Dr Harry Stuermer

DEUX ANS DE GUERRE A CONSTANTINOPLE
études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques

VIII

Religion et race. — La politique islamite d'àbd-ul-Hamid et celle des Jeunes-Turcs. — Touranisme et panislamisme comme principes politiques. — Touranisme et Quadruple Alliance. — Avidité et folie de race. — Traditions religieuses et réformes modernes — La réforme judiciaire. — Un Cheikh-ul-Islam moderne. — Réforme et nationalisation. Patriarcats grec et arménien.

On pense en général, à tort, dans les milieux moins informés de l'Europe, que les Jeunes-Turcs d'aujourd'hui, ceux qui ont la direction spirituelle et politique de la Turquie dans la guerre mondiale, sont de vrais Musulmans zélés, même fanatiques ; et des observateurs superficiels sont souvent inclinés à réduire à des racines panislamites les symptômes si antipathiques de la vie politique et les éruptions de chauvinisme jeune-turc ; surtout depuis que la Turquie a solennellement proclamé la « Guerre Sainte ». Mais cette façon de voir ne tient pas à un examen plus approfondi. Rien que le caractère déjà faussé du « Djihad », mis en scène contre une partie seulement des « infidèles », tandis que l'on permettait à l'autre partie de s'emparer de plus en plus du commandement en Turquie, est la meilleure preuve que cette opinion n'est pas fondée. En vérité, le régime politique actuel signifie justement l'abandon complet de l'idée panislamite qui fut remplacée par l'idée de race purement panturquiste. Abd-ul-Hamid, le sultan détrôné, sur le compte duquel on dit tant de mauvaises choses, mais qui surpasse de loin tous les Jeunes-Turcs en intelligence pratique et en finesse d'homme d'Etat, n'aurait jamais commis cette faute irréparable, qui aura pour conséquence sûre la ruine de l'Empire, de se jeter dans la lutte aux côtés de l'Allemagne. Il fut le dernier souverain de Turquie qui ait su faire du panislamisme un instrument utile à son pouvoir. Les Enver et Talaat et hommes d'état de ce genre, les chauvins de l'« Ittihad » (Comité), comme de vrais parvenus sans instruction politique et historique, mais avec d'autant plus de doctrine révolutionnaire et de fanatisme aveuglant, comme des aventuriers arrivés au succès, étaient beaucoup trop bornés pour saisir l'importance capitale politique du panislamisme. Naturellement eux aussi, une fois l'idée du Djihad conçue, ont tâché d'exploiter le panislamisme, eu égard à son but théorique ; en pratique ils ont permis que, loin d'étendre son influence aux vastes territoires arabes jusqu'au Soudan et aux Indes, la Turquie périsse par leur mégalomanie panturquiste et leur fanatisme de race. Abd-ul-Hamid, par sa diplomatie intelligente, avait toujours su s'assurer, sinon les sympathies sincères, au moins le loyalisme formel et la solidarité ottomane de l'élément arabe ; il fut aussi le promoteur du chemin de fer du Hedjaz, cette voie ferrée méridionale éminemment politique qui devait faciliter le pèlerinage aux lieux sacrés du culte musulman et souder plus étroitement les territoires arabes aux turcs, et toutes les révoltes occasionnelles dans les provinces lointaines de son empire n'ont pas empêché qu'il maintint son état de possession intégrale avec relativement peu de troupes. Aujourd'hui, le gouvernement turc, s'il disposait encore des troupes nécessaires, pourrait bien envoyer au Hedjaz toute une grande armée, elle serait, en face du mouvement arabe, comme un îlot de sable dans la mer agitée et forcément corrodée, car les peuples arabes, mentalement bien supérieurs aux Turcs, se soulèvent définitivement contre leur oppresseur, et tous les territoires de langue arabe devront dès aujourd'hui être considérés comme perdus, quelle que soit l'issue de la guerre générale. Les Jeunes-Turcs étaient à peine arrivés au pouvoir, qu'ils offensaient déjà les Arabes avec un tel manque incroyable de tact, avec une hauteur si outrageante — malgré que l'Arabe leur fût infiniment, supérieur par la finesse de sa civilisation —, par une bureaucratie pas plus moderne dans sa rapacité que n'avait été celle de l'ancien régime, par de si nombreuses tentatives de les frustrer de leurs droits politiques solennellement promis, par un traitement général si incapable, qu'ils s'aliénèrent pour toujours l'élément arabe, comme l'arménien, comme l'albanais, comme le grec. Les révoltes chroniques au Yémen, domptées à la fin très superficiellement seulement par Izzet Pacha, sont encore dans la mémoire de tous. Et une seule fois encore, immédiatement après la reprise d'Andrinople, lors de la seconde guerre balkanique, un moment psychologique se présenta, à cette heure d'une certaine renaissance nationale, où la réconciliation aurait pu réussir. La présence dans les murs de la capitale d'une grande délégation syrienne et arabe, venue pour présenter au sultan ses félicitations à propos de cet heureux événement, en aurait fourni une excellente occasion. Je séjournais alors quelques mois à Constantinople, en rentrant de l'Afrique, et j'ai vu qu'il n'était pas encore trop tard pour renouer des liens presque déjà rompus, si seulement les Jeunes-Turcs avaient été sincères vis-à-vis des Arabes. Et même la grande attaque anglo-française contre Stamboul aurait encore pu éveiller le sentiment de solidarité de tous les peuples musulmans vivant sous le drapeau ottoman ;des troupes purement arabes n'ont-elles donc pas, en effet, fidèlement et avec un grand héroïsme défendu, en automne et en hiver 1915—16, les portes des Dardanelles? Mais contre le délire vraiment maladif d'égoïsme de race qui avait saisi les Jeunes-Turcs dès leur entrée dans la guerre mondiale, la loyauté arabe ne pouvait pas tenir à la longue. Avec trop d'effronterie les maximes panturquistes furent proclamées même vis-à-vis des propres sujets, une ère d'animosité systématique fut inaugurée contre les éléments non-turcs de la population, et le poing du gouvernement central du Comité pesait trop lourdement sur les territoires méridionaux, pour ne pas faire vite disparaître ce dernier enthousiasme des Arabes. Avec le principe ethnique du « touranisme » on voulait faire de la politique appliquée, et elle dégénérait complètement en partialité de race et n'était point capable de cultiver en même temps l'idée du panislamisme et du rapprochement turco-arabe, si important justement dans cette guerre.

