Y.Ternon, Mardin 1915 Livre I cinquième partie, Mardin dans le génocide arménien.

Chapitre VI
Mardin. 1916-1918

Les déportations de Mardin s’interrompent à l’automne 1915, les dernières maisons habitées par des Arméniens évacuées, pillées et saisies. Cette opération de nettoyage achevée, le va-et-vient des rescapés n’est cependant pas interrompu. De même qu’à Alep où des familles arméniennes protégées par Djemal ne sont pas inquiétées, qu’à Mossoul où le vali, Haïdar bey, maintient les réfugiés en vie, à Mardin des Arméniens évadés des convois ou quittant les familles musulmanes qui les ont enlevés ou survivant aux massacres dans les bourgs et les villages reviennent se cacher en ville dans des foyers chrétiens, syriens catholiques ou chaldéens, parfois chez un membre de leur propre famille qui est parvenu à rester chez lui. Les conditions de vie que connaissent ces « naufragés » sont particulièrement dures : ils redoutent à tout moment d’être découverts et tués ; ils n’ont aucun moyen de subsistance et dépendent de la générosité de ceux qui les protègent. Leurs hôtes sont eux-mêmes menacés d’être rançonnés, persécutés, arrêtés. Enfin, des épidémies ravagent le pays.

Ces personnes sont quelques centaines – aucune approximation ne peut être faite –, en majorité des femmes et des enfants, rares survivants de familles anéanties. Le couvent Saint-Ephrem est, pendant la durée de la guerre, le havre où viennent d’abord s’abriter ces malheureux. Chacun raconte, s’il le veut, son histoire aux pères dominicains et au père Armalé qui tiennent une chronique fidèle des événements, puis ils confient leur sort à Monseigneur Tappouni qui les accueille, les héberge un moment et organise leur survie. Dès qu’il est averti de l’arrivée d’un rescapé, l’évêque syrien catholique s’occupe de son placement dans un foyer chrétien et distribue à la famille d’accueil une somme permettant son entretien. Monseigneur Tappouni mène également des négociations avec les musulmans qui ont enlevé ou acheté des Arméniens pour racheter ces personnes. Il est le vicaire de sa paroisse, mais aussi le délégué de la communauté arménienne de Mardin que lui a confiée avant sa mort son ami, Monseigneur Maloyan. Il peut conduire ces démarches parce qu’il est protégé en haut lieu, à Alep, à Damas, à Constantinople, et qu’il conserve des amis musulmans parmi les notables de Mardin. L’équipe des tueurs menée par Bedreddine et Memdouh cherche par tous les moyens à le faire tomber. Mais un autre événement survient qui freine leur fureur destructrice : une épidémie qui fait des ravages dans la population de Mardin et du sandjak. <p.238>

1. La punition du crime

à l’automne 1915 le vilayet de Diarbékir offre un spectacle de désolation : des centaines de villages sont détruits, les semailles n’ont pas été faites, la famine guette. Des milliers de cadavres se décomposent à ciel ouvert dans les campagnes ou au fond des puits dont ils polluent l’eau. Les relations entre chrétiens et musulmans se sont à jamais détériorées : qu’ils soient ou non catholiques, les chrétiens d’autres rites vivent dans la peur de subir le sort des Arméniens et ils savent que ce fut le cas dans les villages et les petites villes du vilayet, où jacobites, syriens catholiques et chaldéens ont été tués sans distinction d’appartenance. Tant que les responsables du génocide restent en place – Rechid et son équipe à Diarbékir, Bedreddine, Memdouh et Tewfik à Mardin –, tous les chrétiens sont en danger. L’épidémie qui éclate dès le mois d’octobre 1915 tue, elle, sans distinction.

Le père Rhétoré et le frère Simon voient dans la survenue d’une épidémie à Mardin « la punition du crime »1 ou la « vengeance de Dieu »2.

« Tant d’horreurs, tant d’injustices, tant de crimes ne pouvaient rester impunis, autrement ceux qui se sont gardés de tremper dans ces abominations, par un sentiment d’honnêteté naturelle ou par crainte du Juge suprême, auraient pu se dire : si le crime n’a pas de vengeur, l’honnêteté n’a pas de rémunérateur, il ne reste plus qu’à suivre ses instincts, à tuer, à voler pour s’engraisser des biens de ses victimes. Mais le ciel a montré qu’il voyait l’iniquité, qu’il la détestait et la punissait, et, bien qu’il ne soit pas si pressé que nous pour la vengeance, car ses victimes ne peuvent jamais lui échapper, il a déjà frappé assez de coups pour que nous puissions les montrer et lui dire : merci de nous avoir affermi par là dans notre croyance à sa justice.

Le châtiment devait atteindre d’abord le gouvernement malfaisant qui, par suite d’une politique inhumaine, a ordonné l’extermination des chrétiens et l’a fait exécuter avec une barbarie que l’humanité n’a jamais vue, si bien qu’Attila, le fléau de Dieu, n’est plus qu’un petit agneau dans son genre à côté de ce qu’a été le Turc en 1915 et 1916 […]

Dieu punit Caïn pour avoir tué son frère, il châtia aussi les musulmans pour avoir tué vilement les chrétiens avec lesquels ils devaient vivre comme des frères. Son châtiment fut la destruction immense qu’il en fit par le typhus, le choléra et d’autres maladies qui semblaient envoyées spécialement contre eux »3.

