CHAPITRE XV
DJEMAL, UN MARC-ANTOINE GÊNANT.
PREMIÈRE TENTATIVE DE PAIX ALLEMANDE.

Au début de novembre 1914, il y eut à la gare de Haidar Pacha une imposante manifestation. Djemal, le ministre de la Marine, l'un des trois hommes les plus puissants de l'Empire turc, partait prendre le commandement de la quatrième armée, dont le Quartier Général était en Syrie. Ses collègues et autres personnages influents avaient tenu à lui faire des adieux publics, dans lesquels ils l'appelèrent le « Sauveur de l'Egypte ». En réponse à. ces harangues, Djemal déclara emphatiquement : « Je ne reviendrai pas à Constantinople avant d'avoir conquis l'Egypte ! »

Cette scène me sembla quelque peu théâtrale. Involontairement, j'évoquai le souvenir du troisième membre d'un autre triumvirat, non moins sanguinaire, qui, environ deux mille ans auparavant, avait quitté son pays natal pour devenir le dictateur suprême de l'Orient. Or Djemal ressemblait sous plus d'un rapport à Marc-Antoine ; comme lui, sa vie privée était désordonnée; comme lui, il était un joueur insatiable, passant la plus grande partie de ses loisirs au cercle d'Orient ; ainsi que le grand orateur latin, il était effroyablement vaniteux. L'empire turc semblait se désagréger à son époque, exactement comme la république romaine tombait en dissolution aux jours d'Antoine ; Djemal croyait hériter lui-même d'une ou de plusieurs provinces, et fonder peut-être une dynastie. Il espérait que l'expédition militaire, qu'il allait commander, ne ferait pas de lui seulement le conquérant du plus bel apanage de la Turquie, mais l'un des personnages les plus puissants du monde. Plus tard, en Syrie, il gouverna avec une indépendance semblable à celle des barons spoliateurs du moyen âge, auxquels il ressemblait par d'autres traits ; il devint une sorte de vice-sultan, tenant sa cour personnelle, ayant son selamlik particulier, rendant ses ordonnances, administrant la justice d'après ses idées particulières et ignorant souvent les autorités de Constantinople.

Les applaudissements, dont ses collègues saluèrent son départ, n'étaient pas absolument désintéressés. A la vérité, la plupart de ceux-ci étaient très contents de le voir partir, entre autres, Talaat et Enver qui se félicitaient à la pensée qu'il exercerait sa tyrannie et sa volonté inflexible sur les Syriens, les Arméniens et autres éléments non-musulmans, dans les provinces méditerranéennes. Djemal n'était pas populaire à Constantinople ; les deux autres triumvirs joignaient à leurs qualités de politiciens certains côtés attrayants - Talaat cachait, sous une rude virilité, une bonhomie spontanée, Enver plaisait par son courage et sa grâce personnelle - tandis que Djemal n'avait rien de sympathique. Un docteur américain, physionomiste réputé, me déclara que Djemal était un sujet prodigieux, qu'il n'avait jamais vu de visage, alliant comme le sien la férocité à une semblable expression d'autorité et de perspicacité. Enver, comme le montrait sa vie, pouvait être cruel et sanguinaire, mais il dissimulait ses penchants les plus perfides sous une apparence douce, tranquille, même agréable. Djemal, lui, ne déguisait pas ses tendances, sa figure était le portrait fidèle de son caractère. L'extraordinaire acuité de son regard, la surprenante vivacité avec laquelle d'un seul coup d' œil il embrassait tous les détails d'une scène, trahissaient à son insu sa cruauté et son égoïsme ; son rire même, qui découvrait ses dents blanches, était déplaisant et bestial ; ses cheveux et sa barbe noirs, contrastant avec son visage pâle, augmentaient encore cette impression. Au début, sa personne semblait insignifiante ; sa taille, au-dessous de la moyenne, presque trapue et légèrement voûtée, ses moindres gestes révélaient cependant une vigueur peu commune.

