Robert Manne

Gallipoli et le Génocide Arménien

Gallipoli et le Génocide Arménien 

Dans cet essai documenté et exhaustif publié dans la revue australienne "The Monthly" , Robert Manne, né à Melbourne, Professeur en Sciences Politiques à l’Université Trobe de Melbourne, expose dans une analyse serrée les liens entre la campagne des Dardanelles et le Génocide Arménien.

 Cette malencontreuse expédition au cours de laquelle 8 000 Anzac australiens furent tués (et quand même 2 700 Anzac néo-zélandais dont curieusement, l’auteur ne fait aucune mention), compte selon lui dans le Génocide, conjointement avec d’autres causes qu’il rappelle.

 Il mentionne les positions respectives des historiens arméniens et turcs sur la réalité du génocide. Sur ce point, l’auteur met au même niveau les historiens arméniens et turcs. Notons qu’il n’en nomme aucun du camp adverse, probablement parce que leurs thèses (celles des Turcs) sont issues d’une vérité déformée ou inventée. Il aurait du mal à trouver dans le camp arménien, des thèses aussi grossièrement fausses que celles d’Halaçoglu pour ne citer que cet ’historien’. Il minimise curieusement le nombre des victimes des massacres hamidiens, de ceux d’Adana et du génocide de 1915-23.

 Cette analyse sur les causes du Génocide de 1915 a le défaut de se braquer sur les effets de la guerre et occulter la sauvagerie des turcs et les souffrances de notre peuple en 1895-96 et 1909.

 La thèse décrite, que l’auteur fait sienne, est qu’un pays pris à la gorge, le dos au mur, en vient naturellement à des solutions extrêmes. Il détruit le peuple qui d’après lui le trahit. Mais dans quel but ? Autant qu’on puisse encore en parler, la seule explication ’rationnelle’, c’est de faire disparaître les témoins et préparer la négation future.

 On notera une belle analyse sur la légitimité du débarquement des Dardanelles. Ce sont en effet les turcs qui ont déclenché la guerre des pays de l’Entente contre eux en bombardant la flotte russe de la Mer Noire en août 1914.

 Mais pour finir, dans une comparaison très équilibrée avec la dépossession des Aborigènes, R. Manne dénonce clairement le négationnisme d’état turc.

Gilbert Béguian

 Une histoire turque

 GALLIPOLI ET LE GENOCIDE ARMÉNIEN

 

’Qui après tout aujourd’hui parle de la destruction des Arméniens ?’

 Adolf Hitler à ses généraux à la veille de l’invasion de la Pologne, Août 1939

 Il y a deux énigmes concernant Gallipoli, l’histoire au centre du folklore australien.

 L’une est évidente : pourquoi l’histoire du débarquement des troupes australiennes dans le Détroit des Dardanelles le 25 avril 1915, et de leur participation à l’une des défaites les plus totales de l’Empire Britannique, devint-elle le mythe fondateur du pays ? L’autre énigme n’a jamais été discutée, mais on peut la présenter comme dans la suite.

 Dans le même temps exactement que les troupes australiennes se trouvaient dans l’enfer de Gallipoli, un autre événement d’importance historique mondiale avait lieu en des lieux contigus : le Génocide Arménien. Certains érudits de cette époque pensent que lors de cette catastrophe, un million de personnes furent assassinées. Le crime était commis par la direction de l’empire ottoman turc : l’empire que les troupes australiennes avaient envahi, avec les forces anglo-françaises. Les débarquements de Gallipoli se déroulèrent un jour après que les arrestations en masse de l’intelligentsia arménienne d’Istanbul, à une date que les Arméniens considèrent comme celle du commencement du génocide et qu’ils ont fixée comme celle du deuil national. Les Australiens commémorent le 25 avril comme jour du souvenir national le plus solennel ; les Arméniens commémorent le 24 avril. Dès son commencement, la campagne des Dardanelles fut un échec. Dans les mois qui suivirent les débarquements à Gallipoli et l’évacuation à la mi-décembre 1915, l’immense majorité du million de morts se produisirent quelques centaines de kilomètres à l’est du Détroit des Dardanelles : en Anatolie de l’est, en Cilicie, et après de terribles marches à la mort, dans les déserts de Syrie et d’Irak.

 Malgré cela, malgré le fait que le Génocide Arménien était l’un des plus grands crimes de l’histoire ; malgré le fait qu’il eut lieu sur le sol ottoman au cours des mois exactement pendant lesquels se déroulait la campagne des Dardanelles, en dépit du fait que la campagne est considérée comme le moment fondateur de la nation australienne, jusqu’à présent, à ma connaissance, dans la vaste littérature relative à Gallipoli, aucun historien australien n’a consacré plus d’une page en passant ou un paragraphe sur le rapport , ou même la coïncidence, entre les deux événements. Concernant le Génocide Arménien, dans tous l’espace de deux gros volumes sur Gallipoli, Charles Bean est muet ; Les Carlyon produit sur la question deux ou trois lignes ; John Robertson écrit une demi-page. Alan Moorehead, dans son classique du milieu des années 50, se distingue en consacrant trois pages complètes à la Question Arménienne.

