classique les relations des Turcs avec la « rajah », et non seulement avec les Arméniens. Et rien qu'en cette expression, bien typique, de la mentalité turque, la sentence condamnant la Turquie à mort trouve déjà assez de fondement moral et politique, abstraction faite complètement de tous les crimes du gouvernement turc actuel. Car tant que les Turcs seront attachés à l'Islam qui est la source spirituelle de ce contraste entre musulmans dominants et giaours dominés, contraste mortel pour tout essor intellectuel, ce sera le devoir sacré de l'Europe de ne pas laisser à la Turquie comme Etat souverain des territoires où habite une population chrétienne dans une forte proportion. Par conséquent, la Turquie souveraine doit être absolument limitée à l'intérieur de l'Anatolie ; par conséquent, l'amputation complète de l'Empire ottoman est nécessaire, et les territoires périphériques, les Détroits, le littoral anatolien et toute l'Arménie seront à détacher de la domination turque et à ériger en protectorats européens formels.

Même dans l'intérieur de l'Anatolie, qui pourra rester à la Turquie aussi après la guerre, un maximum d'influence européenne, facile à atteindre à la suite de la totale banqueroute financière de la Turquie, et une pénétration intense par des œuvres civilisatrices, devront permettre d'exercer un contrôle qui mettra la nombreuse population non-turque vivant là à l'abri aussi de tout abus de l'ancien système d'exploitation de la « rayah ». Des Turcs intelligents eux-mêmes, conscients de leurs défauts enracinés, ont dit que le mieux ce serait que l'Europe mît la Turquie toute entière sous curatelle et sous un sévère contrôle administratif pour une période de quelques dizaines d'années. Même un tel régime « mixte » ne me suffirait cependant pas pour les territoires mentionnés qui sont habités par une population chrétienne plus nombreuse que musulmane ; par contre, je ne veux pas aller si loin que cela pour l'intérieur de l'Anatolie. Ici, je veux plutôt espérer qu'une forte influence européenne rendra possible de maintenir la souveraineté ottomane. Car il importe qu'à la race turque aussi soit donnée une dernière occasion de montrer, sur son propre sol et comme peuple souverain, comment elle se développera après l'épuration morale de la guerre mondiale. En insistant sur cela, j'espère toutefois que dans cette Anatolie intérieure souveraine ottomane, l'Europe sera vraiment à même d'empêcher tout inconvénient dérivé du principe de la « rajah ». Nous ne voulons pas priver les Turcs de la chance d'employer leurs capacités rendues plus intenses et réveillées par la grande guerre, et que nous aussi avons dû louer, pour la production d'une nouvelle civilisation moderne entièrement turque et autochthone, sur le sol de l'Anatolie souveraine. Et cette Anatolie, même ainsi limitée aux régions intérieures habitées surtout de Turcs, reste toujours un champ assez vaste pour produire une nouvelle civilisation, assez vaste surtout en proportion avec le nombre de la population de race turque si effroyablement décimée par la guerre. Donc, si toutefois l'amputation, devenue une nécessité politique et morale, ne change point la mentalité proprement turque — et en ce qui concerne les relations entre musulmans et «rayah», celle-ci est la même depuis le pacha jusqu'au plus pauvre paysan anatolien ! — elle n'aura que des effets énormément salutaires. Car tout ce qui est encore dans la capacité de cette race turque, se développera et sera épanoui. «Ce ne sont peut-être pas les moins patriotes », ai-je une fois osé dire dans un de mes articles, « ceux qui voient l'avenir de la nation turque dans un travail civilisateur concentré dans le pays proprement turc, l'Anatolie, au lieu de toujours avoir le regard fixé au delà des cimes du Caucase et jusqu'aux déserts africains, aspirant à une « plus grande Turquie ! » Et à propos de la série de conférences sur les conditions hygiéniques et sociales de l'Anatolie que j'ai mentionnée dans un des chapitres précédents, j'ajoutais avec une allusion impossible à méconnaître : « La Turquie aura une excellente occasion sur son sol le plus essentiellement turc, dans cette Anatolie, pays par excellence des Osmanli, de faire preuve de sa capacité et de devenir un Etat moderne et vraiment civilisé ». C'est mon plus sincère souhait que les capacités turques, stimulées par la lutte pour l'existence, se concentrent sur ce but digne d'efforts et vraiment noble. L'intensification et la concentration du travail civilisateur positif succéderont à cette ancienne corruption d'administration, à cette négligence inouïe, à cette dévastation des valeurs économiques, à cet égorgement de tout effort civilisateur, à ces chimères politiques, à cette manie de conquêtes et à cette folie chauvine d'oppression des autres races. Espérons que telle sera la nouvelle Anatolie ottomane, la Turquie vraiment moderne d'après-guerre !