Quand il vous serrait la main, vous l'étreignant comme dans un étau, fixant sur vous son regard furtif et pénétrant, on était impressionné par son tempérament singulier. Dès le début de nos relations, je ne fus pas étonné d'apprendre qu'il était homme à ne pas hésiter ni devant l'assassinat, ni devant un simulacre d'exécution judiciaire. Comme tous les Jeunes-Turcs, il était de très humble origine ; il appartint au Comité Union et Progrès dès sa formation, dont il était rapidement devenu un des personnages principaux, tant par son influence personnelle qu'à cause de l'inflexibilité de son caractère. Après le meurtre de Nazim, Djemal fut nommé gouverneur militaire de Constantinople ; le plus clair de ses fonctions consistait à écarter de la scène les adversaires des autorités souveraines, tâche qu'il accomplit à merveille, sans reculer devant le règne de terreur qui s'ensuivit. Par la suite, il devint ministre de la Marine ; mais il ne s'accordait guère avec le Cabinet, étant souvent un collègue gênant. A l'époque qui précéda la rupture avec l'Entente, on le considérait généralement comme francophile ; quels qu'aient pu être ses sentiments pour l'Entente, il ne cherchait pas à cacher son horreur des Allemands. On raconte qu'il blasphémait contre eux en leur présence, - en turc naturellement, - et il était un des rares fonctionnaires importants qui ne subirent jamais leur influence. De fait, il représentait cette tendance, dont l'influence s'imposa rapidement à la politique gouvernementale - le Pan-Islamisme. Il méprisait les peuples asservis de la nation ottomane - les Arabes, les Grecs, les Arméniens, les Circassiens, les Juifs et souhaitait turquifier (sic) tout l'Empire. Son ambition personnelle le mit fréquemment en conflit avec Enver et Talaat ; ils me dirent souvent qu'ils ne pouvaient l'apaiser ; pour cette raison, comme je l'ai dit, ils étaient contents de le voir partir - non pas parce qu'ils comptaient réellement sur lui pour s'emparer du canal de Suez et chasser les Anglais d'Egypte ; sa nomination de chef d'armée indiquait clairement le degré de désorganisation du pays, car sa véritable place était en qualité de ministre de la Marine de s'occuper des services de la Flotte, et non de diriger une expédition dans les sables brûlants de la Syrie et du Sinaï.

Cette campagne fut toutefois la tentative la plus théâtrale de la Turquie pour soutenir son prestige militaire contre les alliés. Quand Djemal sortit de la gare, le peuple turc tout entier comprit qu'une heure historique venait de sonner. En moins d'un siècle, la Turquie avait perdu la majeure partie de ses Dominions, et ce dont son orgueil national avait le plus souffert, avait été l'occupation anglaise de l'Egypte. Pendant la durée de cette occupation, la suzeraineté turque avait été reconnue ; mais dès que l'empire ottoman eut déclaré la guerre à l'Entente, les Anglais mirent fin à cette fiction et affirmèrent formellement leurs droits de possession. L'expédition de Djemal répondait à cette affirmation. Le but réel de la guerre, avait-on dit au peuple, consistait à restaurer l'empire des Osmanlis, menacé de disparaître, et la conquête de l'Egypte représentait la première étape de ce vaste projet. Les Turcs savaient aussi que, sous l'administration anglaise, la province perdue était devenue une contrée prospère et que le conquérant y trouverait de grandes richesses. Il n'est donc pas surprenant que les hourras du peuple aient accompagné le départ de Djemal.

Environ à la même époque, Enver partit prendre le commandement de l'autre grande entreprise militaire de la Turquie, celle dirigée contre les Russes, sur la frontière du Caucase. Là aussi, il y avait des territoires musulmans à « rédimer ». Après la guerre de 1878, la Turquie avait été forcée de céder à sa voisine les productives régions, situées entre la mer Caspienne et la mer Noire, où la population arménienne prédominait, et c'était ce pays qu'Enver se proposait de reconquérir. Mais nulle ovation ne salua le « Héros de la révolution », quand il partit rejoindre son poste ; il quitta la ville tranquillement et sans être remarqué. Le départ de ces deux hommes marquait la participation réelle de leur Patrie à la guerre.

En dépit de ces belliqueuses apparences, un autre genre d'action se développa parallèlement à Constantinople. A cette époque - fin de 1914 - bien qu'extérieurement tout proclamât l'état de guerre, cette capitale devint soudain le Grand Quartier Général de la paix. La flotte anglaise menaçait constamment les Dardanelles, et chaque jour des troupes turques traversaient les rues ; mouvements qui ne retenaient pas l'attention de l'Ambassadeur d'Allemagne, car il ne pensait qu'à une chose, et à une seule chose ; ce farouche matamore se transforma subitement en apôtre de la paix ! Il découvrait maintenant que le plus grand service qu'il pouvait rendre à son empereur, de par ses fonctions, était de terminer la guerre à des conditions préservant l'Allemagne de l'épuisement et même de la ruine, d'obtenir un arrangement qui la ferait rentrer dans la Société des Nations !

