Emilie Carlier

Au milieu des massacres
Journal de la femme d'un Consul de France en Arménie

CARNET DE ROUTE
De Constantinople à Sivas
Décembre 1894 - Janvier 1895.


22 décembre. - Emilie vient de faire un petit coup de tête. Sur les instances de la colonie française, M. Cambon m'avait trouvé un poste provisoire ici, pour lui épargner à elle, vu son état, la traversée de la chaîne des monts d'Arménie. Mais voyant que j'étais désolé, au fond, de rester dans une sinécure, quand bientôt peut-être il y aura tant à faire à Sivas, ma femme a exigé que nous partions. Soit, mettons-nous en route !


23 décembre. - En rentrant à l'hôtel, je trouve enfin Lucie (la bonne d'enfant, elle arrive par Marseille) et mon fidèle Panayoti, venant de Beyrouth par le même paquebot. Panayoti, qui est un type de beau gars très avantageux, s'était, paraît-il, monté la tête, sur le compte des appas de la jeune Française. Il est furieux. Il a une grimace comique en me parlant du physique de Lucie, qui pourtant n'est, pas mal, mais dépourvue de cet embonpoint sans lequel une imagination orientale ne conçoit pas la femme. Lucie, au contraire, le trouve bel homme, Fichtre, je crois bien !


24 décembre. - Nous nous embarquons, Emilie et moi, avec nos gens et nos chiens, sur le Tigre, un ancien paquebot défraîchi des mers de Chine. Malgré une pluie battante, un vent soufflant en rafales, tous nos amis sont là sur le quai, venus pour nous serrer la main.;

Ils nous vantent à plaisir la vue que l'on a, d'ordinaire, : en sortant du Bosphore, Seulement le ciel est très sombre, et, avec la pluie, nous ne verrons rien. A six heures du soir, appareillage. Pas moyen de rester sur le pont ! Il faut descendre au salon, mais là, toute une famille grecque est vautrée. Que d'enfants!... Et ils mangent tous. et un tapage !

A bord, nous trouvons, entre autres M. Vilbert, drogman de l'ambassade,, .qui va lui à Bitlis et Sassoun, comme membre de la Commission internationale. Il part enquêter sur les massacres1Cette, mission, parait-il, m'était dévolue, mais mon ignorance de la langue turque m'en a, heureusement, fait exempter. Il se trouve que M, Vilbert est presque un petit cousin d'Emilie.  

 
26 décembre. - A six heures du matin, nous arrivons à Samsoun par calme plat, mais le ciel est menaçant. L'aspect de la ville, en revanche, n'est point désagréable : une longue bande de terre grise, des maisons en torchis, quelques minarets, et, derrière, de hautes montagnes coiffées de neige, les montagnes qu'il va falloir escalader !... 

Le paquebot a jeté l'ancré a un demi-kilomètre de la côte. Voici l'agent des Message- ries, M. de Cortange, un aimable garçon qui nous presse de débarquer, car la barre est presque toujours mauvaise et il craint un coup de vent. L'opération n'offre de difficulté qu'avec Porthos, l'un de nos deux grands dogues, qui ne veut pas quitter le bord. Juste à ce moment éclate un orage monstre. Heureusement nous n'avions pas de parapluies, car ils auraient été traversés... Nous abordons sous les regards d'une foule qui ne crie pas, ne bouge pas et semble piteuse. Ce n'est pas là l'Orient que je connais. La tournure des indigènes est la même que partout, sauf pour les hommes, des culottes à fond plissé, démesuré. Ce doivent être ces malheureux fonds de culotte qui assombrissent leur caractère.

M. de Cortange nous a retenu des chambres dans l'unique hôtel de l'endroit, mais pour la cuisine, il nous faut prendre nos repas chez lui, quoiqu'il soit célibataire. Il a d'ailleurs une excellente cuisinière hongroise, qui serait parfaite sans sa passion pour le poivre. Notre hôte est homme de ressources, plein d'esprit et de bonne humeur. Il ne nous cache pas que nous rencontrerons de grandes difficultés pour nous procurer les voitures et les chameaux, vu la saison.