Dans les autres parties de l'ancien empire, dorénavant soumises à un contrôle européen, l'élément turc aussi prospérera sous la bienfaisante protection des gouvernements civilisés et modernes et se sentira plus heureux que jamais dans le passé. Certes, le rêve de puissance turque est fini. Mais une nouvelle vie fleurit des ruines ; et l'histoire de l'humanité est un éternel changement. La Russie d'après-guerre, elle aussi ne sera plus ce que la Russie a toujours été pour les yeux turcs effrayés et les yeux allemands aveuglés par les envies de la « Weltpolitik » ; ce ne sera plus le colosse du nord, avide de conquête, menaçant de tout absorber, et réglé à l'intérieur par un lourd despotisme. Du point de vue de la civilisalion générale, la meilleure solution est peut-être d'ériger en zone libre avec un régime tout à fait international ces Détroits entre la mer Noire et la mer Egée, d'une situation géographique tellement privilégiée, avec la métropole de plus d'un million d'habitants de Constantinople ; mais les aspirations russes aussi sont acceptables. Si l'Angleterre, ce pays par excellence du libre commerce et des principes de liberté mondiale, et la France, pays de haute civilisation et intéressée en Turquie par des milliards, ont cru devoir laisser main libre à la Russie aux Détroits ; si la Roumanie, pourtant complètement bloquée dans la mer Noire, n'a rien craint pour son commerce vital mais s'est au contraire, en pleine connaissance de cet accord des Détroits, rangée du côté de la Russie, on peut juger par là quelles garanties dans le sens de la liberté internationale la Russie moderne fournira après la guerre; et nous autres aussi nous n'avons rien à craindre pour nous. Certes, la politique hostile à l'Europe d'un bloc germanique « Anvers-Bagdad » aura vu son dernier jour. Mais une Allemagne redevenue pacifique trouverait son compte même avec une solution russe de la question des Détroits, et le fait que la Russie aura enfin trouvé la réalisation de ses aspirations si bien fondées géo-graphiquement et historiquement à déboucher à la mer chaude sur ce point unique et prédestiné, contribuera grandement à ce que l'insupportable pression politique cesse en Europe et que la paix mondiale soit assurée.

Aux champions de la « Weltpolitik » allemande quelques mots enfin pour prendre congé! Très souvent, comme je l'ai raconté, j'ai entendu, pendant mon séjour en Turquie, exprimer du côté allemand la crainte que dans une Turquie victorieuse et renaissant sous l'égide du chauvinisme et de l'émancipation xénophobe, tous les intérêts allemands, même d'ordre purement économique, ne soient compromis. Et plus d'une fois — que cela soit dit en honneur du sentiment de justice et du bon sens de ceux qui ont eu le courage de l'avouer — des Allemands aussi, en pleine guerre, ne m'ont point caché au cours de nos conversations qu'ils se rendaient parfaitement compte que c'était, pour la Russie, une nécessité absolue d'avoir le contrôle de l'unique issue de son énorme commerce à la mer chaude, et que la lutte russe pour Constantinople était, au moins du point de vue économique, une lutte pour une cause juste. Eh bien, ces deux points de vue ne sauraient-ils pas se rapprocher ? Qu'est-ce qui est donc préférable du point de vue purement allemand, une Turquie victorieuse et souveraine qui nous sera, même économiquement, presque fermée par le chauvinisme et la manie d'émancipation, ou une Turquie amputée qui aura absolument besoin de l'aide et des capitaux de l'Europe pour se rétablir de l'épuisement total ? Débarrassée de ces chauvins jeunes-turcs qui nous haïssent au fond de leur âme malgré toutes les phrases et malgré l'aide allemande, acceptée seulement parce que absolument indispensable, la Turquie n'offrirait-elle pas encore à l'initiative allemande, dans cette seule Anatolie, un champ d'activité assez important, riche en ressources naturelles et très susceptible de développement même au cas où la Russie — solution extrême ! — régnerait aux Détroits avec de fortes garanties internationales? Qu'ils me répondent, les pangermanistes bornés, qui se battent maintenant pour la victoire du néo-turquisme xénophobe contre les nations civilisées de l'Entente qui étaient prêtes à donner sa part à l'Allemagne sur le vaste domaine de la Turquie d'Asie ! Ils auraient dû se le demander eux-mêmes, en prévoyant les conséquences, avant de pousser la Turquie contre l'Europe, eu s'asservissant à tous les caprices du gouvernement turc ! Mais telles que les choses sont maintenant, le gouvernement allemand, dans son illusion de la victoire finale de l'Allemagne, a jugé prudent de se lier à la Turquie par un traité formel, garantissant l'intégrité territoriale de l'Empire ottoman, à une époque de la guerre où pas un seul homme sensé, même en Allemagne, ne pouvait plus croire que la victoire allemande suffirait à couvrir la criminelle Turquie condamnée solennellement à mort par l'Entente ! En faisant cela, le gouvernement allemand a en même temps donné une réponse négative à la question tant discutée dans le milieu international de Péra: l'Allemagne se décidera-t-elle à sacrifier au besoin Constantinople et les Détroits, si elle peut avoir pour ce prix la paix avec la Russie? Elle l'a résolue négativement, en criant bien haut « non ! » à cette question, même avant que les ridicules illusions d'une paix séparée à ce prix se fussent écroulées ; et il n'aurait même pas fallu le discours du ministre russe Trépoff, et le refus catégorique et motivé avec une cruelle clarté opposé à notre offre de paix (ce qui a rendu les hostilités encore plus aiguës), pour montrer que dans le proche Orient aussi la guerre devra être soutenue jusqu'à la fin fatale.

