Antony Krafft-Bonnard

L’Arménie à la Conférence de Lausanne

« Une des voix helvétiques les plus vigoureuses qui perpétuent le message universel du destin particulier des victimes et apatrides arméniens est le pasteur vaudois Antony Krafft-Bonnard (1869-1945), le directeur des deux foyers d'orphelins arméniens à Begnin et à Genève que financent des philanthropes suisses. Il fustige les pièges d'une realpolitik myope, en particulier le traitement des réfugiés apatrides par la Conférence. Devant les succès de l'ethno-nationalisme radical en Europe dans les années 1930, Krafft-Bonnard se comprend de plus en plus comme un solitaire dans le désert, mais dont le témoignage resterait d'autant plus important. »

Hans-Lukas Kieser

Le peuple arménien attendait avec impatience l'ouverture de la Conférence de Lausanne en novembre dernier, car il espérait que la paix qui devait y être signée entre les Puissances occidentales et la Turquie serait pour lui la paix de la délivrance.

La question arménienne se présentait alors avec une simplicité tragique. C'était un problème de haute politique internationale qui se ramenait à une revendication de justice élémentaire. Une vieille nation, opprimée depuis des siècles, demandait la liberté ou, de façon plus précise encore, le droit de vivre.

Le moment était solennel. Ce que les Arméniens réclamaient se résumait dans cette seule requête : Un foyer national, quelque part, si petit fût-il, mais un foyer où le peuple pût subsister en paix et jouir de son indépendance. Ils avaient certes le droit de vouloir qu'on leur accordât cette modeste patrie, dans l'un quelconque des immenses territoires qui formèrent jadis le royaume de leurs pères. Ils avaient le droit d'attendre que les diplomates européens et américains missent au premier rang de leurs préoccupations le sort d'un peuple depuis si longtemps persécuté et notamment décimé par les massacres et les déportations de 1915. Ne s'étaient-ils pas battus durant toute la guerre pour la cause de l'Entente, et ne pouvaient-ils pas compter que celle-ci se souviendrait des sacrifices accomplis pour sa cause ? Et puis, des promesses nombreuses et précises leur avaient été faites par tous les gouvernements alliés, et ces dernières constituaient - ils n'en doutaient pas - de ces engagements solennels qui ne sont pas de vaines paroles et qu'on ne saurait renier.

Forts de leurs droits, au nom d'une nation presque à l'agonie, d'innombrables exilés, de milliers de veuves et d'orphelins, les patriotes arméniens se présentèrent à la Conférence avec la ferme assurance que l'Europe et les Etats-Unis ne les abandonneraient pas dans leur malheur. Les amis du peuple martyr, représentés spécialement par le Comité Exécutif de la Ligue Internationale Philarménienne, multiplièrent leurs efforts pendant toute la durée des négociations pour soutenir cette cause de justice et pour essayer de réparer quelque peu le tort causé aux Arméniens par les atermoiements et les lâchetés de la politique de ces dernières années. L'opinion publique, dans le monde entier manifesta sa sympathie et affirma son espoir. Les Eglises chrétiennes de toutes confessions et de toutes nuances s'unirent dans un vaste pétitionnement qui représenta 5 à 6 millions d'adhérents, pour supplier la Conférence de Lausanne de résoudre cette question, véritable scandale pour la conscience de tous les hommes de bonne volonté.

Les délégués des Puissances Alliées et Associées convenaient eux-mêmes, unanimement, que la création du Foyer national en Arménie était non seulement une solution légitime, mais que, seule conforme aux engagements officiels de leurs gouvernements, elle pouvait seule amener un apaisement réel et durable dans les relations entre les peuples du Proche-Orient.

Il était donc permis d'espérer que la Conférence de Lausanne confirmerait l'article 88 du Traité de Sèvres, qui assurait l'indépendance et l'autonomie de l'Arménie dans les frontières fixées par l'arbitrage du Président Wilson. Cette foi en la justice, nous voulions l'avoir. Il nous paraissait impossible, en effet, d'admettre alors que l'idéal de justice et de liberté, au nom duquel des millions de jeunes gens se sont sacrifiés de 1914 à 1918, serait tout à fait obscurci par l'affairisme de notre temps, et que le programme de liberté et de respect des peuples serait remplacé définitivement dans cette Conférence de la Paix par celui des groupements d'intérêts matériels.