Même certitude et même ton lyrique chez Hyacinthe Simon : « à moi <p.239> la vengeance, dit le Seigneur. Pour convaincre la malice humaine d’impuissance d’une part, et, d’un autre côté, pour ne pas ébranler la foi chrétienne jusque dans ses fondements, Dieu se devait de rendre cette vengeance éclatante et rapide et salutaire.

éclatante, elle le fut : car elle vint de sa seule Main Divine. Rapide, elle le fut : car elle ne tarda même pas d’un an son épiphanie. Salutaire, elle le fut : car elle devint un hommage rendu à la Religion des persécutés.

Dieu seul prit sa revanche, et dit à la bestialité : « Tu n’iras pas plus loin… » ; Dieu hâta ses coups, et dit à l’injustice : « Tu es assez grisée : tombe à ton tour… » ; Dieu répandit sa lumière dans les catacombes de son église et dit à la famille de son Christ : « Lève tes yeux et regarde. Je vais passer dans le camp adverse, et je marquerai mon passage par des signes terrifiants »4.

L’historien est en droit de ne pas partager la conviction de ces prêtres qui, ayant attendu un signe de Dieu pendant des mois, le remercient de se manifester enfin. Il est cependant difficile d’analyser des documents en préservant le récit de tels épanchements. Ce dont parlent les deux pères n’est que l’une des épidémies qui, tout au long de la guerre, ravagent les armées russes et ottomanes et les populations civiles : épidémies de typhus et de choléra surtout, que ne peuvent contenir les médecins, en nombre suffisant dans l’armée, mais démunis, privés de moyens thérapeutiques. Quelle épidémie frappe Mardin ? Le typhus ou le choléra ?

L’agent du typhus exanthématique est un parasite : Rickettsia Prowasecki5. Il est transmis par les poux. Ceux-ci s’infestent en piquant un malade du cinquième au septième jour de l’affection. Ils piquent ensuite une personne qui devient elle-même contagieuse huit jours plus tard6. L’épidémie de typhus est la conséquence de conditions d’insalubrité et de saleté auxquelles sont soumis des soldats ou des civils qui ne peuvent se laver et changer de linge. La maladie est bien reconnaissable : fièvre et éruption de petites taches rouges sur tout le corps. Le choléra, transmis par le vibrion cholérique, surtout présent dans de l’eau polluée, se manifeste par des diarrhées incessantes qui entraînent la mort par déshydratation. Ces deux affections sont bien différentes, mais les pères dominicains ne sont pas médecins et il semble qu’ils aient confondu le typhus et le choléra. Le père Rhétoré reconnaît d’ailleurs que l’on ignore le nom de « ce mal, que le peuple avait appelé typhus, mais qui était autre chose qu’on ne savait pas »7. <p.240>

Le père Rhétoré replace l’épidémie dans son contexte et il insiste sur l’état misérable de l’armée ottomane en 1915 et 1916. En dépit de quelques jugements hâtifs, il brosse un tableau saisissant, qui montre, en contrepoint aux crimes commis contre les populations civiles chrétiennes, dans quel enfer vivaient les soldats ottomans du front oriental : « Point d’organisation. Un exemple : un bataillon arrive à Ras ul-Aïn sans ses officiers et sans qu’on sache à quel régiment il appartient. Amené à Mardin par les gendarmes il reste là et chacun, dans l’administration militaire, se demande quelle caisse doit pourvoir à la subsistance de ses hommes. C’étaient probablement des fuyards comme il y en avait tant, se promenant dans la campagne, et qui avaient jugé plus sage de rentrer dans les rangs. On recevait du reste facilement ceux qui étaient dans leur cas. En septembre 1916, l’armée de Mossoul avait perdu un de ses bataillons qui fut retrouvé à Diarbékir. Point d’intendance. Dans la région d’Erzeroum, c’est par centaines de mille que les soldats sont morts de faim, de froid, de manque de vêtements. Et pourtant, les approvisionnements ne manquaient pas, mais ils étaient mal administrés. Point d’organisation médicale. Les médecins étaient en nombre et faisaient la plupart leur devoir, mais ils manquaient de tout pour le soin des malades ; ceux-ci couchaient par terre et mourraient sans secours. Point de moyens de transport pour les blessés, on les envoyait à pied rejoindre comme ils pouvaient les centres où ils devaient être traités, à plusieurs jours de distance. Mais là aussi c’était la terre nue pour couche, l’eau pour boisson avec la mort en perspective et la mort fauchant à tour de bras parmi eux. En septembre 1916 à Diarbékir on comptait 250 morts par jour parmi les soldats malades. Dans ce même mois on envoya 5 000 malades à Mardin. Ils devaient faire le voyage à pied, 4 000 moururent en chemin, 600 des plus valides se sauvèrent où ils purent et 400 seulement arrivèrent à destination. En novembre, on envoya 1 000 autres malades dans la même ville. 150 seulement y arrivèrent.

