CHAPITRE XXIII
LA « RÉVOLUTION » DE VAN

La province turque de Van est située à l'extrémité nord-est de l'Asie Mineure ; d'un côté elle touche à la Perse, de l'autre au Caucase ; la beauté de ses paysages, la fertilité de son sol, la grandeur de ses souvenirs historiques la niellent au premier rang des pachaliks ottomans. La cité de Van, capitale du vilayet, est bâtie sur la rive est du lac de ce nom ; c'est la seule grande ville d'Asie où la population arménienne soit plus considérable que la musulmane. A l'automne de 1914, ses 30.000 âmes environ représentaient une des sociétés les plus paisibles, heureuses et prospères de la contrée. Bien que Van, comme tout autre territoire habité par des Arméniens, eût subi ses périodes d'oppression et de massacre, le joug du conquérant y pesa - relativement parlant - moins lourdement qu'ailleurs; son gouverneur turc, Tahsin Pacha, appartenait au type le plus éclairé des fonctionnaires ; il y avait même eu des relations possibles de nombreuses années durant, entre les Arméniens, habitant les riches quartiers de la ville, et les Turcs et Kurdes, qui eux résidaient dans les huttes fangeuses des faubourgs musulmans.

La situation géographique de ce vilayet en faisait un centre stratégique de valeur, de même que l'activité de sa population éveillait la suspicion du gouvernement, car au cas où la Russie eût voulu envahir la Turquie, la route la plus commode traversait cette province. La guerre ne durait que depuis peu lorsque surgirent des motifs d'irritation ; les réquisitions de fournitures pour l'armée frappèrent plus lourdement les Chrétiens que les éléments mahométans à Van, comme ce fut le cas presque partout. Les Arméniens durent laisser les officiers turcs prendre tranquillement l'intégralité de leur bétail, de leur blé et autres biens, quels qu'ils fussent, et accepter en échange des morceaux, de papier sans valeur. Une tentative de désarmement général excita leurs légitimes appréhensions, qu'augmentait en outre le traitement brutal, infligé au Caucase à des soldats arméniens. D'autre part, les Turcs se répandaient en accusations mensongères contre la population chrétienne, et en réalité, lui imputait la responsabilité des revers subis au Caucase. Le fait qu'une partie des forces russes était composée d'éléments arméniens provoquait chez eux un courroux sans borne ; or, sur la totalité des Arméniens, la moitié habite le Caucase russe et est par conséquent soumise, comme les Russes, au service militaire ; les motifs de plainte ne se justifiaient pas, puisque ces recrues arméniennes étaient sujets bona fide du Czar. Cependant les Turcs soutenaient qu'un nombre considérable de soldats arméniens de Van et autres provinces, avaient déserté, franchi la frontière et rejoint les armées russes, à la victoire desquels leur connaissance des routes et du terrain avait fortement contribué. Bien que l'exactitude de ces dires ne soit pas encore confirmée, il n'est pas invraisemblable que de telles désertions - quelques centaines peut-être - se soient produites. Au début de la guerre, des agents du Comité Union et Progrès vinrent à Erzeroum et à Van et demandèrent à quelques notables de se rendre en Arménie russe, afin d'y provoquer des soulèvements contre le gouvernement du Czar ; les Arméniens ottomans s'y étant refusés, l'irritation générale augmenta. Le gouvernement turc a beaucoup insisté sur la « trahison » des Arméniens de Van et l'a même alléguée comme excuse au traitement subséquent de toute la race ; son attitude illustre une fois de plus la perversité du caractère ottoman. Après avoir massacré des centaines de mille de ces malheureux dans l'espace de trente ans, outragé leurs femmes et leurs filles, les avoir dépouillés et maltraités de façon inimaginable, les Turcs prétendaient quand même compter sur leur « loyauté » la plus scrupuleuse. Ce n'était pas un secret que, dans tout l'Empire, les Arméniens sympathisaient avec l'Entente. « Si vous désirez savoir de quel côté penche la balance de la guerre, remarquait un journal turc humoristique, vous n'avez qu'à regarder un Arménien. S'il sourit, c'est que les Alliés triomphent; s'il est abattu, cela signifie que les Allemands sont victorieux. » Il va de soi, que la désertion d'un soldat arménien et son passage à l'ennemi constituaient un crime d'état et méritaient d'être punis, mais sans que fussent violés les règlements de tous les pays civilisés. Ce n'est que dans l'esprit d'un Turc - et peut-être d'un Allemand - que cette faute pouvait être considérée comme légitimant les terribles traitements qui furent appliqués.