Sans nul doute, les patriotes arméniens et leurs amis savaient qu'ils se heurteraient à de grosses difficultés. Mais, convaincus de la valeur éternelle de leur cause, puisqu'elle est celle de la vie même d'un peuple, ils ne voulaient pas envisager un instant l'idée d'une défaite. Ils comptaient que, peu à peu, pendant ces longs mois de discussions publiques ou privées, les esprits se rapprocheraient, et que les délégués orientaux finiraient par comprendre qu'il était dans l'intérêt même de la Turquie de donner enfin satisfaction au peuple arménien, que c'était là le meilleur moyen d'assurer, dans la liberté et le respect des droits de chacun, une collaboration efficace pour la restauration du Proche-Orient.

L'avant-veille de l'ouverture de la Conférence, les délégués de la Ligue Internationale Philarménienne eurent un entretien avec la délégation turque et essuyèrent d'emblée un refus catégorique d'accorder la moindre liberté au peuple arménien dans un territoire indépendant. C'était le ton très élevé du vainqueur décidé par avance à n'admettre aucune discussion sur ce sujet. Il n'y avait pas lieu de se décourager si vite ; au contraire, on pouvait espérer qu'au cours des séances futures, le verbe se ferait moins haut. Ce fut le contraire qui arriva, et, le 6 janvier 1923, dans une séance de triste mémoire, le délégué de la Turquie manifesta, en quittant brusquement la salle des délibérations, le refus définitif d'obtempérer au désir, pourtant si nettement exprimé par tous les délégués alliés, de donner au peuple arménien un Foyer national quelque part en Turquie. C'était enterrer la question arménienne. Celle-ci fut dès lors rayée des ordres du jour et elle ne figure pas non plus à ceux de la nouvelle Conférence qui s'est ouverte le 23 avril à Lausanne.

Pourquoi cette défaite ? La réponse est, hélas, facile. A Lausanne, ce n'est pas une Entente victorieuse qui a discuté avec le Turc ou le Russe. Les diplomates l'ont du reste avoué. «On nous demande de réparer l'irréparable.» « Nous ne sommes pas ici pour imposer des conditions, mais pour en subir. » « Le Turc ne cède que devant la force. Or, nous n'en avons point à lui opposer. » « Impossible de recommencer la guerre. » « On ne peut faire la guerre pour les Arméniens. » « Nous reconnaissons toutes nos promesses et tous nos engagements, mais nous sommes impuissants à les tenir. » « Il n'y a rien à faire, il faut capituler. » « Il faut à tout prix arriver à conclure la paix. » « Evidemment, les Arméniens sont sacrifiés. »

Telles sont quelques-unes des phrases par lesquelles les représentants de l'Occident et de l'Amérique confessaient leur impuissance. Au reste, les Arméniens n'ont pas été les seuls vaincus de la Conférence de Lausanne, car elles sont nombreuses les autres questions sur lesquelles l'Europe a dû céder devant la superbe du Turc qui se flattait d'avoir, par sa victoire sur la Grèce, remporté un triomphe sur l'Europe entière.

Ce résultat, qui n'a rien de glorieux, est dû en grande partie au mouvement turcophile qui s'est développé dans notre Occident tôt après l'armistice, et contre lequel nous ne cesserons de protester de toute notre énergie. Mais qu'on nous comprenne bien. Nous sommes turcophiles, nous aussi, en ce sens que nous éprouvons une profonde sympathie pour un peuple certainement malheureux qui souffre, qui a besoin d'être compris et secouru, qui fut et qui est encore victime d'une administration intolérable et d'un état de choses dont nous souhaitons la transformation au nom de l'humanité. Mais la turcophilie actuelle et quasi-officielle, responsable du gâchis présent, est un mouvement d'une tout autre nature. Elle est inspirée beaucoup moins par une amitié sincère pour le peuple turc que par la poursuite ardente et cupide d'intérêts matériels que l'on cherche à exploiter, souvent au préjudice de cette même Turquie que l'on prétend soutenir. C'est, en définitive, un empressement hypocrite qui a faussé la situation et contre lequel nous comprenons fort bien que les Turcs eux-mêmes se dressent avec indignation. Ce que, en Amérique et dans notre Occident, on aime véritablement en Turquie, ce sont les concessions de tous genres, les territoires à coton, les mines de cuivre et les puits de pétrole. Lorsqu'on tend la main au Turc, c'est en général pour le flatter dans l'espoir d'obtenir de lui quelque faveur, le remboursement de dettes, le paiement d'intérêts, ou pour s'assurer un privilège de premier occupant, dans quelque bon territoire où il y a de l'argent à gagner. Nous savons, car nous l'avons entendu de nos oreilles, que ce sont les prétendus turcophiles qui ont les mots les plus durs et les jugements les plus sévères à l'égard des Turcs, tandis que, par un contraste qui ne manque pas d'ironie, nous connaissons des Arméniens qui n'hésitent pas à rendre hommage à des voisins ottomans avec lesquels ils auraient pu entretenir des relations faciles, si celles-ci n'avaient été constamment troublées par les ordres des autorités politiques et religieuses.