Dans l’hiver de 1915, 250 000 soldats de l’armée d’Erzeroum périrent par le typhus. On ne regardait même plus à la vie de ceux qui étaient jugés désespérés ; ils recevaient un remède qui les expédiait plus vite ou bien on les enterrait encore vivants, comme cela s’est vu en divers lieux. On a raconté qu’à Erzeroum où régna le typhus qui enleva tant de soldats, on pratiqua la désinfection comme il suit : une grande salle était pleine de malades dont la moitié étaient déjà morts. Le chef de la salle dit à haute voix : « Que ceux qui vivent encore se lèvent et s’en aillent. On leur donne la permission d’aller se faire soigner chez eux. » Bien entendu, beaucoup de malheureux qui vivaient encore n’avaient rien entendu ou ne pouvaient plus bouger. Cependant quelques-unes purent évacuer <p.241> cet enfer et quand ils furent sortis, on mit le feu au bâtiment qui brûla avec les morts et les vivants. Horrible serait un récit complet de ce qu’ont eu à souffrir les malades et les blessés de l’armée turque.

Sur les champs de bataille, les soldats vivaient dans une malpropreté telle que les poux les couvraient et engendraient même en eux des maladies dégoûtantes et parfois mortelles. Les fuyards apportaient ces maladies dans leur pays et c’est ainsi que les villages de Diarbékir et de Mardin furent un moment ravagés par la maladie des poux [souligné par l’auteur]. Des soldats faits prisonniers par les Russes racontaient que ceux-ci en les voyant leur disaient avec dégoût : « sales Osmanlis, retournez chez vous avec vos poux ».

Dans les quatre premiers mois de l’année 1915, mois de froid et de neige dans les pays arméniens, une terrible mortalité se mit parmi ces soldats affamés, mal habillés, pouilleux, maladifs ; leurs cadavres, ensevelis sous la neige, apparurent au printemps couvrant les champs et les chemins, mêlés à ceux des ânes et des mulets qui faisaient les transports8. Pour vivre les soldats vendaient leurs effets, les provisions de l’état et même les armes…

Le désespoir se mit parmi ces hommes si mal traités et qui tombaient toujours en grand nombre sous les balles russes sans remporter de victoire. Ils ne pensaient plus qu’à fuir… Des bataillons, des régiments, même des divisions entières levaient le drapeau blanc et passaient aux Russes. En septembre 1916, un général turc disait : « Nous ne pouvons plus continuer la guerre, car chaque mois nous perdons environ 100 000 hommes comprenant les tués sur les champs de bataille, les prisonniers, ceux qui meurent des blessures, les malades et les fuyards ». Les victoires que les Turcs prétendent avoir remportées n’ont été en réalité que d’immenses désastres pour leur armée. Telle a été la bataille d’Ardahan où 80 000 Turcs attirés dans un guet-apens par les Russes durent mettre bas les armes… Telle a été encore la victoire de Tchanak-Kalé où plus de 400 000 soldats turcs périrent sans avoir rien gagné car l’expédition anglo-française visait moins à franchir le détroit qu’à détruire la meilleure force de la Turquie qui était son armée de Constantinople [Le père Rhétoré porte un étrange regard sur la défaite des Alliés dans les Dardanelles9]. Quant à la victoire de Goutl’amara [Kut-el-Amara] sur les <p.242> Anglais, elle tient non à l’habileté des militaires mais aux circonstances malheureuses où se sont trouvés leurs ennemis10.

Les provinces étaient envahies ; toute l’Arménie était aux Russes [nouvelle erreur] qui n’étaient inquiétés que par des bandes d’irréguliers, Kurdes ou Tcherkesses, et quand l’armée elle-même paraissait ce n’était que pour laisser ses hommes en très grand nombre sur les champs de bataille ou fuyant à la débandade ou courant se livrer à l’ennemi. Cette armée toujours malheureuse n’avait plus le cœur à rien, même à préserver ses dépôts de vivres et de munitions qui ont fait la fortune des Russes »11.

Le frère Simon ne fait pas une description aussi complète de la situation de l’armée ottomane, mais il recueille des informations complémentaires : « De Trébizonde à Van, plus de 250 000 soldats périrent du typhus et du froid. C’est l’aveu d’un médecin militaire ottoman. « De Bitlis à Kharpout, nous marchons sur des cadavres de soldats musulmans. Que voilà bien vengés les Arméniens », disait naguère un capitaine turc. De Ras ul-Aïn à Mardin, la distance comporte trois journées de marche et, durant ces trois journées, 300 soldats jonchèrent le désert de leurs cadavres.

à Nisibe, on crée un hôpital pour les soldats se rendant à Bagdad : il y a quotidiennement jusqu’à 1 250 malades, dont 40 morts et Nisibe en vient à demander à Mardin les linceuls qui lui font défaut… »12.