Durant l'automne et l'hiver de 1914-1915, des signes précurseurs d'événements graves se produisirent, et. cependant les Arméniens observèrent une retenue admirable. Depuis des années, la politique turque consistait à provoquer la rébellion des Chrétiens, qui devenait alors le prétexte comme l'excuse des massacres. De nombreux indices révélèrent au clergé arménien et aux leaders politiques que les Turcs voulaient employer leurs vieilles tactiques ; aussi, exhortèrent-ils le peuple au calme, lui recommandant de supporter toutes les insultes, voire les outrages, avec patience, afin de ne pas fournir aux Musulmans l'occasion qu'ils cherchaient. « Brûleraient-ils même quelques-uns de nos villages, conseillèrent-ils, ne vous vengez pas, car la destruction d'un petit nombre de nos hameaux est préférable au meurtre de la nation entière. »

Au début de la guerre, le cabinet de Constantinople rappela Tahsin Pacha, le gouverneur conciliant de Van et le remplaça par Djevdet Bey, beau-frère d'Enver Pacha. Cette mesure en elle-même était inquiétante. Il y a toujours eu parmi les représentants officiels de l'autorité, une minorité d'hommes qui n'admettent pas que l'assassinat soit une politique d'état, et auxquels on ne peut se fier pour exécuter strictement les ordres les plus sanguinaires du gouvernement. En conséquence, toutes les fois que l'on préparait des massacres, il était de règle d'éloigner d'abord ces serviteurs publics « peu dignes de confiance » et de les remplacer par des individus de soumission éprouvée. Le caractère du successeur de Tahsin rendait sa nomination plus alarmante encore. Djevdet avait passé la plus grande partie de sa vie à Van ; c'était un homme d'humeur changeante, bienveillant envers les non-musulmans un moment, hostile un autre, hypocrite, perfide et féroce, conformément aux pires traditions de sa race. Il haïssait les Arméniens; et le dessein, formé depuis longtemps par les Turcs de résoudre le problème des nationalités, lui était franchement sympathique. Il n'est pas douteux qu'il ne reçût des ordres précis pour exterminer les Arméniens dans sa province ; mais tout d'abord, rien n'en facilita la mise à exécution. Djevdet lui-même était absent, combattant les Russes au Caucase, et l'approche de l'ennemi commandait aux Turcs, par mesure de prudence, de ne pas maltraiter les Arméniens de Van. Au début du printemps, les Russes battirent temporairement en retraite. Il est généralement de bonne tactique de poursuivre l'ennemi qui se retire ; aux yeux des officiers turcs, la retraite des Russes était une heureuse chance, principalement en ce qu'elle privait les Arméniens de leurs protecteurs, et les laissaient à leur discrétion. En conséquence, au lieu de talonner l'ennemi, les troupes turques se détournèrent et envahirent leur propre territoire de Van. Au lieu de combattre l'armée russe, composée de soldats instruits, ils dirigèrent leurs fusils, leurs mitrailleuses et autres armes contre les femmes, les enfants et les vieillards arméniens des environs de Van. Suivant leur coutume, ils réservèrent les plus belles femmes aux Musulmans, saccagèrent et brûlèrent les villages arméniens et massacrèrent la population sans interruption pendant des journées. Le 15 avril, ils appelèrent 500 jeunes gens d'Akantz, pour leur communiquer une ordonnance du Sultan ; au coucher du soleil, on les conduisit hors de la ville, et chaque homme fut froidement tué. On répéta cette procédure dans presque quatre-vingts villages de la région nord du lac de Van ; en trois jours, 24.000 Arméniens furent mis à mort de cette atroce façon. Un simple épisode montrera la dépravation inexprimable des méthodes turques. Un conflit ayant éclaté à Shadak, Djevdet Bey, qui dans l'intervalle était revenu à Van, demanda à quatre notables arméniens d'aller dans cette ville et de tâcher de calmer la multitude. Ces hommes firent le voyage, s'arrêtant à chaque bourgade sur leur chemin, exhortant chacun à respecter l'ordre public. Après avoir accompli leur mission, les quatre voyageurs furent tués dans un village kurde.