C'est cette idée du touranisme qui sert de fondement aux aspirations d'une Turquie purement turque, et c'est dire déjà qu'elle doit être en conflit avec le panislamisme sous maints rapports. Certes, les deux principes peuvent être exploités ensemble comme source de propagande pour une politique expansive, la poli-tique de « la plus grande Turquie » ; les touranistes ont le regard fixé au delà des cimes du Caucase, jusque dans les steppes du Volga, où habitent les Tartares russes, et aux confins de la Sibérie occidentale et de la Chine intérieure, où habite au Turkestan russe une population de race parente et où se trouve probablement aussi le berceau des Ottomans ; les panislamites aspirent également, en partant d'autres points de vue, à l'annexion de ces territoires russes, mais surtout à l'extension de la domination ottomane jusqu'en pleine Afrique et Asie sud-occidentale, aux confins des territoires nègres et aux pieds de l'Himalaya, en englobant la Perse, l'Afghanistan et le Beloudjistan, et en s'efforçant d'effacer, pour des raisons de politique pratique, l'antagonisme enraciné intra-islamite entre « Sunnites » et « Chiites » jugé jusqu'alors insurmontable. Le programme du « Djihad » va encore plus loin ; il songe, non seulement à soutenir l'insurrection des anciennes provinces de l'Egypte et du Tripoli et des pays de l'Atlas, au moins spirituellement tributaires du khalife à Stamboul, mais à créer aussi d'une façon générale, par la révolte des Musulmans contre leurs maîtres actuels, un mouvement d'indépendance dans toutes les colonies anglaises, françaises, italiennes et russes, pour nuire aux ennemis de la Turquie. Donc il faut toujours distinguer entre cette politique générale de révolte des djihadistes, du Sénégal au Turkestan et aux Indes, d'un côté, et le panislamisme plutôt territorial de la guerre mondiale, marchant d'accord avec les aspirations d'une « plus grande Turquie ».

Au lieu de réunir prudemment tous ces principes pour le grand but de s'assurer, en modérant sagement les instincts de chauvinisme, d'avidité et de despotisme, les sympathies de l'élément arabe et de donner de cette façon au programme d'expansion une certaine chance de réussite vers le sud aussi, le fanatisme de race brutal et étroit de vues et la cupidité de s'enrichir aux dépens des autres sujets de l'empire l'ont emporté chez les Jeunes-Turcs, dès le commencement de la guerre, d'une façon telle, que personne ne doit être étonné de voir le piteux échec des efforts vers une « plus grande Turquie ». A quel point une haine fanatique contre les non-Turcs dans cet empire de races tellement hétérogènes, comment une avidité éhontée s'exprime souvent par la bouche de hauts fonctionnaires du gouvernement pourtant instruits et de bonne éducation, je n'en citerai comme seul exemple qu'une petite anecdote; elle démontre fortement la mentalité qui domine. Je fus une fois longtemps à la recherche d'un appartement à Péra et ne pouvais rien trouver de convenable. « Mais attendez donc seulement quelques semaines », me dit alors tout à fait sérieusement un des messieurs du « Comité », « nous tous espérons bientôt que la Grèce aussi marchera contre nous. Alors on fera avec tous les Grecs comme avec les Arméniens. Je pourrai alors mettre à votre disposition la plus jolie villa du Bosphore. Mais alors », continua-t-il avec une étrange lueur aux yeux, «nous ne serons plus si naïfs d'expulser ces gens ; alors ces chiens de Grecs (« keupek roum ») pourront voir que nous leur prendrons tout et que nous saurons les forcer même à nous céder formellement leurs propriétés par des contrats! » Je me porte garant de l'authenticité et de l'exactitude presque textuelle de cette explosion de fanatisme et d'avidité, de la bouche d'un homme pourtant d'apparence si inoffensif et de manières si aimables. J'ai alors éprouvé une vraie horreur de voir une telle mentalité, à laquelle il ne suffit pas d'être déjà en guerre avec trois grandes puissances, mais qui languit pour ainsi dire après le conflit armé avec la Grèce, rien que dans l'intention effrontément avouée mille fois par des personnages officiels de procéder contre les quatre millions et demi de Grecs, propres sujets ottomans, de la même façon que contre les Arméniens. Et si, après cela, on pense que par son entrée dans la guerre mondiale, l'existence même de l'Etat jeune-turc est devenue bien chancelante, on ne peut pas taire autrement que de croire à une folie de race qui doit conduire au suicide politique et culturel. Une Turquie purement turque alors, si la plus grande Turquie reste irréalisable ! Des pessimistes ont souvent pensé que les Turcs, en poursuivant avec tous les moyens, même avec les plus brutaux, la « turquisation » complète de l'Anatolie, agissaient surtout dans le but de pouvoir au moins dire, avec un apparent droit, lors de la conclusion de la paix, que l'Anatolie est un pays purement turc et doit rester pour cela aux Turcs ! Avec cela, une Arménie sans Arméniens serait bien allée, car les Turcs devaient la laisser aux Russes victorieux !