 Parmi les Australiens, seul le poète Les Murray s’est efforcé de garder les deux événements ensemble en l’esprit. Son étrange création, l’Australien allemand Fredy Neptune, est par hasard attaché à la flotte turque lorsque la Grande Guerre éclate. Fredy se jure qu’il désertera s’il est forcé de combattre les Australiens à Gallipoli. Peu après, il est témoin, dans Trébizonde, le port de la Mer Noire, des femmes arméniennes arrosées de kérosène puis enflammées. Il est choqué par cette expérience pour le restant de sa vie. Le poème épique de Murray commence par les mots d’un poète arménien : ’Ces yeux qui sont les miens - Comment pourrai-je les arracher, comment pourrai-je, comment ?’ Pour Murray, l’Arménie préfigure les horreurs du vingtième siècle. Pour lui et lui seul, Gallipoli est proche par son imagination.

  Concernant la coïncidence sur le sol ottoman de la campagne de Gallipoli et du Génocide Arménien, il y a de nombreuses questions. - même si les historiens australiens ne les ont pas vues - qui valent la peine d’être discutées. En voici une : les Allemands du front ouest n’étaient pas retenus par les troupes australiennes à ce point de vue : leurs atrocités en Belgique étaient exagérées et jamais oubliées ni pardonnées. Par contraste, pour des raisons qui ne sont pas faciles à comprendre, jamais depuis la présence Anzac à Gallipoli, l’ennemi turc, responsable de crimes contre les Arméniens beaucoup plus terribles, semble avoir été respecté, pas tellement par les troupes australiennes, mais par ceux qui ont raconté l’expérience de Gallipoli à leur place. Dans l’énorme et influent ouvrage Anzac Book, rédigé par Charles Bean sur la base de contributions de participants, Bean inclut un poème de lui, ’Abdul’. Il se termine par les vers suivants ;

Même si votre nom est aussi noir que l’encre
Pour assassinat et rapine
Commis de concert joyeux
Avec vos Chrétiens du Rhin
Nous vous jugerons, monsieur Abdul
Avec le critère que nous pourrons,
Qu’avec toute votre respiration, au cours de votre vie, dans la mort,
Vous avez été le gentleman
 

Dans tout le reste de son œuvre, Bean continua à prétendre que les troupes Anzac quittèrent Gallipoli plus ou moins intactes avec du respect pour les troupes turques. En 1934, le fondateur de la République Turque, Mustapha Kemal Ataturk, répondit avec ses propres sentiments conciliants. Je reproduits la traduction d’Adrian Jones :

  Ces héros qui ont répandu leur sang et perdu leur vie gisent à présent dans un pays ami. Ils reposent donc en paix. Il n’y a aucune différence entre les Johnnies et les Mehmets là où ils sont allongés côte à côte ici dans ce pays qui est le nôtre. Vous, les mères qui envoyèrent vos enfants dans des pays lointains, essuyez vos larmes. Vos enfants reposent maintenant dans nos fleurs et sont en paix. Après avoir perdu leur vie sur cette terre, ils sont aussi devenus nos fils.

 Bob Hawke boucla la boucle en 1990, allant du respect du fantassin, ’Johnny Turk’, au plus hautes louanges pour le commandant et fondateur du régime après guerre ;

  Il est remarquable de penser que la tragédie de notre premier affrontement a été la source de statut national pour nos deux pays. C’est par sa brillante défense de la péninsule de Gallipoli...que le grand Mustafa Kemal Ataturk montra ses qualités exceptionnelles de leader qui lui permirent ensuite de créer la République Turque.

 Au moment de son exécution, depuis le temps de Bean jusqu’à celui de Hawke, la réalité du Génocide Arménien était parfaitement connue. Pendant la Première Guerre Mondiale, il en était largement fait état dans la presse australienne - l’Age, par exemple, publia trente reportages rien qu’en 1915 - qu’un crime sans précédent dans l’histoire de l’humanité était commis, par lequel un million d’Arméniens avait été massacré. Ces reportages faisaient suite à une très longue tradition de condamnation chrétienne des crimes ottomans et à la rhétorique libérale, du temps de la grande agitation gladstonienne sur les ’atrocités bulgares’ des ’inqualifiables Turcs’.