C’est dans cet environnement que, dès le mois d’octobre 1915, une « maladie extraordinaire » se développe à Mardin : « Elle les saisissait subitement, leur corps devenait livide, leurs dents tombaient et dans les quarante-huit heures ils mouraient au milieu de grandes souffrances »13. En octobre, novembre et décembre 1915, le mal fait chaque jour 20 à 30 victimes et il se développe jusqu’en juin 1916 où il fait plus de 100 victimes par jour, affirme le père Rhétoré. Le frère Simon date de décembre le début de l’épidémie : « Le 3 décembre 1915, six mois jour pour jour après l’arrestation des notables de Mardin, l’œuvre vengeresse du <p.243> Seigneur commençait »14. Il ajoute que « les infidèles eux-mêmes s’y attendaient » et que « leurs aveux devancèrent les événements » : « Une grande dame musulmane avait dit : « La peur et la mort sont sur nos têtes : les musulmans y passeront tous, oui, tous ». Une autre encore : « Dieu punit et il punira encore, et sévèrement ». Une autre enfin : « Nous en avons trop fait contre les chrétiens pour que Dieu puisse nous pardonner… ». Un employé supérieur avait dit : « Nous sommes étonnés que les chrétiens aient pu tout supporter sans révolte : c’est que le Ciel ne les laissera pas sans revanche… ». Un notable avait dit : « Dieu, pour nous punir, nous envoie déjà la crainte et la famine, la maladie et la pauvreté, les Russes et la mort… ». Un fanatique avait même dit : « Si le Ciel ne châtie pas le crime des musulmans, je nierai l’existence de Dieu… ». Enfin, Hadj Guezé Abdulkadir Pacha, qui ne put arrêter la catastrophe de Mardin, osa dire à ses coreligionnaires : « Je vous avais prévenus que vous vous repentiriez de vos massacres. Pourquoi n’avoir pas gardé tous nos chrétiens, que nous aurions offerts, bouquet vivant, à l’ennemi qui approche ?15»

Il est certain qu’après avoir collaboré à autant de crimes, les musulmans de Mardin n’ont pas la conscience tranquille, mais on les voit mal guetter les signes indiquant la vengeance de Dieu. Le père Rhétoré est pourtant aussi convaincu que son ami Simon : Dieu distribue son châtiment à l’aune des fautes commises : « Le fléau choisissait son monde, frappant de préférence ceux qui avaient plus tué et plus volé, ceux aussi dont l’influence avait été plus grande pour porter au mal. Au contraire, il épargnait les femmes qui n’avaient été pour rien dans les actes de leurs maris, il laissait de côté les chrétiens, car c’est pour eux qu’il travaillait. Et non seulement le fléau connaissait son monde, il savait aussi compter. Les musulmans de Mardine avaient frappé plus de 10 000 chrétiens de leur ville et des alentours, plus de 10 000 des leurs furent frappés par la maladie vengeresse. On estime même leurs morts à un chiffre bien plus élevé. Il est en effet de stricte justice que le malfaiteur subisse non seulement une perte égale à celle qu’il a causée, mais encore un dommage particulier en punition de la malice [sic. Ce retour de Jehovah, Dieu vengeur de l’Ancien Testament, enlevant deux yeux pour un, témoigne de la jubilation naïve de ce prêtre qui a jusqu’alors assisté impuissant à tant de détresse]. Avec l’extermination des chrétiens et le vide faits par la mort chez les musulmans, la ville de Mardine vit disparaître les deux tiers de ses habitants. On la repeupla avec des musulmans du Nord que la guerre avait fait fuir de chez eux [venus des vilayet de Van et de Bitlis] »16. <p.244>

Les deux prêtres décrivent et commentent les effets de la « maladie vengeresse ». Elle atteint surtout les principaux organisateurs et exécutants de massacres et des déportations d’Arméniens : « Tous les miliciens de Mardin ayant participé aux tueries de juin-août, étaient morts en décembre suivant. L’un d’eux avait, le premier, senti la Main Divine s’appesantir sur lui : chef de convoi, il avait tué, aux environs de Mardin, une femme catholique mardinienne, sous prétexte qu’elle suivait trop difficilement la caravane. Quelques instants après son crime, il se trouva indisposé : il retourne sur ses pas pour regagner la ville, et il tombe mort subitement près du cadavre de sa victime.

Le chef des veilleurs de nuit de Mardin, qui avait coopéré à tous les vols d’enfants et à tous les carnages d’Arméniens, venait d’achever la construction de sa maison avec l’argent chrétien et les pierres du couvent de Saint-Ephrem, quand, dans la nuit, le 3 novembre 1915, il meurt subitement… »17.