L'idée du « touranisme » est assez intéressante, et comme expression amplifiée du principe nationaliste, elle a même donné déjà à réfléchir à l'Allemagne alliée. Le touranisme est la notion, réveillée avec les aspirations d'expansion politique et territoriale néo-turques, de la parenté originale de race avec les multiples peuples habitant au nord du Caucase, entre le Volga et la frontière intérieure de la Chine, et surtout l'Asie centrale russe. Du point de vue ethnographique, le courant touraniste ne manquait pas de fondement ; appliqué à la politique, il signifiait un énorme gaspillage de forces et devait par cela amener de graves déceptions, Toutes les machinations turques en Caucasie n'ont point trouvé un terrain fertile ou devaienten tout cas échouer contre la forte autorité russe ; l'offensive mégalomane d'Enver Pacha qui se proposait de porter l'attaque en pleine Caucasie russe a conduit à de sanglants échecs tout au commencement de la guerre turque. L'Europe neutre aussi a pu se former entre temps son opinion sur la valeur ou la non-valeur des arguments en faveur d'une délivrance grand'turque des peuples russo-tartares et turkes-taniens, proférés par des professeurs et journalistes tartares sujets russes, ces fantaisistes venus du Caucase et payés par le Comité de Stamboul, ayant fait une tournée de propagande à travers la moitié de l'Europe. L'idée du touranisme a ensuite été développée, comme moyen de propagande et comme fondement scientifique des aspirations néo-turques, par les hommes du Comité qui la chérissent par-dessus tout, avec une conséquence logique allant si loin qu'il en résulta même, au sein de la quadruple Alliance, une prédilection turque pour les Magyars en défaveur des autres Alliés. Cela n'a pas manqué de porter encore du préjudice aux sympathies déjà si refroidies pour l'Allemagne, et ne s'est pas borné au domaine purement spirituel et culturel de réminiscences communes de race, mais a trouvé parfois son expression très pratique ; les Turcs se sont dit — et assez souvent leurs journaux l'ont franchement prononcé, dans des articles de fond sur le touranisme très mal vus du côté allemand — : ce dont nous ne pouvons vraiment pas nous passer en technique, en inspirations européennes, cherchons-le donc chez les Hongrois qui sont un peu nos parents de race plutôt que chez les Allemands! Dans mainte branche de la vie économique, même commerciale proprement dite, les conséquences pratiques d'une telle conception se sont déjà manifestées, au grand chagrin de l'Allemagne qui pense mettre sa lourde main économique sur la Turquie, étant son alliée privilégiée, dirigeante et payante. Et, vu le caractère magyar si étroitement semblable au caractère turc, en opposition avec la mentalité allemande de pénétration, si froidement méthodique, il sera facile à l'influence hongroise après la guerre, quand la Turquie aura besoin d'impulsions, de profiter de cet état d'esprit aux dépens de l'Allemagne. On a même invoqué des théories touranistes pour donner des bases morales plus solides à l'alliance politique avec les Bulgares, les considérant, à juste titre, plutôt comme des Fino-Tartares slavisés que comme de vrais Slaves.