 Et cependant, non seulement la connaissance du Génocide Arménien n’a aucun impact sur le respect que les officiels australiens exprimèrent dès le début pour la hauteur morale et le courage de Johnny Turk. Pendant les 90 années passées, la tension morale entre ce qui est acceptable dans la tradition de respect de l’ancien ennemi et ce qui est inhumain par rapport au génocide des Arméniens qui est à ce point secondaire qu’il ne peut altérer cette admiration, n’a jamais été discuté.

 Ou presque jamais. Dans son récent Quaterly Essay, ’La question historique : à qui appartient le passé ?’, Inga Clendinnen explique avec perspicacité que l’ennemi turc à Gallipoli est respecté ’parce qu’ils s’inquiétaient pour nos morts, mais aussi parce qu’ils étaient là. Ils avaient vu les Anzac dans un acte sanctifié.’ Il est néanmoins vrai que ’se rappeler des Arméniens’, ajoute-t-elle, ’nous tresaillons’. A son crédit, Clendinnen a au moins noté qu’il y a là un problème, une chose que la plupart des Australiens n’ont pas fait. Cependant sa brève discussion est loin d’être satisfaisante. Pour ma part, je ne pense pas qu’il y ait de preuve que les Australiens tressaillent à la pensée du million de morts arméniens. Et même si cela était, peut on dire qu’en face de l’un des plus terribles crimes de l’histoire, dans lequel nous nous sommes retrouvés indirectement engagés par notre proximité à Gallipoli, il est suffisant de tressaillir ? Je ne suis pas du tout d’avis que le mythe de Johnny Turk soit bénéfique. C’est une magnifique chose quand, à la fin d’une guerre, la haine disparaît. Mais j’ai du mal à comprendre pourquoi Gallipoli et le Génocide Arménien continuent d’exister dans des mondes moraux parallèles.

 Il y a un autre mystère dans la coïncidence de temps et de lieu entre Gallipoli et la tragédie Arménienne. Dans le texte des livres écrits sur l’Australie et Gallipoli, pourquoi aucun auteur australien n’a-t-il jamais posé la question que se serait posé le plus naturellement un professionnel ; en d’autres termes, la campagne franco-anglaise des Dardanelles a -t-elle joué un rôle dans la décision ottomane de commettre le génocide ?

 Jusqu’à une date relativement récente, la discussion historique du Génocide Arménien a été dominé par le conflit d’interprétation de spécialistes nationalistes représentant les victimes et les auteurs. Les historiens arméniens, tels Vahakn Dadrian et Richard Hovannissian, ont soutenu que la décision de détruire les Arméniens avait pris naissance dans l’idéologie pan-islamique et pan-turque ; et que la décision de déclencher le génocide a été longuement préméditée. Pour leur part, les historiens nationalistes turcs ont nié qu’un génocide a eu lieu, avec une posture qui a été clairement résumée par Ronald Suny :

  Pour les négationnistes du génocide, il n’y a simplement aucun besoin d’expliquer un événement qui n’a pas existé comme le stipulent ceux qui clament qu’il a existé. Ce qui s’est passé, selon eux, était une réponse raisonnable et compréhensible d’un gouvernement à une population rebelle et séditieuse en temps de guerre... Le point de vue du négationniste peut-être résumée par : il y a eu un génocide et ce sont les Arméniens qu’il faut blâmer !

 Étant donné l’attitude de part et d’autre, il n’est pas surprenant que la tonalité résolument politique des batailles entre historiens nationalistes arméniens et turcs aient été à la fois étonnamment amers et plutôt stériles.

 Le travail d’historiens non-nationalistes a été plus productif. Ils ont insisté sur le rôle de la guerre et de la désintégration de l’empire dans l’origine du génocide. En plus de l’idéologie et de la préméditation, ils ont suggéré un processus historique plus dynamique, que l’un des nouveaux spécialistes, Donald Bloxham, empruntant à un débat parallèle sur les origines de la Shoah, a appelé ’radicalisation cumulative’. L’idée associée à ces nouveaux chercheurs, que la décision de prendre en compte la destruction totale de l’empire émergea progressivement et comme un élément d’un processus de temps de guerre de crise impériale, nous aide à comprendre le genre de relation qui existe entre le Génocide Arménien et la campagne de Gallipoli.

  Ramenée à son essentiel, l’histoire nouvelle commence ainsi. Tout au long du 19éme siècle, l’ex puissant empire ottoman était ’l’homme malade de l’Europe’, perdant graduellement de plus en plus de ses territoires européens. Ce processus de déclin culmina lors des grandes pertes des guerres des Balkans de 1912-13 et l’acceptation par les ottomans en 1914 d’une soi-disant Réforme qui donna à la Russie le droit d’offrir une protection formelle à la plus importante minorité chrétienne restant en Anatolie, les Arméniens. Ce type d’’intervention humanitaire’ de l’Europe Chrétienne représentait une humiliation croissante et insupportable pour les Ottomans, auxquels les Arméniens étaient extrêmement vulnérables. Avant la guerre de 1914, en partie à cause d’interventions similaires antérieurement, ils avaient souffert de cruelles pertes : au moins 100 000 d’entre eux avaient été tués dans les années 1890 lors du règne du sultan Abdul Hamid II. 20 000 autres moururent à Adana en 1909.