28 décembre. - Gros ennuis avec la douane. Il faut télégraphier à Constantinople pour avoir la paix. Notre voiture est en bon état. C'est un vis-à-vis que j'ai acheté à Paris, étant prévenu que je ne trouverais point en Orient, à moins d'y mettre un prix fou, aucun véhicule suspendu, capable de résister aux cahots des montagnes d'Anatolie, et, comme Emilie ne peut monter à cheval, cette voiture nous est indispensable.

C'est Panayoti qui la remonte pièce à pièce, et il s'en tire bien; mais reste à installer une petite bâche pour nous mettre à l'abri de la pluie et de la neige, et cela ne va pas tout seul. De carrossier, il n'y en a pas ; peut-être un forgeron fera-t-il l'affaire. Après deux jours de recherches, nous trouvons notre homme. Le gaillard est très bien disposé, il jacasse énormément, il m'appelle Excellence à tour de bras, seulement... c'est jeudi, et il ne travaillera pas demain, jour férié des Musulmans, ni dimanche, jour férié des orthodoxes, ni samedi qui, se trouvant entre deux jours fériés, est férié lui-même. Attendons à lundi.


29 décembre. - Négociations avec des chameliers et des voituriers. Il nous faut 16 arabas (chariots à boufs, sans ressorts, avec bâche) et 38 chameaux. On nous demande des prix fous, deux mois de mon traitement et, dame, je n'ai pas d'indemnité de voyage ; alors je ne sais trop comment faire.


31 décembre. - Comme c'est la fin de l'année, le forgeron est toujours en fête. Panayoti va m'en chercher un autre dans la montagne, très habile, paraît-il, du moins c'est lui qui le dit. Cet homme demande 300 francs pour faire les barres de soutien de la bâche. Je l'envoie promener. Enfin, on me découvre un individu borgne qui, pour quatre pièces de cent sous, se charge du travail.


1er janvier 1895. - Grand'messe consulaire chez les Capucins italiens. Plusieurs résidents levantins (protégés de France) ont organisé une maîtrise où ils chantent de très passionnés airs d'opéras de Verdi. ça va tout de même! M. de Cortange, étant agent consulaire, reçoit aujourd'hui beaucoup de visites. Quand on apprend que nous allons partir pour Sivas, on nous dit pis que pendre de ce « sale » pays. D'abord, pourrons-nous y arriver avec la neige?


2 janvier.- Départ de nos bagages en arabas et à dos de chameaux, derniers achats, ustensiles de cuisine, provisions de bouche ; le temps est froid, - 8°, mais superbe.


3 janvier. - Adieux à tous les amis. Ils nous dissuadent de nous mettre en route le lendemain qui est un vendredi, mais Emilie n'est pas superstitieuse pour deux sous.


4 janvier, 10 heures matin. - Payement à l'hôtel de la douloureuse et départ. On croirait que nous allons explorer des déserts. Toute la population est là. Nous formons une vraie caravane. En tète, 15 gendarmes à peu près vêtus, avec le fez sur la tête et des cordons de cartouches eu écharpe. Ils sont commandés par un lieutenant à grandes oreilles, armé d'un sabre rouillé, et qui caracole; Ils n'emportent pas de vivres, c'est moi qui dois les nourrir.

Derrière, vient notre voiture qui a grand chic avec ses rideaux de tente. A droite et à gauche, nos deux cawas, Panayoti, élégant, très fier, l'air d'un officier russe, et un grand Circassien athlétique, Mehemet, en longue tunique rouge, la ceinture bardée de cartouches et de poignards comme Tartarin, mais l'air moins fendant. Panayoti et Mehemet tiennent leur carabine droit sur la cuisse. Derrière, suivent quatre arabas et leurs conducteurs : sur le premier le pavillon français, un beau pavillon de soie tout neuf qui claque au vent. Dans le deuxième est notre cuisinier, un Arménien embauché à Samsoun et flanqué de sa famille. Puis nos deux grands toutous gris, de l'espèce Bismarck, l'air un peu inquiets, embêtés comme s'ils se doutaient que la trotte va être longue, mais dignes pourtant et marchant en rang. Puis la voiture de la literie et celle de la cuisine.