Autant que les Jeunes-Turcs ont poussé à outrance la politique de race, autant ils ont fait défaut de l'autre côté, dans le domaine de la religion. On a toujours plus sacrifié l'Islam comme appui intérieur de l'empire. Qui prend aujourd'hui Enver et Talaat et consorts pour des opportunistes influencés par la Franc-Maçonnerie, plutôt que pour des croyants mahométans, se rapproche bien plus de la vérité que celui qui voit en tout Turc un confesseur zélé de l'Islam, d'après l'opinion courante. Il est peut-être significatif que ce fut justement Enver Pacha, révolutionnaire et aventurier, qui est allé si loin même dans les marques extérieures, qu'il a provoqué la désapprobation de beaucoup de milieux de la population. Avec une facilité d'adaptation au progrès moderne purement opportuniste — nous sommes loin de lui en faire un reproche ! — il a, à la fin, sacrifié même la coiffure turque consacrée par la tradition, le fez, chez les soldats; tandis que le « kalpak », même si garni de tresses, peut à la rigueur toujours passer comme une édition grise de campagne ou colorée, en partie en fourrure, de l'ancien fez, le « kabalak » en chiffons, surnommé aussi, ce qui est significatif, « enveriak », se trouve décidément en voie d'être transformé en vrai casque tropical, et tout récemment (en été 1916) on a introduit dans la marine ottomane une casquette blanche et noire déjà tout à fait européenne. Le simple peuple musulman toujours croyant n'acceptait que très difficilement de telles innovations contraires à toute tradition. Ce n'étaient que des choses extérieures et inoffensives, certes, mais elles en disent long, malgré leur insignifiance apparente, sur l'esprit qui règne dans les sphères dominantes jeunes-turques. C'est la même mentalité qui a déterminé, depuis 1916, le gouvernement turc à des innovations bien plus tranchantes dans le domaine autrement important du droit privé et public. On a confié l'œuvre de cette réforme de la jurisprudence ottomane à toute une série de commissions se composant des sommités juridiques du pays, et elles y travaillent activement. Ce qui est significatif dans cette réforme et lui donne le caractère moderne, c'est justement que le droit jusqu'alors dominant qu'exerçait la « Chéria », droit au moins semi-religieux et se basant directement sur le Koran, se trouve maintenant réduit de la façon la plus énergique en faveur d'un droit purement civil, se composant des conceptions juridiques les plus diverses, et en partie européennes, inspirées du code Napoléon qui ne trouvait jusqu'alors des applications que dans le droit commercial. Une telle modification entraîne tout naturellement une forte diminution de l'activité et de l'influence des kadis et muftis, tous les deux juges semi-religieux, en faveur des autorités judiciaires purement laïques. Avec une conséquence logique impitoyable le Cheikh-ul-Islam même, l'organe gouvernemental suprême de l'Islam dans tout l'empire, a dû consentir à perdre une bonne partie de ses attributions et privilèges, par-fois de valeur bien palpable. Les innovations allaient si loin et l'esprit de la réforme était si moderne, que malgré la très forte position du cabinet de Talaat, jouissant d'une autorité vraiment dictatoriale, et qui se chargeait de son exécution, on a dû faire une concession à l'opinion publique fortement inquiétée. Pour sauver les apparences, le Cheikh-ul-Islam, Haïri Effendi, refusa de signer le décret de la réforme et donna sa démission. Mais on lui trouva vite un successeur (Moussa Kiazim Effendi) qui ne fit point de difficultés, et commença lui-même à contribuer activement à l'exécution de la réforme. Quant à Haïri Effendi — et c'est cela qui est très significatif de la relation des Jeunes-Turcs officiels avec la religion ! — ce même Cheikh-ul-Islam qui avait signé la « Fetva » de la Guerre Sainte, dorénavant démissionnaire, il prit congé de son poste en parfait accord et dans les termes les plus harmonieux avec les dirigeants et il continua à rester un des principaux piliers du « Comité Union et Progrès ». Sa démission ne fut qu'une pure farce, pour jeter de la poudre aux yeux à la population trop croyante des basses classes. Et après avoir rendu, par cette manœuvre, la réforme judiciaire acceptable à la rigueur par la population par trop dévouée à l'Islam, il continuait de jouer son rôle dans le programme du chauvinisme, pas du tout mécontent, parce qu'il tenait à la réforme, comme mesure très importante de nationalisation, bien plus qu'à ses fonctions, dorénavant un peu entamées, de chef de la jurisprudence religieuse. Nous disons « mesures de nationalisation » ; c'est en effet, comme dans tout ce que font les hommes de « l'Ittihad », le résultat pratique de la réforme. J'ai déjà insisté sur cela, dans une série d'articles sur la réforme judiciaire publiés dans la « Gazette de Cologne » en été 1916, au moins tant que mes allusions ont été autorisées par la censure. Ici je me bornerai, pour la caractériser dans son importance politique, à en examiner à titre d'exemple un seul point. Naturellement, la réforme s'efforce d'une façon générale de remplacer les conceptions juridiques arabes dont on disposait presque exclusivement jusqu'alors, par des conceptions purement turques qui venaient à peine de trouver leur formule. Car, tous les éléments de civilisation, absorbés par la Turquie, étaient de provenance ou arabe, ou perse, ou bien européenne. Mais elle entrait par exemple jusque dans le domaine du droit de famille — jusqu'alors domaine absolument sacro-saint de la « Chéria », où la tradition était toute-puissante, et qui contrastait en cela surtout avec le code de commerce et de droit maritime, de conceptions plutôt européennes — et elle allait si loin dans ce domaine qu'elle a voulu même introduire une institution aussi moderne que le mariage civil, tandis que jusqu'à maintenant, tous les mariages, divorces et actes d'héritage se faisaient exclusivement devant l'autorité religieuse. Je me hâte d'ajouter que cette réforme tellement moderne ne songe nullement à donner à la femme des droits élargis. Peut-être que rien que ce fait peut déjà suffire à indiquer qu'elle est d'intentions plutôt politiques que sociales. Mais qu'est-ce qui pouvait déterminer le gouvernement turc à vouloir introduire, en flagrant contraste avec toute la tradition, quelque chose de si inouï que le mariage civil ? C'était son intention d'étendre la main en même temps, d'une façon définitive, sur les mariages, affaires d'héritage etc., des sujets ottomans non-turcs, qui relevaient jusqu'alors d'organisations ethniquement indépendantes et privilégiées, les patriarcats chrétiens. En modernisant de la sorte le droit de famille, on parvenait à nier l'apparence formelle même du droit à l'existence de ces institutions puissantes et pourvues d'une autonomie politique intérieure allant assez loin. Avec le patriarcat arménien, il est vrai, on n'a même pas jugé nécessaire de se faire tant de peine. On dissolvait tout simplement le patriarcat de Constantinople. En brisant tous les liens qui l'attachaient au siège central de tous les patriarcats arméniens à Edjmiazine en Arménie russe, et en mettant sous un sévère contrôle spécial de l'Etat le peu de cette institution qu'on autorisait encore à survivre pour la forme à Jérusalem, on porta, en été 1916, le coup de grâce à cette institution séculaire de grande valeur culturelle. Ce ne fut que la conséquence trop logique des persécutions contre la race arménienne. L'organisation grecque, par contre, soutenue par une population de beaucoup plus nombreuse et point si dépourvue de protection de l'extérieur, était bien plus résistante et ne pouvait pas être supprimée par un trait de plume ; une tentative directe s'était déjà brisée en 1915 contre l'attitude de ferme stoïcisme du Patriarche de Constantinople, mais maintenant on semblait être arrivé à cette opinion qu'une attaque plus lente et plutôt indirecte, partant de base juridique, aboutirait mieux. Nous avons pu caractériser par ce seul exemple toute la méthode néo-turque, qui consiste à se rapprocher avec un raffinement beaucoup plus grand que par le passé, et s'il le faut même par le détour de vraies réformes modernes, du but toujours unique : la turquisation complote. La réforme judiciaire, dont nous nous sommes occupés un peu davantage, comme exemple de première importance, est typique des tendances jeunes-turques de nationalisation. Elle a, bien entendu, son but de politique extérieure aussi, but d'émancipation : l'Europe doit voir par la modernisation de toute la jurisprudence et des procédés judiciaires ottomans, qu'elle peut bien renoncer aux Capitulations ! La réforme jette une singulière lumière sur la relation intérieure des dirigeants actuels de la Turquie, de mentalité chauvine et panturquiste, avec la religion. Et il n'est peut-être pas partout connu que dans toutes les séances importantes du « Comité », où la voix de Talaat, le souverain non couronné de l'Empire ottoman, joue le rôle décisif, les conseils du Grand Maître des francs-maçons turcs sont toujours également écoutés. Il est en même temps, en qualité de député, un des instruments les plus dociles de « l'Ittihad ».