En novembre, il commença à discuter le sujet. « Cela fait partie de l'organisation allemande, me dit-il, d'être complètement préparée pour la guerre comme pour la paix. Un général prudent, quand il commence sa campagne, a toujours sous la main ses plans de retraite, au cas où il serait vaincu, principe qui s'applique à une nation sous les armes. La guerre n'offre qu'une certitude, c'est qu'elle finira un jour. Ainsi quand nous élaborons nos plans de combat, devons-nous envisager la cessation des hostilités. »

Il s'intéressait d'ailleurs à quelque chose de plus tangible que ce principe philosophique. L'Allemagne avait de pressantes raisons de souhaiter ce que son ambassadeur discutait franchement et cyniquement. Sa patrie, selon lui, ne s'était préparée que pour une guerre de courte durée, parce qu'elle avait compté écraser la France et la Russie en deux brèves campagnes, durant au plus six mois. Il était clair que ce plan avait échoué, et invraisemblable que désormais l'Allemagne gagnât la guerre. « L'Empire, m'expliqua-t-il longuement, commettrait une grande faute s'il persistait dans la lutte jusqu'à l'épuisement, car ce serait la perte définitive de ses colonies et de sa marine marchande, la ruine de son commerce. « Si nous ne prenons pas Paris dans trente jours, nous sommes battus », m'avait-il dit déjà en août, si bien que son attitude se modifia après la bataille de la Marne ; il ne chercha pas à dissimuler le fait que la grande poussée avait avorté, que tout ce que ses compatriotes pouvaient espérer était une pénible guerre d'usure, se terminant par une paix blanche. « Nous avons fait une faute cette fois, en ne nous approvisionnant pas pour une lutte prolongée; nous ne commettrons plus semblable erreur la prochaine fois, nous emmagasinerons assez de cuivre et de coton pour durer cinq années. »

Il avait une autre raison pour désirer une paix immédiate, raison qui met bien en lumière l'impudence de la diplomatie allemande. Les préparatifs que faisait la Turquie pour la conquête de l'Egypte l'inquiétaient grandement. Je pensai, au début, qu'il craignait que son alliée ne fût battue, mais il me confia que sa peur véritable était qu'elle vainquît ! La réussite turque en Egypte contrarierait les plans du Kaiser ; en ce cas, la Turquie insisterait naturellement, à la conférence de paix, pour conserver ce grand Etat et compterait sur l'Allemagne pour soutenir sa revendication. Or, il n'était pas dans les intentions de cette nation de favoriser le rétablissement de l'Empire turc. A cette époque, elle espérait arriver à une entente avec l'Angleterre, basée sans doute sur un partage des intérêts en Orient. Elle désirait avant tout obtenir la Mésopotamie, tronçon indispensable du chemin de fer Hambourg-Bagdad. En retour, elle était prête à sanctionner l'annexion anglaise de l'Egypte. Ainsi, elle se proposait de partager avec l'Angleterre les deux plus beaux Dominions de la Turquie ! C'était l'une des propositions qu'elle comptait soumettre à la conférence de la paix, conférence dont son représentant projetait maintenant de hâter l'heure. La conquête de l'Egypte par la Turquie menaçait donc la réalisation d'un tel dessein. Inutile de commenter la moralité de l'attitude de l'Allemagne envers son alliée. La combinaison entière s'accordait avec sa politique « réaliste » vis-à-vis des nations étrangères.