 La Russie tsariste était la puissance ennemie la plus sérieuse à long terme de l’Empire Ottoman. Quand la guerre éclata entre les Allemands et les Russes en août 1914, le gouvernement ottoman, alors dominé par les Jeunes Turcs révolutionnaires, saisit cette occasion pour dénoncer la Réforme haïe pour former alliance avec l’Allemagne. Le gouvernement tsariste, en réponse, promit que si les Arméniens de Turquie se soulevaient pour l’aider, un futur indépendant plus clair pourrait s’envisager. En septembre, la Russie subit une écrasante défaite à la bataille Tannenberg. En novembre, les Turcs attaquèrent la flotte russe de la Mer Noire. A Sarikamish, en janvier 1915, la Troisième Armée Ottomane était presque totalement détruite par les Russes. Pour soutenir les Russes et pour provoquer la reddition des Ottomans, en mars 1915, les Britanniques et les Français montèrent une opération navale dans l’espoir de faire une percée dans les Dardanelles et atteindre Istanbul. Quand l’opération navale échoua, ils débarquèrent des troupes à Gallipoli le 25 avril avec le même objectif stratégique.

 Bien que les meilleurs des historiens contemporains non-nationalistes du Génocide Arménien - le Turc Taner Akçam et le Britannique Donald Bloxam - divergent sur le moment de la prise de décision du génocide, et sur le point de savoir s’il s’est agi d’une décision particulière ou multiple, tous deux acceptent ensemble que c’est cette conjugaison d’événements - l’avance de l’armée Russe dans le Caucase ; l’attaque anglo-française dans les Dardanelles ; les menaces grandissantes concernant la loyauté de la plus importante minorité chrétienne restante, les Arméniens d’Anatolie - qui servit de détonateur au Génocide Arménien, s’il n’en fut pas tout simplement la cause.

 Akçam, dont l’analyse du mécanisme du génocide est la plus convaincante que je n’ai jamais lue, croit que la décision fondamentale de déclencher les déportations et les massacres des Arméniens fut prise lors de réunions du Comité Union et Progrès, le comité central du parti Jeune Turc, en mars 1915, au début de l’opération navale des Dardanelles. Le principal concepteur du génocide était Behaettin Shakir, qui avait convaincu la direction du CUP qu’à ce moment de la crise, pour l’Empire, l’ennemi ’interne’ était aussi dangereux que l’ennemi ’externe’ - les Russes, les Britanniques et les Français.

 Dans son ’De l’Empire à la République’ (2004), Akçam exprime ses vues sur les liens entre la menace intérieure et extérieure sur l’Empire Ottoman au moment de la Première Guerre Mondiale, et entre le Génocide Arménien et Gallipoli en particulier, de la façon suivante.

  [Comme Norbert Elias soutenait] : ’Plus la pente s’accentue vers le déclin, plus grande est la brutalité des moyens utilisés pour arrêter cette progression ...

 Ayant le dos au mur les fiers défenseurs de la civilisation parmi leurs plus grands destructeurs. Il devinrent rapidement des barbares. ’Je crois que c’était l’état d’esprit des ottomans avant et après la Première Guerre Mondiale. Pour cette raison, il ne m’apparaît que la décision derrière le Génocide Arménien ait coïncidé avec les combats acharnés de la campagne de Gallipoli, quand l’existence même de l’Empire Ottoman semblait balancer entre la vie et la mort La situation désespérée dans laquelle les ottomans se trouvaient produisit la volonté de croire à des actes de cruauté extraordinaires.

 Le récent livre d’Akçam, Un Acte Honteux(2006), fait le lien entre Gallipoli et l’initiation du Génocide Arménien de façon encore plus explicite :

 Presque tous croyaient que la capture d’Istanbul n’était qu’une question de temps...Le fait que le Génocide Arménien suivit de près le désastre de Sarikamish et se produisit en même temps que le combat de l’Empire à Gallipoli...Une nation qui se sent elle-même sur le point d’être détruite n’hésitera pas à détruire un autre groupe qu’il tient pour responsable de la situation... Une prédiction faite par l’ambassadeur allemand Wangenheim mérite d’être citée. Avec le début de la guerre en Août 1914, Henry Morgenthau [l’ambassadeur des USA] le prévint que les Turcs massacreraient les Arméniens en Anatolie, à quoi Wangenheim répondit, ’tant que l’Angleterre n’attaque pas Canakkale (le fort turc des Dardanelles)...il n’y a rien à craindre. Sinon, rien ne peut être garanti.’ C’est cependant ce qui arriva.