Non, les hommes du Comité Union et Progrès se moquent depuis longtemps de l'Islam, en tant qu'il empêche leur oppression chauvine et l'exploitation de leurs propres sujets ; ils savent bien sauver habilement les apparences, tant que l'Islam et le Panturquisme ne se heurtent pas ; mais les persécutions des Arméniens, dont Talaat est l'auteur responsable, n'ont que très peu à faire avec la religion, elles sont nées du pure fanatisme de race, de la jalousie économique et de l'avidité rapace, tout comme l'attitude tellement frivole et imprudente vis-à-vis de la Grèce en vue de l'expropriation des millions de Grecs sujets ottomans, dont le tour, comme objet d'enrichissement et comme concurrents détestés, devait venir après les Arméniens à la première occasion ; tout comme enfin ces atroces persécutions contre l'élite des Syriens et Arabes qui forment la feuille de gloire de Djemal Pacha. Ce sont des Turcs, de purs Turcs avec l'extrême étroitesse de leur mentalité de race, et non des Mahométans aux vastes vues, qui siègent là au Comité de « Nour-el-Osmanié » à Stamboul et qui ont conçu tous ces projets de grande envergure de politique intérieure, depuis les réformes internes et mesures d'administration s'adaptant à la technique européenne, et sacrifiant toutes les traditions, jusqu'à la politique de bourreau envers les propres sujets !