La route se déroule pleine de fondrières, bientôt elle commence à monter. En avant, à la grâce de Dieu !


.   .   .   .

Voici des caravanes de pauvres gens, des Chrétiens, je pense. Aussitôt les gendarmes, je ne sais pourquoi, courent sur eux, les injurient. Ils font du zèle, sans doute, pour avoir de moi un bon backchich à la façon des pachas ;

je dois calmer mes cawas qui, pour n'être pas en reste, commençaient a donner du fouet sur les gens. Ah non ! mais je ne peux pas empêcher qu'ils ne crient à tue-tête que Monsieur le Consul veut passer. Il paraît qu'il y a nombre d'Arméniens et de Grecs parmi ces Chrétiens.

La pluie, une vraie pluie.

.   .   .

A une heure, les secousses de la route nous donnent crânement faim, mais on ne mangera qu'à la halte. On monte toujours. Ici, nous disons adieu à la mer, mais sans phrases, car la faim nous tenaille. Enfin nous apercevons en bas, dans une étroite vallée, le khan où. l'on s'arrêtera.


Le khan. - Des chambres en boue séchée, un sol en boue qui ne l'est pas - séchée! On ouvre les boîtes de conserves. Déjeuner frugal auquel les gendarmes font honneur. On croirait qu'ils ne mangent pas tous les jours... On repart, mais la pluie devient de la grêle, ce qui énerve les chevaux qui menacent de nous faire rouler dans les ravins, d'autant plus que les Ponts et Chaussées turcs considèrent les parapets comme de vaines superfluités. Que dirait mon père, s'il voyait cela2 ? Le cocher maronne, il dit que nous sommes trop chargés, et la pauvre Lucie doit nous quitter pour s'en aller dans un araba. Il faudra qu'elle reste, là étendue sur le dos - la seule posture connue en araba - jusqu'à Sivas. Une autre gémirait. Elle, elle restera de bonne humeur tout le temps. A une halte, je lui demande si elle s'ennuie - car elle n'a pour causer que le conducteur, un Kurde farouche qui ne desserre pas les dents - la brave Bourguignonne, une payse d'Emilie, me répond : « Ah ben, m'sieur, j' cause avec le pavillon que je vois au travers de la toile !» En effet, c'est sur son araba que flotte le drapeau. Gentille, cette idée!


Tchalla-khan. - La première de nos sept nuits en campagne. La chambre est en torchis. Elle n'a à sa fenêtre que deux carreaux sur six ; je suis furieux, mais Emilie observe avec sa douée tranquillité qu'elle pourrait n'en pas avoir du tout. Par exemple, impossible de faire du feu. Nous avions acheté à la Ménagère un réchaud perfectionné, mais nous avons oublié les mèches... Panayoti essaye d'en fabriquer une, l'officier de zaptiés aussi (son estomac y est intéressé), mais pas mèche !

Eh bien, on mangera froid. Et Panayoti de distribuer aussitôt la besogne à chacun, à l'officier comme aux autres. Il est étonnant d'aplomb. C'est le type du débrouillard. Il s'entend d'ailleurs très bien, quoique chrétien, avec Mehemet, Circassien musulman, qui subit sans rechigner son ascendant.

Je veux aller faire un tour dans le village, mais il paraît qu'il n'est pas sûr; alors l'officier commande une escouade et m'emboîte le pas. Zut! ça n'est pas drôle, une promenade pareille. Je les plante là.

Emilie fait connaissance avec le lit de camp, une toile et un maigre matelas. Elle prétend qu'on y est très bien.

Extinction des feux. Essayons de dormir..

- Hein ? Qu'est-ce que c'est ?