 Donald Bloxam, dans ’ Le Grand Jeu du Génocide (2005), pense que la (ou les) décision finale pour le génocide fut faite non en mars 1915, comme le dit Taner Akçam, mais plus tard. De toutes façons, lui aussi lie le processus à des moments clefs de la campagne des Dardanelles. Comme Akçam, Bloxham pense que les réunions critiques du comité central CUP avec le Dr Behaettin Shakir, à la mi-mars 1915, étaient associées avec les attaques anglo-françaises du 5-17 mars 1915 sur les forts à l’avant des Dardanelles. Bloxham pense que les arrestations de l’intelligentsia arménienne du 24 avril furent déclenchées par la nouvelle selon laquelle Britanniques et Français étaient sur le point de débarquer leurs troupes à Gallipoli. Un mois après le début de la campagne terrestre de Gallipoli, les autorités de Grande-Bretagne, de France et de Russie communiquèrent l’avertissement solennel suivant :

  Au constat de ces crimes [contre les Arméniens], que la Turquie a perpétré contre l’humanité et la civilisation, les puissances de l’Entente informent ouvertement la Sublime Porte qu’elles tiendront les membres de l’Empire Ottoman et leurs subordonnés qui sont impliqués dans le massacre personnellement responsables de ce crime.

 C’était la première fois que dans les relations internationales, l’expression ’crimes contre l’humanité’ était employée. Dans le processus cumulatif de radicalisation relevé par Bloxham, ces mots jouent un rôle crucial. A la suite de cette menace, n’ayant plus rien à perdre, le régime turc se libéra de toute retenue. ’Dès même le jour suivant’, affirme-t-il, ’les témoignages visuels suggèrent que les atrocités s’intensifièrent encore plus’.

 Dans son essai ’Explication du Génocide ? Le Sort des Arméniens de l’Empire Ottoman’, Ronald Suny fournit une preuve encore plus directe du lien entre la campagne de Gallipoli et le Génocide Arménien. Pour Suny, le témoin le plus parlant de l’état d’esprit des dirigeants politiques ottomans, au moment de la catastrophe arménienne, était l’ambassadeur des USA alors neutre, à qui deux membres du triumvirat Jeune Turc au pouvoir, Enver Pacha et Talaat Pacha, parlèrent avec une franchise extraordinaire. Talaat expliquait la situation à Morgenthau, dans une conversation de 1915, de la façon suivante :

  [Les Arméniens] ont aidé les Russes dans le Caucase et notre échec est largement expliqué par leur action...Il ne sert à rien que vous discutiez...Nous avons déjà réglé le sort des trois quarts des Arméniens...La haine entre les Turcs et les Arméniens est maintenant si forte qu’il nous faut en finir avec eux. Si nous nous le faisons pas, ils prépareront leur vengeance...J’ai plus fait pour résoudre le problème arménien qu’Abdul Hamid n’a fait en trente ans.

 Comme témoignage du caractère inouï de l’étendue du massacre, Morgenthau demanda une entrevue au ministre de la guerre, Enver Pacha. Voici ce qu’il apprit :

 Les Arméniens avaient un avertissement clair...de ce qui leur arriverait au cas où ils se joindraient à nos ennemis.... Vous avez ce qui s’est passé à Van. Ils ont pris le contrôle de la ville, et tué un grand nombre de musulmans. Nous savions qu’ils préparaient des soulèvements en d’autres endroits. Vous devez comprendre que nous combattons à présent pour nos vies dans les Dardanelles et que nous sacrifions un grand nombre d’hommes. Tandis que nous sommes engagés dans une telle lutte, nous ne pouvons admettre que des gens dans notre propre pays nous attaquent dans le dos. Il nous faut empêcher cela par n’importe quel moyen...

 Le motif de ce témoignage semble clair. Dans la voie du Génocide Arménien, la crise précipitée par les bombardements des forts des Dardanelles par l’Entente, en Mars 1915, et des troupes débarquant à Gallipoli le 25 avril - en association avec l’avance de l’armée russe dans le Caucase, joua un rôle très significatif.

 En relevant ce point, j’espère ne ps être mal compris. Affirmer que la campagne des Dardanelles fut l’un des faits déclencheurs cruciaux du Génocide Arménien, ça n’est pas affirmer que les dirigeants de l’Entente aient une responsabilité morale même partielle dans la catastrophe qui s’est produite. Dès lors que l’Empire Ottoman avait rejoint les Puissances Centrales et attaqué la flotte russe en Mer Noire, le bombardement des forteresses du Détroit et le débarquement des troupes à Gallipoli devenaient des actes de guerre entièrement légitimes, même s’ils étaient peu judicieux. Assurément, et en plus du fait que les puissances de l’Entente ne portent aucune responsabilité dans le génocide, si la campagne des Dardanelles avait réussi et si les Ottomans s’étaient rendus, la vie de centaines de milliers d’Arméniens aurait été sauvée. En outre, en soulignant que le génocide ait été exécuté dans un contexte de guerre, je ne cherche pas à diluer, en aucune façon, la gravité du crime turc. Aucune affirmation n’est plus importante pour l’historien que celle qui dit qu’expliquer n’est pas excuser.