Mais jamais, pas une seule fois, — et c'est cela la « Weltpolitik » et la morale des hommes politiques allemands ! — je n'ai entendu affirmer qu'il était impossible de sacrifier la Turquie alliée en donnant comme argument la honte de manquer à sa parole, mais toujours le seul calcul qu'alors c'en serait fini pour toujours de toute activité allemande dans les pays de l'Islam et notamment dans cet Orient de si grande valeur pour nous. Est-ce que ceux qui courent après le fantôme de la victoire finale turco-allemande et ont décidé de poursuivre la lutte même pour une Turquie si criminelle, en continuant d'arroser l'Europe du sang de toutes les nations civilisées, se doutent combien il leur resterait de chances de posséder cette activité économique, qu'ils ont si inconsidérément mise en jeu, dans une Turquie victorieuse?

Il est heureux pour l'humanité que le sort en ait déjà décidé autrement. La puissante vie économique de la Russie méridionale si fertile, de plus en plus florissante, se dirigera après la guerre vers la porte de la mer, entre l'Europe et l'Asie, désormais entièrement libérée de toute possibilité de fermeture arbitraire ; les richesses d'Odessa et de tous les ports politiques, immensément accrues et librement épanouies, se concentreront au Bosphore et aux Dardanelles, et la ville jusqu'ici si peu soignée, depuis Péra et Galata jusqu'à Stamboul et Skutari et Haidar-Pacha, deviendra un paradis terrestre d'intense vie, de prospérité et de confort. Le luxe et l'élégance des stations climatériques de la Crimée se transportera plus au sud, dans ces parages de beauté unique de la nature et de doux climat, sur ce pont entre les deux continents et les deux mers. Celui qui viendra alors de nouveau, disons après une dizaine d'années, quand l'Europe se sera rétablie de ses blessures, visiter le Bosphore et les plages de la Marmara, qu'il a connues avant la guerre, sous le régime turc, sera étonné de voir les changements miraculeux qui se seront produits dans ce coin de terre favori. Jamais, même pas dans un siècle, sous la domination turque, celte côte unique ne serait devenue ce qu'elle peut et doit être : un des plus grands centres du mouvement commercial du monde, et la Riviera du Levant, non seulement comme beauté du paysage, mais aussi comme luxe et richesse. Et dans cet essor, la plus grande importance doit être attachée à l'impulsion russe pleine de vie, qui sera apportée par une Russie moderne et libre d'entraves aux Détroits. Profondément convaincu dès à présent que la Russie d'après-guerre ne sera plus celle qui effrayait tant l'Allemagne, les Balkaniques et la Turquie, je suis prêt, en ce qui concerne ma conception personnelle de ce que pourra être le développement le plus avantageux pour Constantinople, à laisser libre essor à cette initiative russe qui ne manquera pas de faire d'immenses efforts, dont profitera grandement la métropole à l'entrée de la mer chaude.

Et au delà du Bosphore, en Asie Mineure, depuis Brousse la pittoresque jusqu'aux pentes du Taurus et aux pieds des montagnes de la Haute Arménie, s'étendra alors la Nouvelle Turquie moderne, arrivée enfin à la tranquillité, à la concentration, au travail utile, après des siècles d'exploitation despotique, de manie d'expansion superficielle au dépens de toutes les tâches intérieures de civilisation. Ses habitants auront bientôt oublié que la « plus grande Turquie » s'est écroulée. Ils se sentiront heureux, eux qui jusqu'ici n'ont su ce qu'est le bonheur et le bien-être matériel que dans une couche sociale supérieure de parasites, tandis que le peuple vivait en dépérissant dans la saleté, dans l'ignorance et dans la misère, épuisé par un militarisme stérile, opprimé par une administration ruineuse. Alors, mais pas avant, le monde pourra aussi voir ce dont la race turque est encore capable. Et alors nous n'aurons pas de raisons d'être pessimistes vis-à-vis de celte race si aimable et si honnête. Alors nous pourrons redevenir enfin sincèrement « turcophiles» !