« Sur les 125 miliciens dépendant de Mardine, 100 au moins ont été dévorés par le fléau. Le 21 janvier 1916, un des principaux était saisi avec des symptômes présentant des caractères extraordinaires qui terrifiaient tout le monde… Non loin de Mardine se trouve un village où 40 hommes se firent admettre dans la milice pour jouir des profits que le métier donnait alors : ils s’acquittèrent de leurs fonctions avec un zèle qui coûta la vie à beaucoup de chrétiens, mais donna pleine satisfaction à leur désir de s’enrichir. Ces vauriens qui, auparavant, ne voyaient que de loin les pièces d’or dans leur poche, arrivèrent en quelques mois à en posséder des centaines et des milliers qu’ils avaient arrachées à leurs victimes ; eux dont les greniers étaient toujours vides les voyaient remplis des provisions prises chez les villageois qu’ils avaient tués. Aussi, quand arriva leur licenciement, ils se promettaient de jouir en paix de la vie avec leurs richesses. Tout à coup, le typhus éclate chez eux et 25 de ces canailles périssaient subitement à côté de leur or et de leurs provisions volées… »18.

Soldats et miliciens, notables et pauvres musulmans, meurent en grand nombre – et certainement aussi des chrétiens, mais leur décès troublerait la comptabilité d’un Dieu vengeur ! –, plus de 4 000 personnes pour la seule ville de Mardin, d’octobre à juin 1916. Mais quel est ce mal ? Le père Simon parle d’un « typhus gangreneux » mais les symptômes qu’il décrit ne sont pas ceux du typhus : « Le musulman (sic) se sentait pris soudain d’un mal de tête et de ventre ; sa bouche et ses mains noircissaient, ses dents tombaient, sa poitrine et son abdomen bleuissaient : douleurs atroces ; deux jours de délire ; puis… la mort… <p.245> Même symptômes chez tous et même hurlements… Chose étrange… point de signes précurseurs du mal : l’homme est subitement touché, et touché mortellement. Chose plus étrange encore. Les femmes musulmanes ne sont point atteintes… »19.

Il semble plus probable qu’il s’agit d’une épidémie de choléra dont la forme fulminante peut entraîner la mort en quelques heures, mais il est difficile d’établir un diagnostic en se fondant sur une relation si imprécise et toute imprégnée de la certitude que Dieu distribue la mort à chacun à la mesure de ses crimes.

« Fléau vengeur » ou simple épidémie, la maladie se répand dans tout le sandjak. Bouairé est un village kurde au sud de Mardin. Le jeune chef du village a emporté dans sa maison une jeune femme arménienne, enlevée dans un convoi venu de Kharpout. Comme elle résiste à ses avances, une nuit, il la poignarde : « Cette nuit même, il fut pris d’un violent mal de tête qui lui faisait pousser des hurlements de douleur. Le surlendemain, la vengeance de son crime était déjà accomplie et le beau chef de Bouairé porté sur les épaules de ses parents et amis s’en allait au cimetière »20. à quatre heures de Mardin, le petit village kurde de Harrin se dresse sur un tertre. Les habitants ont pillé et massacré les déportés des convois qui passaient dans la plaine au-dessous : « Le typhus vengeur passa aussi par Harrin : il frappa les hommes, il frappa les femmes et extermina le plus grand nombre de cette population d’assassins »21. Plus près de Mardin, se trouve un petit village habité par des Kurdes et des chrétiens. Au cours de l’été 1915, les Kurdes massacrent une partie des chrétiens, chassent les autres et se partagent le butin : « Le typhus vint régler cette injustice. Des 14 familles qui composaient ce groupe kurde, il ne laissa qu’une seule personne. C’était en novembre 1915 »22. Dans le Djebel Afès, entre Diarbékir et Mardin, se trouvent six villages kurdes. Tous les convois descendant de Diarbékir ou montant de Mardin ont traversé cette montagne. Les habitants se sont rués sur les déportés pour les massacrer et les voler. En février 1916, 6 000 personnes [le chiffre paraît bien élevé] meurent en quelques jours : « Les rares survivants, échappés aux coups de la maladie, devenaient fous, et ils allaient errant dans les montagnes, poussant des cris semblables aux aboiements de chiens »23. Près de Cheikhan, sur la route de Diarbékir, un village kurde « qui s’était signalé par sa rapacité à dépouiller les chrétiennes des convois du Nord et par sa barbarie à les massacrer » est dépeuplé en une journée, le 7 mars <p.246> 1916. Il ne reste qu’une « maison » qui est venue s’établir à Mardin24. Le père Rhétoré détaille les cas de « punition divine » [récits P] et le frère Simon termine son livre en citant les paroles d’Isaïe : « Malheur à toi, dévastateur et qui n’a pas encore été dévasté… pillard et qui n’a pas encore été pillé… Quand tu auras fini de dévaster, tu seras dévasté ; quand tu auras achevé de piller, on te pillera… » [Is. XXXIII, 1]25. Si Dieu n’a rien à voir dans sa survenue, ce fléau n’en est pas moins une réalité. De l’aveu même des autorités de Mardin, en janvier 1916 les trois quarts des paysans du sandjak sont morts, victimes de l’épidémie.

