Helen Davenport Gibbons

Les Turcs ont passé par là !...
The red rugs of Tarsus

Quatorzième Partie

Vers l'Egypte

Le 27 mai...

Chère grand'maman,

"La force de l'exemple." Il y a vingt et un jours, c'était là pour moi une phrase sèche n'ayant pas une signification particulière. Mais depuis que l'arrivée de Scrappie a rejeté d'un cran en arrière dans le passé les générations de notre famille, j'ai songé à cette phrase. Si je continue à vous appeler « maman », Scrappie vous appellera ainsi. Dois-je appeler Herbert « papa » et le faire reculer, lui aussi, d'une génération ?

Il me semble que j'ai toujours eu Scrappie. Mai n'est pas encore fini, mais avril me paraît loin, loin. Le courrier d'Amérique vient d'arriver. Il contient des récits des massacres qui me paraissent dépourvus de réalité. L'histoire à propos de nous est absurde : nous n'avons jamais « fui vers le rivage ». Nous n'avons envoyé qu'un câblogramme à Philadelphie et aucun à Hartford. Le câblogramme disait seulement : « Sauvés »,pour calmer votre angoisse ; je comprends maintenant quelle a dû être votre anxiété. Ainsi, vous avez lu que Tarsous avait été rayée de la carte? Ma foi, si le vent n'avait pas tourné, c'eût été fort possible. .

Depuis que j'ai pu tranquillement me reposer étendue sur le dos, j'ai décidé de rayer de ma vie ce mois d'avril 1909. Herbert et moi, nous n'échangeons jamais de souvenirs à ce sujet. Nous ne nous disons pas ce que nous avons vu ni ce que nous avons fait ou senti. Herbert ne m'a jamais dit son histoire complète et il ne me demande pas la mienne.

Naturellement, nous ne pouvons nous soustraire aux résultats physiques des épreuves que nous avons traversées. De même que les cheveux de Herbert ont blanchi, il doit y avoir aussi quelque chose de changé en nous-mêmes. Le temps seul nous dira cela. Mais ce que nous comprenons bien aujourd'hui, c'est notre responsabilité envers les Arméniens. Nous devons travailler en Egypte, en France, en Angleterre, en Amérique pour que le monde entier sache ce que les Arméniens ont souffert et ce qu'ils souffriront encore sous le régime turc. Nous voyons aussi trop clairement le cynisme et la cruautéde la diplomatie européenne. Les diplomates sont la cause des massacres autant que les Turcs. Toutes les grandes puissances sont également coupables, sans distinction. Oui, en Angleterre, en France, en Allemagne, tout cela est égal aux gens ; cela ne les touche pas parce que cela se passe trop loin. Ils ignorent les horribles résultats de la politique égoïste poursuivie par les hommes qui sont à la tête des affaires. Je pense toujours à du sang quand on parle de la diplomatie européenne.

Nous espérons que vous viendrez nous rejoindre en France le mois prochain. Nous ne parlerons pas des massacres ni à vous ni à personne, si ce n'est pour aider le fonds de secours arménien et pour montrer la faiblesse et les méfaits de la diplomatie des puissances en Turquie. Herbert et moi sommes sauvés et nous avons eu notre cher bébé. Notre vie est devant nous et nous en sommes heureux. Nous voulons employer notre temps et notre énergie à de nouveaux devoirs et à de nouveaux problèmes. Peut-être est-ce là l'esprit de la jeunesse. Mais nous sommes jeunes et, ce qui nous intéresse, c'est la génération de notre enfant. La nouvelle vie date du 5 mai, jour où elle nous arriva. Devineriez-vous à lire cette longue lettre que j'écris ce qui va arriver cet après-midi? Je puis écrire parce que je suis, par ordre, immobilisée au lit. Je suis étendue paresseusement dans mon lit, une île entourée de bagages de tous côtés. Près de moi, des valises. Près de la porte, des malles et des ballots. Le bateau russe part ce soir. Il nous mènera à Beyrouth où nous prendrons le bateau italien qui démarre samedi ou peut-être le Portugal des Messageries annoncé pour lundi. Songez! Aller en Egypte pour avoir moins chaud, en plein été !

Notre année est finie. Nous avions l'intention de quitter vers juin de toute manière. Je me porte à merveille et j'ai rapidement recouvré mes forces. La chaleur arrive et nous avons peur d'une quarantaine à Beyrouth ou à Port-Saïd si une épidémie se déclare quelque part. C'est pourquoi il est urgent pour nous de partir tout de suite. Herbert, de professeur de collège, est devenu journaliste. Il s'est arrangé pour faire passer à Chypre des nouvelles qui peuvent être télégraphiées à Paris sans passer par la censure. Il a fait tout ce qu'il a pu et beaucoup de bien a pu être fait grâce à la publicité. Grâce à nous, quand vous ouvrez votre journal, vous ne lisez pas ces simples mots : « Nouveaux troubles en Arménie. » Maintenant, il faut que Herbert etmoi racontions notre histoire et apportions notre témoignage aussi convaincant que possible. Il faut aussi qu'il passe sous les yeux du plus grand nombre d'hommes possible. Nous détestons la réclame personnelle, mais il ne s'agit pas de cela.

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LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons

Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918

Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus

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