Et en ce qui concerne les Syriens et Arabes, il n'était que trop naturel que cette clique de l'Ittihad, dans sa folie mégalomane d'idées panturquistes, dans sa crainte de la haute supériorité intellectuelle et culturelle et de la finesse politique de ces populations comparées avec les Turcs, clans sa brutalité d'instincts d'oppression et de suppression de toutes races non-turques, dans le manque de sens de responsabilité et le faux sentiment de liberté des parvenus, dans son impression d'émancipation soudaine de tout contrôle des grandes puissances civilisées et peut-être aussi dans l'avidité hâtive de celui qui se voit déjà aux abords du précipice et veut vite encore profiter le plus possible de la situation, — il était naturel, dis-je, que cette clique ne jugeât plus nécessaire de s'imposer des ménagements vis-à-vis de ces Arabes dès le moment où il devint évident que chez ce peuple rempli d'une juste haine par son oppression séculaire, la propagande pour la Guerre Sainte du pseudo-khalife touranien ne pourrait point compter sur un succès. Les dernières traditions d'estime panislamiste de l'amitié arabe déjà si fortement chancelante par tous ces manques d'égards jeunes-turcs, depuis 1909, furent sacrifiées à la légère par un gouvernement, qui — sentant déjà lui-même sa banqueroute morale et politique vis-à-vis des Arabes, par sa propre faute — semblait avoir trouvé, en des chimères touraniennes d'expansions et en de dures mesures de turquisation, une conception mieux appropriée à sa mentalité de central-asiatique. Pendant qu'à la périphérie du vaste empire turc, vers les frontières de la zone occupée par l'Angleterre, des aventuriers fanatiques et des émissaires s'enrichissant avec l'argent de l'ambassade d'Allemagne éternellement dupe, prêchaient la Guerre Sainte devenue chimérique, Enver Pacha, assez froidement reçu par la population, jetait par des communiqués faux et dithyrambiques de la poudre aux yeux du monde, mais dans toute la Syrie, terre d'une ancienne haute civilisation, la politique de bourreau de Djemal Pacha, commandant de la quatrième armée ottomane et ministre de la Marine, faisait déjà ses orgies contre l'élite de l'intelligence et les familles les plus notables de ces populations chrétiennes et même musulmanes.

Sur ces atrocités aussi, le monde civilisé possède déjà un dossier, un acte d'accusation, qui sera lu un jour sans pitié aux criminels de l'Ittihad dans le grand tribunal européo-américain qui fera la paix mondiale. Ici aussi, le gouvernement turc prétextait l'existence d'un vaste complot, d'un mouvement panarabique et syrien séparatiste et autonome, qui devait arracher ces provinces à la domination ottomane et les mettre sous la protection anglo-française. De même que le Comité, avec une habile interprétation faussée et tendancieuse des faits, en distribuant par milliers d'exemplaires une publication officielle, où figuraient de nombreuses photographies de « bandes de révolutionnaires arméniens » (dont on n'arrivera jamais à prouver l'authenticité et dont on doit se demander avec étonnement où le gouvernement a pu les puiser !) avait fait son possible pour tourner en sa faveur toute la question arménienne, de même cette fois-ci on n'oublia pas le Livre-blanc officiel qui devait commenter la cruelle liste de pendaisons de Djemal Pacha. Le lecteur du « Journal de Beyrouth » en temps de guerre avait déjà pu les collectionner. Je ne pense pas même vouloir nier l'existence d'un prétendu mouvement séparatiste pour l'autonomie de la Syrie, mais ce n'étaient que des germes d'organisations tout à fait isolés qui n'ont jamais pu fournir une raison plausible aux exécutions en masse de tant de notables qui n'avaient absolument rien à faire avec cette cause. Et ce sont justement les passages et phrases dans l'aide-mémoire jeune-turc sur l'œuvre d'espionnage et de despotisme sanguinaire de Djemal Pacha que le gouvernement a jugé utile de souligner ou d'imprimer en caractères gras, pour justifier ces représailles effroyables, qui forment l'accusation la plus formidable contre le régime despotique turc, et la preuve de la vérité la plus écrasante et inouïe de tout ce que les Syriens et Arabes maltraités et opprimés ont à reprocher à ce même gouvernement. Pour celui qui ne la lit pas avec les yeux du « Comité », la publication jeune-turque fait une impression qui est juste le contraire de celle qu'on pensait faire. Et même si le prétendu mouvement séparatiste avait existé dans une plus grande mesure — ce qui n'était point possible, vu le manque d'armes, les antagonismes d'intérêts et d'opinions chez une population tellement mixte de musulmans, chrétiens et sectes, et vu l'impossibilité d'une organisation efficace sous le contrôle méfiant des autorités turques ! — il n'aurait été que trop mérité et justifié à se produire par les mille brutalités du régime turc, ancien comme nouveau, envers les Arabes de civilisation si fine et les Syriens économiquement si actifs et imprégnés d'idées européennes. Mais qui a une seule fois vu comment le Comité de Stamboul a exploité certains incidents à la frontière du Caucase, pour exterminer tout un peuple, avec femmes et enfants, même dans le centre et l'ouest de l'Anatolie et dans la capitale, ne peut plus douter le moins du monde d'après quelle méthode Djemal Pacha, ce vrai bourreau des Syriens et Arabes, a dû travailler, comment il a dû honteusement exagérer et fausser les faits, pour trouver assez de cas pour lui permettre, pendant une année et demie, d'assister, le cigare à la bouche — comme il s'est vanté lui-même — à la pendaison ou à la fusillade de la fleur de la jeunesse, de l'élite de la société et de tant de vénérables vieillards, chefs des plus nobles familles.