Bien que les pères dominicains voient dans ces morts un « retour des choses » et qu’ils estiment que l’épidémie a fait trois fois plus de victimes chez les musulmans que chez les chrétiens, ils doivent constater qu’à l’été 1916, lorsque le fléau est passé, Rechid est encore en poste à Diarbékir, plus riche des 100 000 livres qu’il a volées, que Bedreddine, Memdouh et Tewfik sont toujours à Mardin, même si Memdouh a été sanctionné pour ses abus – on lui a enlevé trois cents tapis et les deux sacs pleins de pièces d’or et de bijoux qu’il a ramenés après l’assassinat du convoi de femmes, le 17 juillet, mais il lui en reste encore – tandis que les survivants tentent de subsister dans la misère et la famine, sans cesse harcelés par les autorités civiles et militaires.

Dans un livre paru récemment en Turquie sur Mardin, il est rappelé que la population de Mardin a diminué du tiers à la suite d’une épidémie de choléra26. Le maire de Mardin est alors Hidir Tchelebi (maire de 1911 à 1918) et il est précisé que Bedreddine reste mutessarif jusqu’au 11 décembre 1916, qu’en 1917 Khadri bey est muté de Diarbékir à ce poste et qu’il y est maintenu jusqu’en 1918. Bien que les auteurs de cet ouvrage reconnaissent que « pendant la déportation des Arméniens de 1915, à l’instar des événements de 1895, il s’est produit des agressions en forme de tueries envers les chrétiens », ils considèrent que « les populations musulmanes de la ville de Mardin, ainsi que leurs notables, ont essayé de secourir leurs voisins »27. Ils expliquent également que, dès le début de la guerre, un des impératifs militaires était la prolongation de la voie de chemin de fer jusqu’à Nisibe, qui est atteinte en 1917 et qu’un embranchement vers Mardin est construit à partir de Derbesiye : sur les 24 km prévus, 13 sont terminés à la fin de la guerre28. Ceci explique la présence de civils et de soldats allemands dans les environs de Mardin. De Ras ul-Aïn, ils montaient à Mardin se reposer. <p.247>

2. Les tribulations de Monseigneur Tappouni

On a peu d’informations sur la vie des communautés jacobite et chaldéenne de Mardin après les massacres de 1915. Il est cependant évident que le temps des massacres est révolu et que l’on se trouve dans un contexte différent : le climat de suspicion habituel en temps de guerre à l’égard des minorités, comme le montre le cas du père Joseph Tfinkdji. Revenu du Sindjar à Mardin le 14 octobre 1916, le père Tfinkdji est aussitôt accusé d’être un espion au service de la France. Le 19 janvier 1917, sa maison est perquisitionnée par la police. On le conduit au mutessarif – Khadri bey –, qui l’interroge, en particulier sur son séjour au Sindjar, et le fait emprisonner. Nouri-el-Bitlissi – qui est toujours en fonction –, lui administre la falaka. Le 14 mars, il est conduit à Diarbékir. Le procureur lui demande des renseignements sur treize chrétiens qu’il connaîtrait, puis le dossier est envoyé au commandant de la IIe armée, Mustafa Kemal. Le père Tfinkdji reste en prison à Diarbékir, où il est soumis quotidiennement à des tortures. Le 16 juin, l’ordre de son exécution lui est annoncé. Un mollah entre dans sa cellule et lui propose de se convertir. Il refuse. Aidé par Redwan bey et l’évêque chaldéen Suleiman, il fait appel. Le verdict est annulé le 15 août. Le 11 novembre, il est à nouveau présenté au tribunal. Il retourne à Mardin, le 27 février 1918, épuisé par la prison et les tortures.

Le père Armalé, qui connaît bien les notables musulmans de Mardin, donne à plusieurs reprises les noms de ceux qui ont collaboré à la destruction de la communauté arménienne de cette ville. Il relève aussi les noms de quelques hommes justes qui sont venus en aide aux chrétiens et ont tenté d’améliorer leur sort. Ce sont d’abord les deux mutessarif destitués par Rechid, Hilmi et Chafik, mais aussi le maire, Hidir Tchelebi, qui défend les employés chrétiens de sa mairie contre la milice Khamsin et qui protège Monseigneur Tappouni en s’opposant à Bedreddine. D’autres membres de la famille Tchelebi sauvent l’honneur des notables musulmans : Farès Tchelebi qui refuse de participer à ces activités criminelles et rappelle à ses concitoyens que les chrétiens sont de la même espèce qu’eux et qu’il faut leur souhaiter du bien comme on en souhaite aux siens ; Abdelkader Tchelebi qui protège la famille Hantcho et lui permet de gagner Alep, qui aide Joseph Tfinkdji et sauve Abdelkarim Karagulla ; Abdelrazak Tchelebi, qui propose à Monseigneur Maloyan de le conduire au Sindjar. Le père Armalé cite également les noms de Moukles bey, mutessarif intérimaire en l’absence de Bedreddine, qui protège Monseigneur Tappouni, Hassan Tahsin bey, chef des gendarmes, qui aide l’évêque syrien catholique et sa communauté, Kamel effendi et ses trois frères qui protègent également <p.248> Monseigneur Tappouni, Saïd effendi, directeur de la banque, qui informa ses amis chrétiens de ce qui se tramait et les envoya à Alep29.