A Lausanne, nous avons assisté en réalité à une lutte d'intérêts financiers, où les préoccupations de justice, de droit et de liberté tenaient souvent bien peu de place. Et si aucun traité n'est encore sorti de ces délibérations, c'est précisément parce qu'il n'y a pas eu de principe supérieur dirigeant et inspirant les débats. Tout ne fut que calculs, rivalités et conflits entre groupements et oligarchies financières plus ou moins anonymes.

Des efforts spéciaux ont été tentés pour que des représentants de la haute finance se décident à intervenir en faveur de l'Arménie, en parlant aux Turcs comme l'eût fait un général qui aurait eu voix au chapitre. « Accordez le Foyer national aux Arméniens, sinon c'est le canon qui vous y obligera » eût dit un général, car c'est ainsi que l'on s'exprime quand on a derrière soi une armée. « Donnez-nous satisfaction au nom de la justice et de l'humanité, sinon vous n'aurez pas un centime pour la restauration de votre pays ! » Ainsi auraient pu s'exprimer, semble-t-il, les puissants financiers d'Europe ou d'Amérique, d'Amérique surtout, s'ils avaient accepté de subordonner leur amour des bonnes affaires à la voix si claire de la conscience et à l'appel si simple du coeur.

Mais, malheureusement, il est plus facile d'obtenir une intervention' de ce genre de la part d'un soldat que de celle d'un homme d'affaires. Cette remarque nous rappelle un mot odieux qui fut prononcé un jour à Lausanne : « S'il faut faire la guerre pour avoir Mossoul, nous aurons au moins une alliée: ce sera l'Arménie.» On escompte ainsi le sang de l'opprimé pour accaparer les biens de l'oppresseur. Du reste, pendant la guerre, ils sont nombreux les soldats qui ont sacrifié leur vie en ignorant qu'ils étaient les victimes de ces puissances occultes d'intérêt matériel. Un soldat allié qui servait dans le Proche-Orient en 1919-1920, nous faisait part naguère de son effarement, lorsque la garnison à laquelle il appartenait se vit attaquée par une troupe turque, commandée par des Allemands, et dont les armes et les munitions étaient d'origine anglaise. Ce brave garçon croyait naïvement que les Allemands et les Turcs étaient vaincus et que les Anglais étaient des alliés. Il ne savait pas que, lorsque c'est l'affairisme qui règne, tout est troublé, le désordre est entretenu, et les situations les plus claires deviennent obscures. Ces considérations justifient toutes les craintes pour l'avenir. La Conférence de Lausanne aboutira-t-elle cette fois à un traité de paix ? C'est possible, mais sera-ce vraiment la paix, et pour combien de temps ? Nous l'ignorons. Nous avons en tout cas le droit d'être inquiets, car le désordre subsiste et les causes de guerre demeurent vivaces. Nous ne pouvons oublier les expressions de haine et l'exaspération de certains représentants de l'islamisme ou du bolchevisme à Lausanne ; et en présence de la défaillance de l'Europe, de la lâcheté évidente avec laquelle on a sacrifié un peuple que l'Europe et les Etats-Unis s'étaient engagés à protéger, nous nous demandons avec angoisse comment nous sortirons de cette effroyable situation ? Quel avenir pouvons-nous attendre pour notre civilisation occidentale et pour la chrétienté ?