C'est ici le moment d'esquisser un portrait de cet homme, qui d'après l'opinion même de beaucoup de Turcs sera appelé encore à jouer un grand rôle dans la politique de la Turquie, et d'en finir une fois pour toutes avec une légende qui fait apparaître encore ce Djemal, aux yeux de l'Europe civilisée, sous des couleurs un peu différentes de celles de ses collègues du Comité. Le ministre de la Marine Djemal Pacha passe toujours pour avoir des penchants francophiles, lui, qui comme « vice-roi d'Egypte » est parti pour son aventure contre le canal de Suez et, après s'être vu infliger là-bas une raclée sanglante, s'est établi ensuite en Syrie avec des pouvoirs de dictateur — en affrontant même le gouvernement central si cela lui plaisait — pour maintenir, en sa qualité de commandant de la quatrième armée, le bluff contre l'Egypte, mais surtout pour assouvir ses instincts de sanguinaire despotisme. Quiconque a eu l'occasion de voir de très près cet homme, qu'un journaliste allemand — du « Berliner Tageblatt » — parti pour le front du Suez dans l'esprit du « Gott strafe England ! » et plein de rose optimisme, a appelé, avec une singulière exaltation, un des plus beaux hommes de la Turquie, en sait déjà assez. Petit de taille, trapu, barbu avec une paire d'yeux orgueilleux, faux et cruels qui dominent toute cette figure dont on détournera les yeux avec dégoût si l'on sait quel rôle de bourreau l'homme a joué là bas, il n'inspire certainement pas, par son extérieur, la moindre sympathie. Il est étrange que Djemal ait la réputation d'être francophile, et que cette réputation persiste chez quelques-uns même aujourd'hui. Peut-être, par calcul rusé, il lui importe de la maintenir. Djemal n'est pas francophile, seulement il est le plus rusé de tous les dirigeants en Turquie. Il a eu des penchants francophiles, avant la guerre, dans le sens courant du mot, cela veut dire qu'il voyait dans le rapprochement avec la France et son amitié séculaire la meilleure sauvegarde de son pays contre les machinations faites par les Allemands pour gagner les Jeunes-Turcs. Il fut aussi contre l'intervention de la Turquie aux cotés des Puissances centrales, et il a enragé, quand il apprit que la flotte qui était sous son commandement avait servi d'instrument aux plans indisciplinés de l'amiral allemand du «Gœben » et du « Breslau » et s'était conduite d'une façon provocante dans la mer Noire. Mais quand la guerre fut un fait accompli, il se fit vite à son nouveau rôle. Loin de donner sa démission, il assuma plutôt encore un des plus hauts commandements militaires, celui de toute l'armée opérant contre l'Egypte, en gardant son titre de ministre de la Marine. Car un opportunisme sans scrupules et une ambition sans bornes sont les qualités qui caractérisent surtout cet homme. Ensuite il trouva bon d'afficher de nouveau des sentiments francophiles, pour gagner les sympathies de la population syrienne. Gela ne l'a pourtant pas empêché de devenir plus tard le bourreau de ces Syriens, attachés justement et par tant de liens culturels à la France ! On pourra donc juger de sa « francophilie » ! En fait la seule chose que l'on puisse interpréter dans ce sens, c'est sa profonde antipathie avouée contre l'Allemagne et son inimitié mortelle, habilement cachée toutefois pour sauver les dehors, contre Enver Pacha qui est à la remorque de cette puissance. Sans se gêner, Djemal a, pendant la guerre, maintes fois exprimé cette haine contre l'Allemagne, et certainement il serait d'un mauvais augure pour la politique allemande en Turquie, si Djemal parvenait à jouer un rôle plus actif dans la politique centrale du gouvernement jeune-turc. Jusqu'à maintenant, le ministre de la Guerre a su l'écarter de Constantinople, et probablement Djemal pour sa part trouvait plus avantageux de se contenter provisoirement de son poste très agréable et important qui lui donnait une puissance extraordinaire, en attendant le moment à venir. Mais il n'a jamais manqué, dans toutes ses paroles germanophobes, de montrer clairement qu'ils les avait senties et prononcées non comme francophile, mais comme Turc exclusif et chauvin. Peut-être qu'il trouvera encore l'occasion de simuler des sentiments pour la France, et de les mettre en jeu comme atouts dans la lutte a venir contre Enver Pacha, quand le système de celui-ci aura fait définitivement faillite. Alors Djemal va dire qu'il avait tout prévu et qu'il était toujours pour la France et pour l'Entente. Ceux qui connaissent son caractère sont d'accord qu'il sera capable de tout, même de se soulever contre le gouvernement central, si son opportunisme ambitieux lui dicte une telle attitude comme avantageuse. Il est cependant à espérer que l'opinion publique dans les pays de l'Entente ne sera pas dupe et comprendra plutôt son vrai caractère, voyant qu'il n'est lui aussi qu'un Jeune-Turc rapace, chauvin et fanatique, et parmi les pires. La légende de la francophilie de Djemal doit enfin disparaître. Non, ce serait rendre trop d'honneur à un homme d'une telle physionomie d'assassin, avec de tels instincts d'assassin, de penser qu'il soit capable de sentir des sympathies sincères pour un pays comme la France !

