Les problèmes de détournement, d’absence et de disparition de documents

Une forme majeure de dissimulation par déviation consistait à mésinterpréter délibérément la nature et l'objectif des mesures anti arméniennes dans les documents officiels et les déclarations politiques ; ces mesures étaient qualifiées de simples « déportations » dans le but d'un « relogement » pour la durée de la guerre. Cette formule, outre qu’elle était trompeuse, était aussi efficace à deux égards. Premièrement, elle visait à tranquilliser et à prendre au piège les victimes, facilitant ainsi l’objectif de destruction ultérieure à un coût minimum. Deuxièmement, elle fournissait la base des négations d’intention génocidaire en prévision des comptes à rendre après le crime.

Actes de détournement de preuves matérielles

L'acte d'accusation principal du tribunal militaire turc qui fit passer en cour martiale les auteurs du génocide arménien sous-estime à maintes reprises les aspects secrets et conspirateurs des instructions et ordres des chefs du parti ittihadiste décrétant la mort des victimes arméniennes. Dans la série des procès de Yozgat, les messages codés de deux officiers militaires furent présentés comme pièces à conviction par le procureur, révélant le fait que le terme « déportation » était un nom de code pour « massacre » ou pour « destruction ». L'acte d’accusation cite le témoignage d’un gouverneur de province confirmant une instruction orale donnée personnellement par Talat à un Superviseur des Déportations, et clarifiant le fait que le but de la déportation fût la destruction. Un autre gouverneur témoigna personnellement que lorsqu’on lui ordonna d’interpréter l’ordre de déportation comme un ordre de massacre, il demanda à voir l’instruction secrète. Le Secrétaire Responsable de la province (le titre renvoie l’image d’un inspecteur du parti, et sous-entend celle d'un commissaire chargé de la mise en œuvre forcée des décisions de l’Ittihad) lui refusa l’accès à son registre dans lequel l’instruction avait été écrite à la main. Il fut relevé de son poste dans les deux semaines qui suivirent. Il en fut de même de l’ex-gouverneur d’Ankara, Mazhar, et du gouverneur d’Alep, Celal. Le même acte d'accusation cite le cas de deux autres gouverneurs qui étaient tombés dans une embuscade et tués parce qu'ils avaient refusé d’agir sans avoir reçu par écrit l'ordre de massacrer. L'acte d'accusation principal, de même que le verdict de Harpout, cite un message codé important qui était en possession de la Cour et dans lequel le directeur chargé de l’Organisation Spéciale, le docteur B. Şakir, enquête auprès du Secrétaire Responsable de Harpout, Resneli Nâzım, pour savoir si les Arméniens de la région ont été liquidés ou simplement déportés. Dans sa déposition finale au procès des Secrétaires Responsables, le procureur général Şevket, citant ce message comme preuve incontestable, déclara que le terme  déportation servait à masquer l’intention sous-jacente d’extermination. Le verdict de Yozgat insiste sur ce point, et souligne qu’il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. Il en fut de même du verdict de Trabzon.

Peut-être que l'aspect le plus fondamental de ces efforts visant à éviter la création et la gestion de rapports officiels portant sur des décisions et des actes qui sont conspirateurs par nature et comportent de lourdes responsabilités pour les fonctionnaires impliqués, est l’usage par Talat, chez lui, d’un appareil de télégraphie. L’ambassadeur américain Morgenthau raconte un incident au cours duquel il rendit visite inopinément à Talat pour une affaire urgente et put l'observer personnellement en train de régler de chez lui des dossiers officiels. Dans ses mémoires, l’épouse de Talat confirme l’usage par son mari de cet appareil de chez lui. À la douzième séance de la série des procès de Yozgat, Hilmi, le chef du Bureau des Postes et Télégraphes de la ville, informa la cour par un « affidavit » [déclaration par écrit et sous serment - ndt] que cette pratique avait cours dans les provinces. Le gouverneur de Yozgat par intérim, Kemal, qui plus tard fut reconnu coupable et exécuté en tant que l'un des principaux auteurs de massacres contre les Arméniens, fut décrit utilisant un appareil de télégraphie comme un téléphone, procédant sur-le-champ à de longs échanges de messages avec le Secrétaire Responsable d’Ankara, Nedjati.

Actes de soustraction de preuves

L'acte d'accusation principal cite à maintes reprises l’Organisation Spéciale comme l'instrument par excellence des massacres organisés envers les Arméniens, indiquant en même temps que les docteurs Nâzım et Aziz (d’Erzeroum), Directeur de la Sécurité Publique (équivalent du FBI américain) étaient profondément impliqués dans la création et le fonctionnement de cette organisation. Dans le même acte d’accusation, tous deux sont décrits comme les hommes responsables du retrait d'une quantité non négligeable de documents incriminants. C’est pour cette raison que les rédacteurs de l’acte d’accusation mentionnent les « résidus des papiers de l’Organisation Spéciale », lorsqu’ils discutent des preuves provenant de cet organisme. Au cours d’une fouille menée le 12 décembre 1918 par la police militaire dans la maison de l’avocat Ahmet Ramiz, beau-frère du Dr B. Şakir, une valise pleine de documents incriminants fut trouvée et saisie ; ces documents furent plus tard utilisés par le Procureur comme pièces à conviction durant les travaux de la cour martiale. Lors de la seconde session du procès des principaux dirigeants ittihadistes et des ministres du Cabinet, M. Şukru ainsi que Z. Gökalp et K. Talat confirmèrent cet acte de soustraction des preuves. Lors de la cinquième session, Şukru fut de nouveau interrogé au sujet du laxisme ayant permis une telle suppression. Dans une interview à un journal arménien, le Ministre de l’Intérieur par intérim, Izzet, reconnut également la réalité de cet acte, comme le firent différents journaux turcs.