C'est Lucie qui, dans sa chambre, n'ayant rien qui ferme, a un peu peur, peur des gendarmes! Elle demande si Madame veut bien lui donner un chien. « Mais oui, Lucie, prenez-les tous les deux. - Oh ! non, Madame, gardez-en un! - Pourquoi faire ? J'ai mon mari! - Oh! Madame, si Monsieur entendait !...

Sous sa couverture, Monsieur a parfaitement entendu ; aussi il proteste, Monsieur. Mais Emilie éclate de rire, Lucie aussi, et alors je me borne à un sourd grognement.

maurice et émilie carlier


5 janvier. - Nous partons à 6 heures du matin, en pleine nuit, car l'étape sera très longue. ça, vraiment, c'est dur de se lever encore tout courbaturé. Ma pauvre Emilie se sent bien lourde et bien dolente... Elle demande un quart d'heure de grâce. Pas moyen de le lui accorder.

Temps superbe, belle levée de soleil ; on monte, on monte toujours dans la neige. Panayoti prend un air tragique et roule des yeux furieux, son bonnet d'astrakan en casseur sur l'oreille, pour dire qu'à monter ainsi, nous arriverons au ciel avant d'arriver à Sivas. Il est très amusant. Il ne rit jamais, d'ailleurs.

Soudain un craquement, la voiture s'arrête net ; le cocher descend et s'arrache les cheveux. Qu'y a-t-il ? Il y a que le timon est cassé et il déclare qu'il ne peut pas continuer. Il réclame le timon de rechange. Panayoti le lui refuse, mais lui offre à la place les injures les plus variées ; puis il rafistole le timon avec des cordes, tout en déclamant comme un héros d'Homère ; cela fait, il ordonne au cocher de trouver idéal son timon rafistolé. Et nous voilà partis.

Enfin nous parvenons a une crête; Là une grande plaine, au fond Kawak. Nous apercevons un groupe nombreux de cavaliers, c'est le relais des gendarmes. L'officier fait ranger ses hommes, tirer les sabres, - le sien, il ne peut pas y arriver - et le nouveau cortège, après nous avoir salué, nous emboîte le pas.

Ce soir, cela me fera deux troupes à nourrir !

Nous croisons une caravane qui a 97 chameaux. Que de chameaux, bon Dieu ! Un peu plus loin, tandis que nous grimpons une rampe assez raide, nous apercevons sur la colline en face un étendard tricolore qui s'agite. Vif étonnement. Que fait ce drapeau se baladant au milieu de ces rochers ? Je prends ma lorgnette et reconnais le convoi de nos bagages parti avant nous de Samsoun.

Voici Amassia3 . Il y a là quelques religieuses françaises et italiennes. Nous les voyons arriver toutes désolées, confuses. Si au moins nous avions prévenu, on nous aurait fêtés ; mais le pays est si pauvre, si pauvre on n'a rien, Monsieur le Consul !

C'est justement pour cela que je n'ai pas prévenu. Au contraire, c'est nous qui invitons la supérieure. Ce sont des Oblates de l'Assomption. Ces bonnes dames, qui choient beaucoup Emilie, vont envoyer un exprès à l'étape prochaine. Elles nous disent tout bas qu'il faudra faire attention vers certain défilé. « On a un peu assassiné sur la route ces temps-ci. » Joli ce un peu... Drôle de pays'


7 Janvier. - A midi, le temps est superbe et doux. Les glaçons des bâches de la voiture fondent. Tous les buissons pourtant sont couverts de givre. Partout, on entend les perdrix rappeler. On les voit courir affairées. Malheureusement je n'ai que des balles, et tirer des perdrix à balle !

En arrivant, au défilé, je fais, sans bruit, charger les armes pendant que je tâche d'occuper l'esprit d'Emilie par une conversation enjouée. Elle m'écoute gravement, puis, avec son calme ordinaire : « Tout cela, mon ami, c'est pour que je ne voie pas, n'est-ce pas, qu'on met des cartouches dans les fusils ?»