 Pourquoi des historiens australiens - de Bean à Carlyon - n’ont-ils montré aucun intérêt dans les liens moraux ou historiques entre le Génocide Arménien et Gallipoli ? Il faut en rechercher la raison, me semble-t-il, dans un passage d’un travail de l’historien américain Peter Novick, L’Holocauste dans la Vie Américaine, dans lequel il fait une distinction entre la pratique de l’histoire’ et ce qu’il appelle, empruntant au sociologue Maurice Halbwachs, ’mémoire collective’ :

 Mémoire collective- ce n’st pas seulement de la connaissance historique partagée par un groupe. En réalité, la mémoire collective est dans son sens profond ahistorique ou même anti- historique...

 La mémoire collective simplifie ; voit les événements depuis une unique perspective engagée ; est impatiente avec les ambiguïtés quelles qu’elles soient ; réduit les événements à des archétypes mythiques...

 Typiquement, une mémoire collective, au moins une mémoire collective importante, est comprise pour exprimer certaines vérités essentielles ou éternelles sur le groupe - habituellement tragiques. Une mémoire, une fois établie, vient pour définir cette vérité éternelle, et avec elle, une identité éternelle, pour les membres du groupe. La mémoire centrale serbe, la dernière bataille du Kosovo en 1389, symbolise l’intention permanente des Musulmans pour les dominer. Les partages de la Pologne du dix-huitième siècle ont donné à ce pays une identité ’essentielle’ comme ’le Christ parmi les nations’ crucifié et re-crucifié par l’oppression étrangère...

 Penser la mémoire collective dans ce sens nous aide à séparer les mémoires éphémères et relativement inconséquentes de celles qui durent et forment la conscience.

 Gallipoli a été longtemps, et est encore, de loin la plus importante mémoire collective de l’Australie. Pourquoi ? Il y a eu deux explications principales. La Gauche a insisté sur la curieuse propension des Australiens à mythifier les seuls exploits audacieux ou nobles qui finissent en tragédie : Burke et Wills, Ned Kelly, Phar Lap, Gallipoli, Les Conservateurs voient Gallipoli comme le lieu où le caractère national a été dévoilé et révélé au monde. Laquelle est la plus plausible ?

 Pour essayer de découvrir si on se rappelle de Gallipoli comme une victoire ou une défaite, j’ai récemment cherché dans la lecture d’un livre de discours donnés dans le Queensland le jour commémoratif d’Anzac en 1921. Bien qu’il y soit beaucoup fait mention de la dette envers ceux qui donnèrent leur vie pour leur pays et leur empire, presque unanimement pensés comme un seul homme - l’accent était mis essentiellement sur le triomphe. En voici un passage typique :

 Au premier matin Anzac qu’ils vainquirent, il regardèrent la mort en face sans sourciller, et leur glorieux faits d’armes imprimèrent de manière indélébile le nom de l’Australie sur la carte du monde... [Cela]fit la preuve que nous étions en ressources, en courage, en endurance et en toutes les qualités d’homme et de nation, les égaux des plus anciennes nations du monde...

 Jusqu’alors nous-mêmes, notre pays, et notre position dans le monde, étions à l’écart ; et pour ne pas dire plus, cette position n’était généreuse en aucune façon. A partir de ce moment et pour toujours, nous savons notre valeur ; nous l’avons montrée à la face du monde...

 Les débarquements glorieux d’Anzac du mois d’avril étaient liés dans les discours non pas sur la défaite du moment dans les Dardanelles mais plutôt à la défaite éventuelle de l’Allemagne. Le fait que Gallipoli fut un désastre stratégique fut presqu’entièrement ignoré. Même le brilllant succès de l’évacuation de décembre était tout simplement mentionnée. Pour les Australiens, Gallipoli ne fut ni un Burke et Wills écrit en caractères gras ni une préfiguration de Dunkerque.

 Le mythe de Gallipoli n’émergea pas progressivement. Il fut gravé dans l’imagination nationale à la suite de la publication en Australie, le 8 mai 1915, du premier rapport sur les débarquements par le correspondant de guerre britannique Ellis Ashmead-Bartlett. Voici quelques unes de ses phrases de son premier rapport :

 Il n’y a eu dans cette guerre aucun fait plus réussi que ce soudain débarquement dans la nuit et la prise des hauteurs...