C’est ainsi que les chrétiens des autres communautés et quelques Arméniens peuvent survivre à Mardin, dans la misère et sous la menace des épidémies. Quelques-unes continuent à se déplacer, surtout entre Alep et Mardin. à la fin de 1916, le père Rhétoré est transféré à Konya, puis à Constantinople où il reste jusqu’à l’armistice de 1918, au couvent dominicain de Galata30. Le frère Simon est envoyé à Alep où son destin va à nouveau croiser celui de Monseigneur Tappouni, comme le montre le récit suivant, qui révèle combien les haines sont tenaces chez les tueurs de l’équipe de Rechid, qui ne seront satisfaits qu’avec la mort du dernier chrétien du vilayet.

En 1918, un syrien catholique de Mardin, Joseph Mamarbachi, prend le train à Alep pour se rendre à Mardin. Il est accompagné de son neveu Boutros, un garçon de douze ans. Au printemps de 1915, Boutros est parti avec sa mère, la fille d’Abdelmassih Djinandji, et ses petits frères à Alep. à la gare de Djerablous on lui vole son portefeuille qui contient de l’argent et un carnet. Le voleur feuillette le carnet et tombe sur une page où l’enfant a écrit qu’il a entendu des informations sur la guerre du frère dominicain Simon, qui est alors à Alep, et qu’il pense en informer son évêque. C’est pourquoi il inscrit le nom de Monseigneur Tappouni en haut de la page. Le voleur remet ce carnet au chef de gare qui, à son tour, informe les chefs de l’Armée de l’islam qui se trouvent passer là : Nouri, le frère d’Enver, Tewfik bey, son chef d’état-major et son conseiller politique, et Tahsin, son adjoint. Ceux-ci font aussitôt arrêter le garçon, son oncle et quatre notables musulmans qui les accompagnent, et les font conduire à Tell Halif où Tewfik – l’ancien yavour de Rechid – les interroge. Il frappe Saïd et Boutros, mais leurs amis musulmans s’interposent et paient Tewfik avant de rentrer chez eux. Le tueur veut obtenir un aveu de Boutros et il continue à le torturer pour qu’il avoue l’existence d’un complot qui lui permettrait d’impliquer Monseigneur Tappouni qu’il n’est jamais parvenu à faire arrêter. Il dicte à l’enfant une lettre dans laquelle il annonce à l’évêque la défaite de l’Allemagne et l’arrivée prochaine des Anglais à Mossoul. Il lui ordonne de remettre ce faux à Monseigneur Tappouni en lui demandant une réponse. Il le menace de le tuer avec toute sa famille s’il révèle le traquenard et il lui remet vingt livres en cadeau. Boutros va à Mardin et montre le faux à Monseigneur Tappouni en lui révélant le projet de Tewfik. L’évêque gronde Boutros et le chasse en lui demandant de renvoyer le document à son expéditeur. <p.249> Boutros retourne chez son oncle. Le commissaire Saleh – qui a succédé à Memdouh – vient le chercher pour l’emmener au siège de la police et l’interroger. Boutros explique que l’évêque était en colère contre lui et l’a chassé. Saleh le frappe et le met en prison. D’autres policiers viennent chaque jour le battre. On lui fait rendre les vingt livres données par Tewfik. Le 1er mai 1918, le procureur et d’autres fonctionnaires de la justice l’obligent à aller à l’évêché pour obtenir une réponse écrite de Monseigneur Tappouni. Comme l’enfant refuse, ils envoient des soldats arrêter l’évêque. Ils l’interrogent en présence de l’enfant sans trouver un mobile d’inculpation. Ils renvoient alors le garçon et gardent le prélat dans le commissariat. Son ami, Hassan Tahsin, chef des gendarmes, lui laisse sa chambre et intervient auprès du procureur. Mais celui-ci ne lâche pas sa proie : il envoie à Diarbékir un acte d’accusation et lance un mandat d’amener contre des prêtres et des notables syriens – le père Joseph Tfinkdji, Saïd Sidi, Abdelmassih Safar, Mansour Djabouri Kano –, qui sont emprisonnés trois jours. Les amis musulmans de l’évêque, en particulier Moukles bey, parviennent à le faire sortir de prison, sous caution. L’évêque est assigné à résidence dans sa chambre.

Le jeudi 9 mai, Tewfik arrive à Mardin. Il fait aussitôt venir Boutros. Il l’accuse d’avoir tout révélé à l’évêque et il menace de le tuer. Puis il le chasse. L’enfant parvient à repartir pour Alep en achetant des policiers. Mais à son arrivée, il est arrêté avec ses deux frères cadets qui l’accompagnent. On les conduit au siège de l’état-major de Djemal Pacha, où ils sont interrogés puis libérés. à Mardin, les ennemis de Monseigneur Tappouni tiennent bon. Ils envoient un policier à Alep arrêter Boutros et le ramener à Mardin. La police d’Alep l’arrête, mais, après intervention de Djemal, refuse de le remettre au policier de Mardin, Kaboucho. Djemal convoque le frère Simon et Boutros et leur lit les documents remis par Kaboucho. Il dit à Boutros de rester à Alep et il le laisse partir. Kaboucho rencontre un jour Boutros dans la rue et lui propose une récompense s’il implique dans l’affaire les familles Djinandji et Kano, des Mardiniens rescapés réfugiés à Alep.