Nous avons passé sans encombre. Allons, tant mieux !

A déjeuner, le lieutenant turc, à qui je passe poliment la boîte de confitures, se sert avec ses doigts... Il en a repris, le misérable!

Emilie a fait comme si elle n'avait pas vu...


Dejebel-khan. - Village circassien ; sur les terrasses, de jolies filles sans voiles.

A 3 heures, un cavalier arrive à toute bride. Il nous apprend que les Révérends Pères nous attendent de l'autre côté de la rivière.

Présentations. Très déguenillés, mais aimables, et émus jusqu'aux larmes de voir des Français, ces Révérends. Ils m'offrent l'hospitalité. Emilie et Lucie iront chez les soeurs. Là, réception et acclamation par les élèves. Allocutions en français. Je dois, à mon tour, y aller d'un laïus. Je m'en suis bien tiré, à mon avis, mais Emilie trouve que, faiblard et rabâcheur, j'ai plutôt compromis le prestige.

Puis les visites, le Gouverneur, l'Archevêque arménien qui parle italien et m'appelle Sua Majesta. Rien que ça ! Voyez donc un peu. et Emilie qui prétendait que je compromettais le prestige !

L'Archevêque nous engage à rester à Tokat. Il prétend que jamais nous ne franchirons les cols. Depuis huit jours, personne n'a pu passer, il y a un mètre de neige et des bandes de loups. C'est aussi l'avis des gendarmes et de tous les charretiers; mais Emilie, jusque-là, n'a pas trop souffert, et le temps presse. Vrai ! nous serions frais, si elle me donnait un héritier dans la montagne !


  9 Janvier. - Nous voilà à 2.000 mètres. La voiture entre dans la neige comme dans du beurre, les chevaux sont à bout et un des ressorts est faussé.

Tout le monde, les gendarmes, moi, Lucie, nous poussons à la roue. Emilie met la main devant ses yeux pour ne pas voir le précipice. Elle veut me faire croire que ça va très bien, mais elle a une fichue mine et elle claque des dents. Elle fredonne tout de même un petit air. Du moins, elle essaie...

Nous croisons les traces d'une grande bande de fauves, mais nous n'en voyons pas un seul.

Diable ! Emilie ne chante plus. Le froid l'engourdit et elle s'endort. Je lui frotte les mains, la figure avec de la neige pour éviter la congélation. Le fait est qu'il y a 24 degrés au-dessous de zéro. ça commence à compter.


.   .   .

Entre nous, nous avons eu là un fichu moment!...


11 Janvier. - Un cavalier avec une escorte, figure fine, distinguée, un peu en lame de couteau, c'est M. Habib Suifi, un Syrien, drogman du consulat de France, venu au devant de moi. Nous approchons, en effet, de Sivas. Il m'informe qu'un peu plus loin, à une ferme modèle que vient de créer un Turc, jeune élève de Grignon, drôle de type, pas plus agriculteur que ma pantoufle, m'attendent les religieux français, le délégué du Gouverneur général, un colonel représentant le général de division, les notables et une garde d'honneur, sans compter les gamins, mendiants, etc. Les zaptiès forment leurs rangs et je prends un air de circonstance..

Voici là ferme modèle. Tout le monde descend. Je serre la main du consul Américain, mon seul collègue à Sivas, un homme qui paraît très doux, très las, ennuyé, pas Américain du tout. Voici un inspecteur des tabacs, Belge ; l'agent de la Banque Ottomane, Belge ; le représentant de je ne sais quoi, Belge. Que de Belges ! J'apprends qu'il n'y a pas un Français dans le pays, hormis les missions. Des Belges, moi qui suis de Dunkerque, c'est presque des compatriotes.

Nous entrons dans la ferme : sirops, cafés, liqueurs !... Comme tout ce monde paraît heureux de nous voir! On avait si peur de rester tout l'hiver sans consul de France. Très flatté, ma foi ! Nous tâcherons de justifier la confiance.

Et maintenant, en selle !