Mais revenons à l'Arménie, et voyons quelle fut la conséquence de l'attitude des Turcs à la Conférence de Lausanne et de la capitulation des Puissances alliées. Hélas ! en un mot, c'est un désastre. Les plus pessimistes parmi les amis de l'Arménie n'ont jamais prévu un pareil malheur. En 1914, il y avait, en Asie Mineure, deux millions et demi d'Arméniens. Aujourd'hui, on n'en trouverait guère 50.000 dans l'intérieur du pays, auxquels il faut en ajouter 80.000 environ à Constantinople.

Le nombre des victimes des massacres et des déportations dépasse un million et demi. Les survivants ne sont plus qu'un peuple dispersé, hors de Turquie.

300.000 environ sont réfugiés dans la petite République arménienne du Caucase, sur territoire russe, et actuellement soviétisé. Les autres se sont enfuis en Syrie, en Egypte, à Chypre ; ils sont très nombreux en Grèce, dans les Balkans, dans nos pays d'Occident et en Amérique. Il n'y a plus de place pour eux en Turquie dont ils ont été chassés ou qu'ils ont dû fuir en abandonnant tous leurs biens. Les Comités de secours européens et américains, obligés d'évacuer tous leurs orphelinats, ont transporté des milliers d'enfants en Grèce, à Chypre, à Corfou, en Suisse et ailleurs. Le peuple arménien erre sans patrie, sans foyer, sans famille, sans « papiers », sans état civil, sans ressources et sans travail. Nombreux sont ceux qui meurent, victimes de privations, de mauvais traitements, d'épidémies, de tuberculose ou d'épuisement, par suite de leurs tortures morales.

Il n'est pas possible de décrire un pareil malheur, d'autant plus désolant qu'il est le résultat d'une effroyable iniquité et d'une lâcheté qui est la grande abomination de notre époque, la grande honte de notre chrétienté. Les Puissances officiellement représentées à Lausanne ont dû abdiquer et ont avoué aux représentants de la Ligue Internationale Philarménienne qu'elles n'avaient aucun conseil à leur donner, aucun programme à leur proposer, et que le problème politique de l'Arménie était malheureusement résolu par le fait de l'expulsion des Arméniens de leur propre pays. C'est l'achèvement du programme formulé en 1915 par le gouvernement de Constantinople lorsqu'il décida de régler la question arménienne par l'extermination de ce peuple. Voilà où nous en sommes. Dans une dernière entrevue avec un membre de la délégation turque, plusieurs questions lui fuirent posées.

« Que faut-il faire, maintenant, de ces pauvres gens qui, après avoir vécu 3.000 ans dans votre territoire, viennent d'en être expulsés ?» - « Eh bien ! a répondu le Turc, prenez-les chez vous, donnez-leur l'hospitalité, ils sont à vous. Les Arméniens sont vos frères ; il y a si longtemps que vous déclarez vouloir les protéger, tous vos gouvernements leur ont fait tant de promesses ; montrez que vous ne vous contentez pas d'intentions et de paroles et que vous savez agir ! »

Comme nous lui demandions encore si les Arméniens pourraient du moins revendiquer leurs droits de propriété, le délégué turc a déclaré qu'il n'y fallait pas songer. Donc, aucune réparation possible, aucune restitution, aucun de ces droits d'héritiers que ces milliers d'enfants posséderaient légalement dans tout pays civilisé, rien : tout est perdu.

Il faut évaluer à plus de 10 milliards les biens dont les Arméniens ont été dépouillés depuis 1915.

Il résulte de tout cela que la question arménienne, depuis l'échec de la Conférence de Lausanne, est entrée dans une phase nouvelle. Si auparavant elle était avant tout une affaire de politique internationale, elle est, à cette heure, devenue essentiellement un devoir d'humanité. Ce qu'il faut aujourd'hui au peuple arménien, ce n'est pas la solution d'un problème politique, car à cet égard nous ne nous faisons plus d'illusions et nous n'espérons plus rien de la Conférence de Lausanne.

Toutefois la période dans laquelle nous sommes doit être considérée comme transitoire. Il s'agit d'aller au plus pressé et de sauver de la mort, en arrachant à la famine, à la maladie, à la démoralisation, le plus grand nombre possible de ces victimes innocentes du jeu infernal de la politique d'argent qui mène notre monde à la perdition. Mais la question arménienne reste ouverte et, comme le Proche-Orient est toujours un coffret à sur prises, des événements imprévus peuvent surgir d'un moment à l'autre, qui permettront de la remettre à l'ordre du jour d'une nouvelle Conférence.