En Asie Mineure occidentale, l'Europe liquidant la Turquie n'oubliera pas que tout le littoral, où ont jadis été les sites de Troie, d'Ephèse et de Milet, est un sol de culture essentiellement grecque. Indépendant de toute considération politique vis-à-vis de la Grèce actuelle, ce fait historique indiscutable s'imposera lors du règlement final des questions territoriales de la guerre. Il est à espérer, et il serait en effet inconcevable qu'il en soit autrement, que le peuple hellène n'aura malgré tout pas à expier définitivement les fautes de son roi de race étrangère qui a manqué à son devoir sacré de n'être rien qu'Hellène, et a compromis l'honneur et l'avenir de son pays.

Le pays montagneux de l'Arménie, dévasté par les opérations de guerre et vidé d'hommes par la furie de persécution de Talaat, recevra l'autonomie des mains de la Russie qui l'a conquis, et sera probablement joint pour cela aux autres provinces de l'Est habitées d'une façon compacte par la race arménienne. L'Arménie, située et divisée entre trois Etats souverains, la Turquie, la Russie et la Perse, est la Pologne de l'Asie occidentale, par sa situation géographique, par son histoire tragique et par les souffrances sans fin de sa population. Délivrée du système turc, reliée par des voies ferrées (le véto militaire russe ne s'y opposant plus), à la Transcaucasie qui est déjà bien pourvue de communications, avec un transit important via Trébizonde de la Mer Noire à la Perse et la Mésopotamie, elle offrira de nouveau un champ d'activité aux grandes capacités intellectuelles et commerciales de ses sujets maintenant dispersés dans les quatre coins du monde, qui ne manqueront pas de retourner en grand nombre dans le pays de leur naissance, y apportant une mentalité et une technique européennes et les plus modernes méthodes de l'Amérique. Si les hommes manquent, le Caucase si proche, avec ses vallées étroites et surpeuplées, habitées de races très fines et ayant toujours eu une forte émigration, pourra fournir le matériel humain. Donc, ce pays aussi, le plus malheureux pays du monde, et que les Turcs de l'ancien et du nouveau régime ont meurtri avec méthode et laissé enfin vide d'habitants aux Russes victorieux, verra son apogée.

Au sud, la Grande Arabie et la Syrie auto-nomes seront développées sous la protection de l'Angleterre et de la France, dont la politique islamique est si éprouvée, suivant les brillantes méthodes de travail culturel de l'Egypte, du Soudan et des Indes, ainsi que des pays de l'Atlas. Exposées partout aux influences et impulsions de tous les autres pays civilisés de l'Europe, fécondées avec des capitaux venant d'Amérique, où habitent déjà, tout comme des Arméniens, des milliers d'Arabes et Syriens réfugiés, ces contrées donneront pour la première fois dans l'histoire l'occasion de voir comment la race arabe s'administrant souverainement sur son propre sol se montrera capable d'absorber la civilisation moderne. La délivrance bien tardive de la domination turque, si oppressive et nuisible, a été pour les Arabes, peuple d'une si brillante civilisation historique, une des grandes nécessités que la guerre mondiale a heureusement réalisées. Le monde civilisé suivra avec le plus vif intérêt les progrès du développement moderne autochtone des pays de l'Orient arabe.

Enfin, une Allemagne redevenue pacifique n'aura pas à porter le deuil de ces arrangements territoriaux, si diamétralement opposés qu'ils soient aux plans poursuivis par les politiciens pangermaniques d'expansion, et qui ont piteusement échoué par la défaite de la guerre mondiale. L'Allemagne ne perdra pas les nombreux millions qu'elle a placés en Turquie. Elle aura sa part suffisante de travail dans le proche Orient qui va reprendre bientôt après la guerre. Certes, le chemin de fer de Bagdad des Rohrbach et consorts ne sera jamais achevé ; mais le chemin de fer de Bagdad avec une loyale limitation internationale des zones d'intérêt, le « Bagdad » qui va apporter par son achèvement, comme grande artère de trafic paisible, un grand essor à toute l'Asie Mineure, n'en sera réalisé que plus sûrement. Et quand une fois sera définitivement ensevelie la « Weltpolitik » allemande d'autrefois, la politique des convoitises, des interventions sans tact et avec cliquetis de sabre dans des intérêts vitaux et plus anciens d'autres Etats, la politique des intrigues déguisées en efforts commerciaux, alors rien n'empêchera l'Allemagne de porter sur cette voie ferrée les impulsions économiques et les produits de son travail paisible jusqu'au golfe Persique et de recueillir, en échange, les riches fruits de son activité sur le vieux sol de l'Asie Mineure.  

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Harry Stuermer

Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques

Paris, Payot, 1917.

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