 

sivas, arménie

sivas. - Le campement d'été du consul.

 

Moulin de Sivas

sivas. - Le moulin de Riffat-Pacha   sur le Kizyl-Irmack

 

 

D'abord, 50 gendarmes à cheval, les cawas des deux consulats, quantité d'indigènes qui font fantasia et toutes les voitures de la contrée.

Bon Dieu ! De la musique ? Mais oui, un orchestre, un peu dépareillé, il est vrai. Un violon, une clarinette et un piston : la musique municipale de Sivas.

Et la population chante en choeur : « Partant,pour la Syrie, le jeune et beau Dunois... » Bien en retard, ; ces bons Arméniens' !.. A moins que, comme on me l'a dit, ils ne soient testés très napoléoniens. Napoléon III avait des vues sur eux. II voulait les employer à combattre les Russes.

.   .   .

Pas propre, la ville ! Nous approchons de ce qui sera notre domicile, une large maison banale à. un étage. Mais crac, au tournant, le cocher accroche. Fureur de Panayoti. Mauvais signe !... Mais voici une autre musique qui éclate et couvre la musique municipale, c'est la fanfare arménienne (des jésuites), qui joue un pot-pourri.

Là, re-réception, re-sirops, re-speechs. Cette fois-ci, j'ai préparé mon affaire, il me semble que ça a du souffle, c'est presque beau. Non ?... Décidément, elle est difficile, Madame
la consulesse !   

Enfin seuls! Allah y Allah!... Tout de même, c'était un peu fou cette expédition ; nous devions rester en route, et nous y serions restés sans l'énergie de ma femme. Elle m'a renversé... Personne ne veut croire que nous n'avons mis que sept jours à parcourir les 400 kilomètres de cet aimable trajet.

Nous voici au chef-lieu du vilayet, Sivas, sur le Rizyl-Irmack, 16.000 habitants, 1.300 mètres d'altitude, l'ancienne Sébaste, l'antique capitale de l'Arménie première, l'endroit historique où Pompée vainquit Mithridate, où Tamerlan fit une pyramide de cent mille têtes. Ouf !... J'ai eu tous les prix d'histoire au collège... Sivas, ma résidence, ou plutôt mon poste de combat, puisqu'il paraît que nous devons nous attendre à tout, dit M. Cambon.
Il est vrai que, règle générale, quand on s'attend à tout, il n'arrive rien !

Demain, Te Deum chez les religieux et distribution solennelle, par moi, de diplômes de l'Alliance française, puis de médailles d'honneur aux cinq soeurs de Saint-Joseph-de-Lyon, braves filles, toutes des Françaises, sur lesquelles chaque année le typhus ou le choléra, attrapé à soigner les pouilleux indigènes, prélève quelque victime. J'ai l'ordre du ministre de leur dire « que le gouvernement français les admire ».                     

On peut toujours le dire..., n'est-ce pas ?

Puis commencera notre installation, nos visites, et alors, monsieur ou mademoiselle bébé, fera, je l'espère, sans encombre et surtout sans anticipation, ce qui serait parfaitement indiscret, son entrée dans le monde.

Allah y Allah! 

 Maurice CARLIER.

1)
ndlr : Ce qu'on a appelé les affaires de Sassoun. Sassoun (qu'il ne faut pas confondre avec Samsoun, port: sur la mer Noire) ou plutôt le Sassoun, est un pays très à l'ouest du lac de Van, où des massacres eurent lieu en octobre 1894. L'enquête, rédigée en français, fut publiée par le gouvernement anglais, Livre bleu, 1895, et par le gouvernement français, Livre jaune, 1897.
2)
ndlr : M. Carlier père est un haut fonctionnaire retraité du corps des Ponts et Chaussées
3)
ndlr : Ville importante où, quelques mois plus tard, quantité d'Arméniens furent massacrés après des supplices horribles
Carlier, émilie. Au milieu des massacres, Journal de la femme d'un Consul de France en Arménie. Paris, Félix Juven, 1903
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