Il appartient aux représentants officiels du peuple martyr, aux vaillants patriotes qui ne cessent de lutter pour leurs frères, d'avoir l' œil ouvert et de se tenir prêts à saisir la première occasion favorable pour faire entendre de nouveau leurs justes revendications. Car le véritable Arménien est intimement convaincu que son peuple a une mission séculaire à accomplir dans le Proche-Orient, mission de civilisation et de christianisme, et, chose extraordinaire, le sentiment de cette mission se rencontre presque toujours chez le jeune orphelin qui n'a qu'un désir : se hâter de s'instruire pour retourner dans son pays.

Quant aux amis de l'Arménie, ils ne doivent négliger aucun effort pour rappeler sans cesse à la chrétienté d'Europe et d'Amérique son devoir d'intervention et de réparation.

Mais, en attendant, il faut que, dans chacune de nos nations, on sente le devoir de tendre la main à tous ces déracinés pour les aider à supporter leur indicible épreuve, à ne pas perdre courage et à se fortifier pour des jours meilleurs.

Nous tenons à rappeler ici les principes qui sont à la base de la Ligue Internationale Philarménienne, parce que c'est en leur nom et en nous appuyant sur eux que nous poussons ce cri d'alarme et adressons un vigoureux appel à tous ceux qui sentent le besoin de réagir contre l'esprit de Mammon, qui transforme en vulgaires foires à chantages et à marchandages des Conférences où devrait uniquement se manifester ce besoin supérieur de justice qui seul élève les nations et sauve les peuples.

La Ligue Internationale a inscrit dans ses statuts les principes suivants :

« En présence de ces faits, les amis des Arméniens, dans le monde entier,

Décident d'unir leurs efforts, sous forme d'une Ligue Internationale Philarménienne, pour offrir à l'Arménie une collaboration fidèle et désintéressée dans son travail de reconstitution et sa lutte pour la liberté, et pour défendre les droits des populations arméniennes établies en dehors de l'Etat arménien.

ARTICLE PREMIER

Le but de la Ligue Internationale Philarménienne est de défendre les droits de l'Arménie et des Arméniens, de concentrer les efforts de propagande faits en sa faveur dans les divers pays, de rallier la sympathie active de l'opinion éclairée dans le monde civilisé.

ARTICLE 2

a) La Ligue est indépendante à l'égard de tout gouvernement.

b) La Ligue n'a aucun caractère confessionnel.

c) La Ligue ne recherche pour elle-même aucun avantage d'ordre financier, industriel ou commercial. Elle n'a qu'un seul but : le bien du peuple arménien, qu'un seul mobile : le devoir de la solidarité humaine.

d) La Ligue est indépendante des oeuvres nationales de secours, philanthropiques ou missionnaires, qui, toutes, conservent leur entière liberté d'action avec leurs méthodes, leurs organisations et leurs caisses respectives. »

II est absolument certain que les Arméniens sont les victimes des conflits d'intérêts dans le Proche-Orient et qu'on s'est servi d'eux comme le joueur d'échecs se sert des pions, petites pièces qu'on respecte plus ou moins, qu'on utilise quand on ne sait que faire d'autre, qu'on pousse en avant pour barrer le chemin à l'adversaire, pour attaquer une grande pièce ou pour en protéger une autre, et qu'on sacrifie toujours. Pas d'image plus juste pour caractériser le sort des Arméniens dans le jeu des politiques internationales.

Et ceci nous amène à signaler un nouveau danger qui les menace. Ce peuple que l'on calomnie si facilement, comme on dit que son chien est enragé quand on veut l'abattre ; ce peuple qu'on méprise en faisant retomber sur lui la réputation plus ou moins méritée de quelques-uns de ses représentants trop habiles en affaires ; ce peuple qu'on déclare souvent « peu intéressant », jugement indigne de tout homme sensé ayant encore une conscience et un coeur ; ce peuple dont on ignore en général et la vieille civilisation et les énergies morales ; ce peuple est devenu tout d'un coup, depuis la Conférence de Lausanne, si « intéressant » et si sympathique que, de tous côtés, on cherche à l'absorber au profit d'une nation ou d'une autre, d'une région dépeuplée, d'un pays manquant de main-d'oeuvre à bon marché, d'une confession religieuse ou d'une Eglise. Le Comité de la Ligue Internationale pourrait, à cet égard, raconter des choses bien curieuses qu'il a observées ces derniers mois. Mais c'est aussi au nom des principes de cette Ligue que nous protestons contre tous les secours de ce genre qu'on offre à l'Arménien dans son malheur. Sans doute, c'est quelque chose de lui assurer l'existence matérielle, mais ce n'est pas une raison pour s'arroger un droit de propriété ou d'absorption. Les adultes peuvent encore se défendre individuellement, mais il y a les quelque cent mille orphelins que nous devons protéger contre ces tentatives de dénationalisation.