 Ces rudes troupes coloniales dans ces heures de désespoir, démontrèrent qu’ils méritaient de se battre côte à côte avec les héros de Mons, de l’Aisne, d’Ypres et de Neuve Chapelle...

 Les Australiens étaient déterminés à mourir plutôt que rendre la terre si difficilement gagnée...

 Ces coloniaux sont extraordinairement bons. Sous le feu s’exposant souvent eux-mêmes plutôt que se donner la peine de rester à l’abri de l’escarpement...

 Le général Birdwood dit à l’auteur qu’on ne pouvait assez louer le courage, l’endurance et les qualités de soldats des coloniaux...

 Le courage montré par ces Australiens blessés ne sera jamais oublié...

 Bien que beaucoup d’entre eux étaient atteints, sans espoir de rétablissement, leurs encouragements s’entendaient encore...

 Ils étaient heureux parce qu’on les avait éprouvés pour la première fois et qu’ils n’avaient pas fait défaut.

 Par accident, le rapport télégraphique d’Ashmead-Barlett sur les débarquements de Gallipoli arrivera plusieurs jours avant la version plus prosaïque de l’australien Charles Bean. Il mit en évidence le caractère résolument héroïque du premier rapport. De façon encore plus nette, il mit en évidence le fait que le premier venait non d’un correspondant australien, mais d’un Britannique. Le moment assurément crucial d’une naissance.

 Dans son livre Sens et Non-sens dans l’Histoire Australienne (2006), John Hirst explique le mieux la signification de tout cela. Le débarquement de Gallipoli était la première fois où une unité australienne non incorporée dans une formation impériale était engagée dans une opération militaire. ’L’histoire de la psyché coloniale est le combat pour gérer le dédain de la métropole’ : avant le 25 avril 1915, des questions insidieuses à propos de l’homme australien, son caractère et la tâche d’anciens forçats n’avaient pas été résolues encore. Au 25 avril, elles étaient encore largement présentes. Sous le regard britannique, les Australiens ’avaient été essayés’ et ’n’avaient pas failli’.

 Dans les pages finales du premier volume sur Anzac et Gallipoli, dans l’un des passages déterminants de la littérature australienne, Charles Bean nous amène à la seconde raison pour laquelle les débarquements de Gallipoli sont entrés dans la mémoire collective australienne. Bean pose simplement la question, ’quels motifs les guidaient-ils ? Ce n’était pas nous dit-il l’’amour du combat’. Ce n’était pas la ’haine du Turc’. Ce n’était pas le ’pur patriotisme, comme cela aurait pû être s’ils avaient combattu sur le sol australien’, ’pas plus le désir de gloire’. Qu’était-ce alors ?

 Nous arrivons au passage qui explique le mieux comment Gallipoli a formé la conscience nationale et nous porte au coeur de la conviction nationale :

 Il réside dans le courage des hommes eux-mêmes. D’être cette sorte d’homme qui pourrait céder quand ses compagnons étaient confiants dans sa fermeté...pour avoir fait qu’une autre unité avait dû faire le travail qui revenait à sa propre unité ; pour vivre le reste de sa vie hanté par le sentiment d’avoir engagé une tâche de soldat et avoir manqué de cran pour la mener à bien - telle était la perspective que ces hommes ne pouvaient envisager. La vie était très précieuse, mais la vie ne valait pas la peine d’être vécue s’ils n’étaient pas à la hauteur de l’idée qu’ils se faisaient de l’homme australien.

 Le débarquement convainquit instantanément les Australiens que parmi les colonies éparses de la Grande Bretagne, une nouvelle nation était née. Peut-être encore plus important, les Australiens pensaient que les débarquements démontraient qui ils étaient au monde en général et à la métropole britannique en particulier. On pensait qu’ils révéleraient certaines vérités éternelles sur les Australiens. Ils étaient courageux ; ils étaient virils ; ils avaient l’esprit pratique ; ils étaient laconiques ; ils étaient naturellement égalitaristes ; ils étaient stoïques, ils étaient jeunes ; ils étaient innocents. De plus, dans les pires moments, ils restaient ensemble, comme des compagnons.

 Le grand fait politique de la Fédération avait purement touché l’imagination populaire. C’est seulement à l’occasion des débarquements de Gallipoli que le peuple australien a senti, comme une réalité imaginative, que leur nation était née.