A la fin de 1914 et au début de 1915, dans toutes les classes de la population allemande, on souhaitait anxieusement la paix ; les regards se tournaient vers Constantinople, comme vers l'endroit offrant les meilleures chances de succès pour des ouvertures de ce genre. Les Allemands étaient persuadés que le Président Wilson serait le médiateur entre les peuples en guerre ; de fait, ils ne pensèrent jamais que ce rôle pût échoir à quelque autre personnalité. Le seul point restant à considérer était la façon la plus favorable d'aborder le Président ; les négociations préliminaires seraient évidemment conduites par l'entremise d'un des ambassadeurs américains en Europe ; or, l'Allemagne n'ayant plus l'opportunité de s'aboucher avec l'un d'eux dans les capitales ennemies, tout la poussait donc à s'adresser à l'ambassadeur américain en Turquie. A ce moment, arriva à Constantinople un diplomate allemand qui a assumé une part importante dans l'histoire des derniers événements : le Dr Richard von Kühlmann. Son récent passage au Ministère des Affaires Etrangères n'est pas encore oublié, pas plus que les diverses missions diplomatiques, de nature confidentielle, qui lui furent confiées à plusieurs reprises. Le Prince Lichnowsky1 a dépeint son activité à Londres en 1913 et 1914, et l'on sait quelle responsabilité lui revient dans l'élaboration du traité de Brest-Litowsk. Aux premiers jours de la guerre, il vint à Constantinople, en qualité de Conseiller de l'Ambassade allemande, pour remplacer von Mutius, appelé sous les drapeaux. Ce choix était d'autant plus heureux que Kühlman, né à Constantinople, y avait passé ses jeunes années, son père étant président du chemin de fer d'Anatolie ; il comprenait les Turcs comme seuls le peuvent ceux qui ont vécu de longues années avec eux. Le corps diplomatique apprécia vivement son arrivée. Il ne me donna pas l'impression d'un homme agressif, mais celle d'un compagnon très agréable, se mettant particulièrement en frais avec l'Ambassade américaine. Il possédait pour nous un attrait certain, en ce que, venant directement du front, il pouvait nous en brosser des tableaux véridiques ; nous éprouvions tous un intérêt passionné pour les conditions de la guerre moderne et, par les détails qu'il nous fournit sur les combats des tranchées, il nous tint littéralement sous le charme nombre d'après-dîner et de soirées. Son autre sujet favori de conversation était la Welt Politik (politique mondiale), dont il connaissait remarquablement tous les problèmes.

Nous ne le considérions pas alors comme un personnage important, et cependant le zèle qu'il déployait dans ses fonctions frappait tout le monde, même à cette époque. Je ne tardai pas à m'apercevoir, qu'avec son calme et ses façons doucereuses, il exerçait une influence considérable sur ceux qu'il fréquentait. Il parlait peu, écoutait attentivement et ne négligeait aucun moyen d'information ; il était apparemment le confident le plus intime de Wangenheim, et chargé de maintenir le contact entre l'Ambassadeur et les Affaires étrangères. Vers la mi-décembre, von Kühlmann repartit pour Berlin, où il demeura deux semaines environ. A son retour, en janvier 1915, l'attitude de Wangenheim se modifia sensiblement. Jusqu'à ce moment, il avait discuté les négociations de paix de façon plus ou moins générale ; maintenant il traita chaque question distinctement. Je compris que Kühlmann avait été mandé à Berlin pour recevoir de nouvelles instructions, très définies, d'après lesquelles le représentant de Guillaume II devait agir dorénavant. Nous eûmes à ce sujet de longues conversations, dans lesquelles Kühlmann resta à l'arrière plan ; il assista même à l'un de nos plus importants entretiens, ne se mêlant guère à la causerie, se contentant, comme à l'ordinaire, du rôle d'un subordonné curieux qui écoute tranquillement.

Wangenheim m'informa que le moment -janvier 1915 - serait excellent pour terminer la guerre. L'Italie ne participait pas encore à la lutte, bien qu'il y eût tous motifs de croire qu'elle le ferait au printemps ; si la Bulgarie et la Roumanie se tenaient encore à l'écart, personne n'ignorait que leur attitude expectante ne durerait pas éternellement; la France et l'Angleterre se préparaient à la première de leurs « offensives de printemps » et les Allemands pouvaient craindre qu'elle ne réussît ; les navires de guerre britanniques et français étaient rassemblés aux Dardanelles, et le grand Etat Major, comme tous les experts militaires et navals de Constantinople, estimait que les flottes alliées pourraient forcer les Détroits et prendre la ville. La plupart des Turcs étaient déjà las de la guerre et l'Allemagne les suspectait capables de faire une paix séparée. Ainsi que je le découvris ultérieurement, dès que la situation militaire semblait menaçante pour l'Allemagne, elle pensait à la paix ; par contre, si les conditions s'amélioraient, elle redevenait immédiatement belliqueuse. « Quand le diable fut malade, le diable voulut se faire moine ; quand le diable fut guéri, du diable s'il se fit moine ! » Cependant, si Wangenheim avait grandement besoin de la paix en janvier 1915, il va de soi qu'il ne l'admettait pas comme définitive ; ce qui s'y opposait de façon péremptoire, c'était que son gouvernement ne manifestait aucun regret de ses crimes, ainsi qu'en témoignait l'attitude impénitente de son porte parole. L'Allemagne s'était trompée et rien de plus ; Wangenheim et ses compatriotes ne voyaient dans la situation que l'insuffisance de leurs stocks de blé, coton et cuivre pour une lutte prolongée. Je retrouve dans les notes où j'ai consigné nos conversations, que des expressions comme celles-ci lui échappaient constamment : la prochaine guerre, la prochaine fois. Wangenheim ne doutait pas que l'avenir ne nous réservât un autre cataclysme mondial plus grand que celui-ci ; il reflétait par là la conviction des omnipotents junker-militaires. Les Allemands, évidemment, souhaitaient une réconciliation - une sorte d'armistice - qui donnerait à leurs généraux et à leurs industriels le temps de se préparer pour le prochain conflit.