Nous demandons pour l'Arménie en détresse un secours qui soit un acte de réparation, un secours qui reste toujours respectueux du patriotisme sacré, de l'héritage national, des traditions ancestrales, de l'esprit de famille, de l'Eglise nationale grégorienne arménienne et de la langue arménienne. Nous demandons que tous les efforts possibles soient tentés pour que ce peuple n'ait pas le sort du peuple juif. Les Puissances qui rivalisent dans le Proche-Orient ont trop souvent voulu utiliser les Arméniens à leur profit. Aujourd'hui encore, nous avons lieu de craindre qu'on ne cherche à exploiter leur patriotisme et leur hostilité contre les Turcs, pour renforcer des troupes européennes qui pourraient être menacées ici ou là. Ainsi, d'une part, on userait encore là-bas, par intérêt, du patriotisme arménien contre les Turcs ou les Russes et, d'autre part, dans nos pays, par intérêt également, on s'efforcerait d'absorber les Arméniens en cherchant à étouffer en eux ce même patriotisme et en leur faisant oublier jusqu'à leur grand rêve d'indépendance nationale.

Malheureusement, des faits trop précis pourraient être cités pour justifier ces craintes.

Ce que nous réclamons, c'est donc un secours sincère, désintéressé, respectueux de cette souffrance et de ce malheur sans pareils. Pour cela, le premier devoir de quiconque se préoccupe des Arméniens, est de faire un effort de compréhension. Il faut apprendre à discerner ce qu'il y a de caractéristique dans cette épreuve nationale et pourquoi elle se distingue de toutes celles qui, d'autre part, sollicitent notre esprit de solidarité. La situation du peuple arménien demande un effort de réflexion et de sincérité. Il faut nous rendre à certaines évidences et accepter notre part d'humiliation, de façon à nous sentir obligés envers ce peuple plus qu'envers tout autre. Ce n'est pas une aumône que nous lui devons, mais c'est une réparation, dans le sentiment d'un devoir à accomplir à l'égard d'une victime injustement accablée.

Que le secours soit vrai, loyal, sans inavouables calculs, et que nos nations donnent largement l'hospitalité aux exilés ! Nous savons bien qu'il faut tenir compte du chômage et éviter des concurrences au préjudice de nationaux sans travail ; néanmoins, que les demandes d'hospitalité adressées par des Arméniens soient traitées avec un intérêt spécial et que l'on renonce à brusquer, à expulser, à traiter légèrement de « bandits » des malheureux dont le seul crime est de ne pouvoir produire aucun papier de légitimation, aucun passeport régulier, aucun acte de naissance ! Que l'on comprenne ce que c'est d'être sans patrie, de ne pouvoir recourir à aucun consulat officiel, de n'avoir aucun représentant chargé de défendre vos intérêts ; que l'on se rende compte de la douleur qu'éprouvent des hommes instruits, capables, ayant, pendant de longues années, exercé honorablement leur profession, lorsqu'ils en sont réduits aujourd'hui à accepter qu'on leur donne, jour après jour, les quelques sous nécessaires à acheter du pain et du lait pour eux et leurs familles !

Que l'on se rende compte de ce que sont ces souvenirs de massacres, de tortures sans nom, de destructions de villages, de dispersions de familles entières !

Que l'on essaie de se représenter les tortures morales qu'éprouvent ceux qui savent que leurs soeurs, leurs tantes, leurs nièces sont encore prisonnières dans des harems de Turquie, et qu'il est impossible de les en délivrer ; et les mères, songeant à leurs enfants qu'on leur a volés lorsqu'ils étaient tout petits, et qui, élevés on ne sait où, dans quelque maison ottomane, ignoreront toujours leur véritable origine et apprendront à maudire leur race ; et les malades, exilés, sans ressources, ne pouvant recourir à aucune assistance officielle, parce qu'ils sont étrangers, s'éteignant dans le désespoir...