En attendant, l'œuvre de Djemal aussi est en train de mûrir. Ses cruelles exécutions, ses cyniques manques de parole, commis en Syrie, ont également contribué, avec les courants naturellement plus importants et habilement exploités par l'Angleterre à créer un khalifat purement arabe, à déterminer l'attitude actuelle de l'émir de la Mecque. On a la preuve que ce que le fils de l'émir, qui a longtemps séjourné chez Djemal avec sa grande suite, a vu en cruelles pendaisons de notables arabes, a directement contribué à pousser son père au soulèvement. Et maintenant le mouvement, quine peut point finir autrement que par la perte totale et définitive de tous les territoires de langue arabe, jusqu'à la Syrie septentrionale et aux confins des pays kurdes, se propagera, lentement, il est vrai, mais fatalement. Le mouvement séparatiste mis en avant comme prétexte, et que Djemal a voulu étouffer dans une mer de sang avant même qu'il existât dans une mesure notable, devient maintenant une réalité. En Egypte, l'Angleterre voit déjà depuis longtemps les bienfaisantes conséquences pratiques du grand fait historique qu'elle a accompli en créant enfin le khalifat arabe; ces conséquences se manifestent par une sûreté presque absolue pour sa domination du pays du Nil, et lui permettent de disposer déjà de troupes et d'artillerie du front de Suez en faveur d'autres fronts. Les garnisons turques dans le Hedjaz et Yémen tentent leurs dernières luttes, et bientôt Médine tombera. Et Djemal Pacha lui-même, qui voit son armée affaiblie par des envois de troupes en Europe, n'a même pas pu se tenir dans la presqu'île de Sinaï. Le rêve allemand d'une offensive contre l'Egypte est fini depuis bien longtemps ; et maintenant, la dernière apparence même d'un bluff germano-turc contre le canal a cessé, et les troupes britanniques ont porté leurs opérations dans le sud de la Palestine. Et au moment, où j'écris ces pages, la nouvelle arrive de l'autre côté de la Mésopotamie également arabe, de la prise de Kut-el-Amara par les troupes anglaises. Bagdad, menacée aussi par l'avance russe en Perse, sera bientôt perdu par les Turcs; car déjà il semble que la déroute de l'armée turque de l'Irak est définitive. Je veux m'abstenir de faire des prophéties et de prévoir quelles seront les conséquences morales et politiques de la chute inévitable de Bagdad, Médine et Jérusalem pour la domination turque : peut-être, probablement même le manque d'un autre choix, l'impossibilité d'un retour et le poing de fer de l'allié allemand qui a complètement pénétré militairement la Turquie, amoindriront l'effet immédiat d'une telle série de catastrophes. Mais les cœurs arabes et syriens qui battent aujourd'hui pour la liberté et l'autonomie sous la protection anglo-française, s'enflammeront d'un enthousiasme plus grand que jamais, et dans la capitale turque même la grande masse de la population verra alors clairement que la puissance ottomane est en déclin et que l'heure viendra bientôt où tout sera perdu. Entre temps, Djemal Pacha est occupé en Syrie à s'approprier pour lui et sa clique les riches biens des notables qu'il a assassinés, et nous apprenons que les inventaires sont souvent confiés à des commissions d'individus des plus louches, tous les éléments honnêtes ayant quitté le pays. Outre cela, il passe son temps à la table verte du jeu de poker. Lui aussi, le grand organisateur, aura bientôt fini son rôle en Syrie et devra quitter ce pays où il a trôné pendant deux ans. Alors le moment sera peut-être venu où la situation tout entière sera si désespérée pour la Turquie, que Djemal, malgré l'échec de sa politique en Syrie, pourra songer à se mesurer avec succès dans la lutte finale pour le pouvoir militaire avec son ennemi détesté, Enver Pacha. Ce serait alors le commencement de la dernière phase avant l'écroulement de l'Empire ottoman.  

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Harry Stuermer

Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques

Paris, Payot, 1917.

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