Un autre intervenant important dans le complot pour ôter les preuves, dont certaines auraient pu avoir une valeur probante dans les poursuites judiciaires à l'encontre des criminels turcs, fut le général allemand Hans F.L. von Seeckt, le dernier chef d'état-major des forces armées ottomanes dans la Première Guerre mondiale. En rentrant en Allemagne après la guerre, il emporta avec lui une grande partie des dossiers de l'état-major général ottoman, au point que le Dr Riza Tevfik, Ministre de l’Education, a publiquement réprimandé le général allemand pour cette action. Quand le Grand Vizir d’alors, Izzet Paşa, porta plainte formellement, Seeckt promit de renvoyer les dossiers qui pourraient tomber sous la juridiction de l'armée turque.

Finalement, on peut aussi faire référence à la déclaration d’un « secrétaire confidentiel » chargé des rapports secrets en temps de guerre du Ministère de l’Intérieur, et qui affirma qu’avant l'entrée en vigueur de l’Armistice, certains fonctionnaires avaient retiré d’importantes quantités de documents hors des dépôts des archives ministérielles, au cours d’incursions nocturnes clandestines.

Actes de destruction de preuves

Le chef d’inculpation cite au moins un cas où le Ministre de l’Intérieur d’alors, Talat, ordonne expressément à un subalterne de province de se débarrasser d’un chiffre qui lui avait été adressé. Lors de la troisième session des séries de procès de Yozgat, le Président du jury ordonna la lecture d’une partie de l’interrogatoire de l’instruction du chef de la défense de Kemal, au cours duquel Kemal admet avoir reçu des ordres des autorités centrales de brûler certains télégrammes après les avoir lus.
Peut-être que les preuves les plus accablantes des ordres d’après guerre de destruction des communications et documents « qui pourraient tomber entre les mains de l’ennemi » seraient fournies par un Directeur d’après guerre des Postes et Télégraphes Ottomanes.

Refik Halid Karay dans ses mémoires se réfère à son prédécesseur, décrit comme quelqu’un qui ordonnait à tous les bureaux télégraphiques de province de détruire tous les matériaux télégraphiques relatifs aux « déportations et massacres » arméniens.

En conséquence, le gouvernement, en avril 1919, ordonna la reconstitution, la meilleure possible, de certains chiffres affectés à cet égard. Le 3 juin 1919, au procès des Ministres du Cabinet, l’ex-Ministre de la Poste, Hüseyin Haşim, avoua avoir brûlé tous les chiffres militaires sur ordres du Ministère de la Guerre; et à la session du 5 juin, il avoua avoir obéi à un ordre motivé politiquement de détruire tous les rapports du bureau de Çatalca. Quand Osman, le Directeur du service des Postes et Télégraphes de Çatalca passa en jugement à la cour martiale de Çatalca, il avoua avoir brûlé sur ordres de ses supérieurs tous les ordres relatifs aux déportations et massacres. Les Britanniques, à leur tour, interceptèrent du Ministre de l’Intérieur turc, un télégramme adressé au gouverneur d’Ayntab lui ordonnant de brûler tous les originaux des télégrammes officiels. Cette confiscation suscita une protestation formelle du Ministère des Affaires Etrangères Ottomanes.

Un type particulier de preuve de destruction comporte des récits d’épisodes plutôt frappants de destruction réelle par le feu de documents secrets dans la période d’après-guerre. Ces preuves couvrent les documents de l’Organisation Spéciale dirigée par le Ministère de la Guerre d’Enver. Elles couvrent également les documents à la disposition :

  1. D’Eşref Kushkubashi, l’un des principaux chefs de l’Organisation
  2. Du Ministre de l’Intérieur et plus tard Grand Vizir Talat;
  3. Du Commandant de la 4ème armée et du soi-disant Vice-Roi de Syrie et Palestine, Cemal Paşa
  4. et du Ministre de la Marine du premier gouvernement après l’Armistice, et Premier Ministre du premier gouvernement d’Ankara, Rauf Paşa.
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Reproduit avec la permission de :
Genocide: A Critical Bibliographic Review, Vol. 2 (Israel W. Charny, ed.)
London: Mansell Publishing; New York: Facts On File,
1991 © 1991 by Institute on the Holocaust and Genocide,
PO Box 10311, 91102 Jerusalem, Israel.

Traduction : Louise Kiffer
Collaboration : Laurence Pfister
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