A cette époque, (il y a de cela près de quatre ans) le gouvernement de Berlin cherchait à amorcer des négociations de paix, selon une tactique maintes fois répétée depuis ; les représentants des nations belligérantes n'avaient qu'à se réunir autour d'une table et à régler leurs litiges d'après le principe des concessions réciproques. Selon Wangenheim, cela n'avait aucun sens de demander que chaque parti fît connaître d'avance ses conditions. « Si les deux camps déclaraient au préalable leurs conditions, cela ruinerait tous les arrangements. Que ferions-nous ? L'Allemagne, bien entendu, formulerait des prétentions que ses adversaires considéreraient déraisonnables. L'Entente aurait des exigences qui nous mettraient en fureur. Des deux côtés, il y aurait tant d'irritation qu'aucune conférence ne serait possible. Non, si nous désirons réellement mettre fin aux hostilités, il nous faut un armistice. Une fois que nous aurons cessé la lutte, nous ne la reprendrons pas. L'histoire n'offre pas l'exemple d'une grande guerre où un armistice n'ait pas abouti à la paix. Il en sera ainsi dans ce cas ».

Dans cette conversation, Wangenheim me laissa entrevoir ce que seraient les aspirations allemandes ; il n'admettait pas que les questions d'Egypte et de Mésopotamie, énoncées plus haut, fussent réglées autrement qu'à leur avantage ; il insistait sur la nécessité pour l'Allemagne de posséder des bases navales permanentes en Belgique, grâce auxquelles sa flotte pourrait en tous temps menacer l'Angleterre de blocus et assurer ainsi « la liberté des mers ». Elle revendiquait, en outre, le droit de faire du charbon partout, demande qui me parut absurde puisqu'elle le possédait en temps de paix. En retour, la France aurait un morceau de la Lorraine et une partie de la Belgique - peut-être Bruxelles - en compensation du paiement d'une indemnité.

Wangenheim sollicitait formellement l'intervention du Président Wilson en leur faveur. J'écrivis donc à Washington ; ma lettre, datée de janvier 1915, exposait en détail la situation intérieure telle qu'elle était alors et pour quelles misons l'Allemagne et la Turquie désiraient la paix.

Dans tout ceci - et non le côté le moins intéressant du problème - l'Allemagne semblait ignorer totalement l'Autriche. Pallavicini, son représentant, ne sut rien des négociations pendantes avant que je ne l'en eusse informé. En négligeant ainsi son allié, l'ambassadeur allemand n'avait pas l'intention de lui manquer personnellement d'égards ; il le traitait simplement comme son gouvernement en usait avec Vienne, non en égal, mais en subordonné. La complète absorption militaire et diplomatique de l'Autriche-Hongrie par l'Allemagne n'est aujourd'hui un mystère pour personne ; toutefois, que Wangenheim ait risqué une démarche aussi importante, et qu'il ait laissé Pallavicini en être instruit par un tiers, démontre que, dès janvier 1915, la double monarchie avait abdiqué toute indépendance.

Cette proposition n'aboutit à rien, naturellement. Notre gouvernement refusa d'intervenir, ne considérant pas le moment opportun. L'Allemagne, comme la Turquie - je le dirai plus loin - revinrent à la charge ultérieurement. Cette première tentative se termina fin mars, quand Kühlmann quitta Constantinople pour devenir Ministre à la Haye. Il vint me faire sa visite d'adieu, aussi charmant, amusant et conciliant que d'habitude. Ses dernières paroles, en me serrant la main, furent - les événements se chargèrent de les graver dans ma mémoire - : « Nous aurons la paix dans trois mois, Excellence ! »

Cette petite scène se passait, et cette heureuse prédiction fut émise, en mars 1915 !

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1) Voir : Mémoire du Prince Lichnowsky. Payot et O, Paris.