 L’histoire de Gallipoli a été dite de façon quelque peu différente d’une génération à l’autre. Dans les années entre les guerres, on parlait de valeur militaire et de loyauté à l’Empire ; après le Vietnam, dans la version de Peter Weir et David Williamson, sur la trahison de l’Australie par les Britanniques et de la futilité de se battre dans les guerres d’autres peuples. Et cependant, pendant 90 ans, la signification centrale n’a pas bougé. Depuis le moment de sa naissance en un mythe fondateur, Gallipoli a été pour l’identité australienne, une préoccupation centrale, un problème lancinant. L’histoire a duré parce qu’elle a capturé, dans le fond et en dehors du temps historique, ce que les Australiens ont toujours cru être le caractère et les valeurs de fond de la nation. Pour cette raison, l’appétit populaire pour les nouvelles versions de Gallipoli reste apparemment insatiable. Peu d’années se passent sans un nouveau livre ou film sur Gallipoli. Gallipoli est le seul sol sacré d’Australie. Pour les Australiens, le débarquement de Gallipoli est encore, comme il l’était en 1915, l’événement le plus significatif de l’histoire de leur pays.

 Dans la dimension mythique de l’histoire, il n’y a pas de place pour l’amertume envers l’ennemi ; on se souvient de Johnny Turk avec respect, ou même avec tendresse, principalement pour avoir été présent au moment de la naissance de la nation australienne et au moment où les Australiens découvraient qui ils étaient. Les tribulations de l’Empire Ottoman au moment de son agonie ont encore moins de signification que l’épisode de Gallipoli dans l’histoire de l’Australie, ou l’étonnante tragédie ( ?) qui emportait les Arméniens en mêmes lieu et temps, à laquelle les bombardements et le débarquement ont servi de détonateurs critiques.

 Dans l’histoire du monde, il y a une intime liaison entre la campagne des Dardanelles et le Génocide Arménien. Dans la mémoire collective australienne de Gallipoli, le Génocide Arménien ne tient tout simplement aucun rôle. Je suspecte qu’il n’en tiendra jamais aucun.

 Il y a encore une question délicate que je voudrais soulever. Dans le commentaire cité un peu plus haut dans cet essai, Bob Hawke relevait le fait plutôt remarquable qu’à la fois pour l’Australie et la Turquie, Gallipoli jouait un rôle dans la naissance de la nation. Pour l’Australie, j’ai déjà suggéré pourquoi. Pour la Turquie, la raison est même plus directe. Gallipoli était la première des victoires militaires, sous le commandement de Mustafa Kémal, desquelles, éventuellement, après les guerres d’indépendance, la moderne République de Turquie serait sortie.

 Cependant, dans les circonstances de leur naissance, l’Australie et la Turquie partagent un autre héritage. Dans la naissance des deux nations, il y a eu, pour un autre peuple, un horrible prix à payer. Je ne pense pas qu’il y ait une équivalence morale entre la Dépossession des Aborigènes et le Génocide Arménien. Je crois fermement que les histoires de l’Australie et de la Turquie ont été accablés par les ombres portées de ces événements.

 Ernest Renan a suggéré qu’un acte d’oubli peut être trouvé dans la fondation de toutes les nations. Sigmund Freud était d’accord : ’Il est universellement admis que des origines des traditions et du folklore d’un peuple il faut prendre soin de retirer de la mémoire tels motifs qui pourrait être douloureux pour le sentiment national.’ D’après Renan et Freud, tous les pays semblent avoir besoin d’un mythe d’origine noble dont les actes sombres et les ambiguïtés morales ont été effacées.

 Tout au long de son histoire, la République de Turquie s’est efforcée de gérer cette difficulté par une féroce politique d’état de négationnisme par rapport au crime de génocide qui a accompagné et entaché sa naissance. Pendant à peu près 70 ans après la Fédération, l’Australie s’est sortie de ce problème d’une façon quelque peu différente, que WE Stanner appelait ’le Grand Silence Australien’ concernant la Dépossession et ses conséquences, et qu’il décrivait comme ’le culte de la perte de mémoire à l’échelle nationale’. Pendant 30 ans, il semblait que l’époque de la perte de mémoire avait pris fin. Depuis l’enthousiaste embrassade de l’histoire négationniste de Keith Windschuttle, par le Gouvernement Howard et le courant conservateur, cela n’est plus aussi clair.

 Le futur même de la Turquie - qu’elle entre ou non, littéralement et métaphoriquement, dans l’Europe - sera en partie déterminé selon que l’héritage de négation du Génocide Arménien sera transcendé ou conservé. De façon moins dramatique, le futur de l’Australie et le caractère de la nation sera déterminé selon que nous pourrons apprendre, sans faiblir, garder la mémoire du triomphe de Gallipoli et de la tragédie de la Dépossession ensemble dans nos esprits.

Robert Manne a soulevé la première fois la question de Gallipoli et du Génocide Arménien au Conseil de l’Histoire, au cours de la présentation annuelle, Victoria 2006.

Paru sur le site Internet des Nouvelles d'Arménie Magazine
Traduction : G. Béguian

 

 

 

 

 

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