Aussi quand Djevdet Bey, de retour à son poste officiel, demanda que Van lui fournît immédiatement 4.000 soldats, le peuple ne fut naturellement pas disposé à accéder à sa requête. Si nous considérons les événements antérieurs et ceux qui se passèrent subséquemment, nous n'aurons guère de doute sur le but de cette demande. Djevdet, se conformant aux ordres de Constautinople, se préparait à exterminer toute la population, et en réclaman t 4.000 hommes valides il n'avait d'autre intention que de les massacrer, afin de priver les autres habitants d'autant de défenseurs. Les Arméniens, parlementant pour gagner du temps, offrirent de donner 500 soldats et de payer des exemptions en argent pour le nombre manquant ; mais Djevdet commença alors à parler tout haut de « rébellion » et de sa résolution de 1' « étouffer » à tout prix. « Si les rebelles tirent un seul coup de fusil, déclara-t-il, je tuerai tous les Chrétiens, hommes, femmes et enfants, à en avoir jusque-là », et il désigna son genou. Depuis un certain temps, les Turcs avaient construit des retranchements autour du quartier arménien et les avaient garnis de soldats ; en réponse à cette provocation, les Arméniens se mirent à faire des préparatifs de défense.

Le 20 avril, une bande de soldats turcs s'empara de plusieurs femmes arméniennes qui entraient dans la ville ; deux Arméniens coururent à leur secours et furent tués sur le coup. Les Turcs ouvrirent ensuite le feu sur les faubourgs arméniens, avec des fusils et môme de l'artillerie ; une grande partie de la ville fut bientôt en flammes et un siège régulier organisé. Les forces arméniennes combattantes ne se composaient que de 1.500 hommes ; ceux-ci n'avaient que 300 carabines et une provision de munitions tout à fait insuffisante, tandis que l'armée de Djevdet comptait 5.000 hommes, complètement équipés et approvisionnés. Cependant les Arméniens luttèrent avec le plus grand héroïsme et une ardeur merveilleuse, ils avaient peu de chance d'arrêter leurs ennemis indéfiniment, mais ils savaient que des troupes russes cherchaient à se frayer un chemin jusqu'à Van, et leur seul espoir était de tenir jusqu'à l'arrivée de ces renforts.

Comme je ne me pique pas d'être un historien militaire, je ne peux décrire en détail les nombreux actes d'héroïsme individuel, la coopération des femmes arméniennes, l'ardeur et l'énergie des enfants, le zèle plein d'abnégation des missionnaires américains, spécialement du Dr Usher et de sa femme, ainsi que de Miss Grace H. Knapp, enfin les mille autres circonstances qui font de ce mois terrible une des pages les plus glorieuses de l'histoire contemporaine de l'Arménie.

Ce qui est le plus remarquable, c'est que les Arméniens triomphèrent. Après avoir lutté jour et nuit pendant près de cinq semaines, l'armée russe apparut soudain et les Turcs s'enfuirent dans la campagne environnante, où ils apaisèrent leur colère en massacrant d'autres villages sans défense. Le Dr Usher, chef de la mission médicale américaine, dont l'hôpital à Van fut détruit par le bombardement, et qui fait autorité, déclare qu'après avoir chassé les Turcs, les Russes commencèrent à recueillir et à incinérer les corps des Arméniens, qui avaient été assassinés dans cette province et qu'ainsi 55.000 cadavres furent brûlés.

J'ai retracé l'historique de la « Révolution » de Van, non seulement parce qu'elle marqua la première étape de la tentative, méthodiquement organisée pour exterminer toute une nation ; mais aussi parce que les Turcs rejettent toujours sur ces événements la responsabilité de leurs crimes ultérieurs. J'aurai occasion de reparler de mes intercessions auprès d'Enver, Talaat et consorts ; chaque fois que je les suppliais d'épargner les Arméniens, ils citaient invariablement en exemple les « révolutionnaires » de Van, donnant leur conduite comme échantillon de la « perfidie » arménienne. Ainsi que le prouve ce récit, la fameuse « Révolution » ne fut que la courageuse résistance d'Arméniens résolus à sauver l'honneur de leurs femmes et leurs propres vies, après que les Turcs, en massacrant des milliers de leurs voisins leur eussent montré quel sort les attendait.

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