Nous renonçons à tenter de décrire la répercussion qu'a, dans chaque famille, dans la vie de chaque individu, l'effroyable abandon de ce peuple qui, comme le disait un patriote arménien navré, le soir de la journée néfaste où la délégation turque refusait définitivement le Foyer national et où les Puissances alliées devaient capituler : « a été vendu pour 30 pièces d'argent ».

En conséquence, nous demandons aux gouvernements des Etats-Unis et d'Europe et à la Société des Nations de ne pas oublier leurs engagements et ne pas abandonner le peuple arménien à son sort.

Notre vou est de voir se constituer, par les soins des amis de l'Arménie, des foyers d'instruction et d'éducation pour enfants et jeunes gens. C'est le but poursuivi en particulier par les Foyers arméno-suisses de Begnins-sur-Nyon et de Champel, à Genève.

Dans ces institutions, que nous voudrions très nombreuses, la première place devra être réservée à des pédagogues de nationalité arménienne, qui donneront à la jeunesse arménienne une éducation respectueuse de l'histoire, de la langue, du patriotisme arméniens, ainsi que de la mission qu'elle devra accomplir un jour dans le pays de ses pères, en cette vieille terre d'Arménie trempée des larmes et du sang des ancêtres.

Nous devons prévoir le retour de ce peuple dans son pays et tout faire pour le faciliter. Nous pouvons d'autant plus l'espérer que, grâce à l'énergie, à la prévoyance et au génie de la race arménienne, une petite République existe, celle du Caucase, aujourd'hui inaccessible à cause du régime soviétique, mais qui, nous en sommes convaincus, redeviendra dans l'avenir le centre de la vie nationale arménienne.

Nous nous gardons de rien prophétiser. On peut entrevoir bien des événements, mais il est vain de discuter aujourd'hui de quelle manière se résoudra tôt ou tard le problème politique. Contentons-nous d'unir nos efforts pour aider ces misérables expatriés, pour sauver en particulier les jeunes et pour constituer une élite morale, intellectuelle et professionnelle, capable de prendre plus tard la direction des affaires de la nation. Ce qu'il faut, c'est soutenir par une bonne presse, par des conférences secouant les âmes de leur torpeur, et surtout par des institutions solides d'hospitalisation et d'éducation, par des foyers de vie arménienne, cette cause supérieure de droit, de justice et de liberté qui porte le nom sacré d'Arménie.

Au Moyen Age, on prêchait des croisades ; aujourd'hui, nous crions : « Dieu le veut ! » au christianisme véritable, à celui qui répudie toute influence de la haute finance, comme aussi tout sectarisme national, confessionnel ou ecclésiastique. Car ici, nous croyons que l'Eglise chrétienne, dans son sens le plus large, a non seulement le droit, mais le devoir de s'occuper de politique. N'est-ce pas à elle, en effet, qu'incombe la responsabilité de faire retentir la voix de la conscience qui seule peut libérer notre monde, en l'affranchissant de son éternel ennemi : le matérialisme pratique qui sacrifie tout idéal aux intérêts matériels ?

Que toutes nos Eglises, pénétrées de la gravité de l'heure présente, sachent s'unir pour une réaction énergique de l'Esprit du Christ. C'est de cela que l'humanité a besoin, et c'est cela seul qui nous apportera une paix durable.

Ce voeu solennel peut bien être exprimé comme conclusion de notre article, car la Revue qui nous l'a demandé a nom : « Foi et Vie ».

A. KRAFFT-BONNARD,

Membre du Comité exécutif de la Ligue internationale philarménienne.

Genève, 21 avril 1923.

Cet article d'a paru dans la revue Foi et Vie du 1er mai 1923 sous le titre « L’Arménie à la Conférence de Lausanne  »

Etaient publiés à la suite de l'article des Récits de réfugiés au Foyer arméno-suisse de Begnins

L'extrait de l'historien Hans-Lukas Kieser est tiré de Macro et micro histoire autour de laConférence sur le Proche-Orient tenue à Lausanne en 1922–23 (Preprint d'un article pour Mémoire vive. Pages d'histoire lausannoise 2004.)

 

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