Pendant quarante-quatre jours, Monseigneur Tappouni attend la décision du procureur de Diarbékir, Redwan bey. Moukles bey, qui est alors mutessarif suppléant, et ses amis musulmans lui rendent visite et tentent d’apaiser ses craintes. Le 13 juin, il reçoit l’ordre d’aller à Alep pour être jugé. Il quitte l’archevêché le 17, accompagné d’un policier et de tous ceux qu’on a impliqués dans l’affaire : le père Joseph Tfinkdji, Saïd Sidi, Saïd Mamarbachi et Abdelmassih Safar. Seul Mansour Djabouri Kano reste à Mardin. à Alep, le prélat se rend à l’église des syriens catholiques où on lui refuse l’entrée. Il passe alors la nuit au siège <p.250> de la police, à El-Azizié, où il reste trois jours. Le 22 juin, il est convoqué par le procureur qui ne trouve aucun prétexte pour l’inculper, mais le renvoie en prison. Le père Joseph, son secrétaire, l’a précédé à Alep, pour tenter de le faire libérer. Il va dans le Mont-Liban, à Deir-el-Choufa, informer le patriarche Rahmani. Celui-ci intervient aussitôt auprès des consuls d’Allemagne et d’Autriche et du délégué apostolique, Monseigneur Dolci.

Mais les ennemis de l’évêque ne lâchent pas le dossier et ils établissent une liste des syriens catholiques d’Alep pour faire tomber avec lui toute la communauté syrienne catholique. Ils le mettent dans une cellule sale avec des détenus de droit commun. Ils font venir de Mardin Mansour Djabouri Kano et font également arrêter d’autres notables chrétiens. Après leur avoir extorqué une forte somme, ils doivent libérer les autres détenus, dont le père Tfinkdji et Mansour Djabouri Kano. Monseigneur Tappouni reste détenu dans les pires conditions. Le mardi 27 août, son gardien menace même de le tuer et il doit lui remettre un cadeau pour le dissuader. Le jeudi 5 septembre, il est transféré dans une autre prison et enfermé avec 15 autres chrétiens dans une cellule étroite où il risque de mourir d’asphyxie. Il reste alité, malade, jusqu’au 29 septembre où il est à nouveau interrogé par des fonctionnaires de la justice qui l’accusent d’être à Mardin le chef des espions anglais chargé de les informer sur les mouvements de l’armée ottomane et de faire évader des prisonniers anglais. Il demande à ceux qui l’interrogent de lui expliquer comment, isolé à Mardin, il pourrait correspondre avec les Anglais et faire évader des prisonniers anglais. En octobre, il est jugé avec le frère Simon, Saïd Sidi, Saïd Mamarbachi et Boutros. Les juges l’acquittent et reconnaissent qu’il est innocent des fautes dont l’accusent Tewfik. Mais ils condamnent le frère Simon à deux ans de prison, alors qu’il est tout aussi innocent. Boutros devra faire trois ans de prison lorsqu’il sera majeur. Le garçon aurait répondu : « Dieu est généreux. D’ici cinq ans, on verra ». Après sa libération, Monseigneur Tappouni se rend au patriarcat où Monseigneur Rahmani l’accueille. Mais il tient à retourner dans son diocèse. Il part le 17 octobre et arrive à Mardin le lendemain soir. Il y reste jusqu’en mai 1919. à cette date, le patriarche doit se rendre à Paris à la conférence de la Paix et il confie à Monseigneur Tappouni l’intérim du patriarcat syrien catholique31.

Les tracas faits à Monseigneur Tappouni par les responsables du génocide arménien à Mardin montrent bien qu’en 1918, la situation n’est plus la même. Le génocide est terminé. Il ne devait pas concerner <p.251> les autres communautés chrétiennes. Un assassin comme Tewfik a beau s’acharner contre l’évêque syrien catholique, ses accusations doivent suivre une voie administrative et, comme elles s’avèrent fausses, elles restent sans effet. Nostalgiques du temps où ils disposaient d’un permis de tuer illimité, ces meurtriers ne parviennent pas à « finir le travail ». En dépit du pouvoir dont ils disposent, ils sont enfermés dans le carcan d’un appareil judiciaire, toujours aussi facile à mettre en marche quand on lance une accusation d’espionnage, mais qui reste néanmoins efficace dans son exigence d’administration de la preuve. <p.252>

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1) Titre du chapitre XXI du manuscrit du père Rhétoré, pp. 348-371.

2) Titre du chapitre XVIII du livre du frère Simon, op. cit., pp. 195-202.

3) J. Rhétoré, pp. 348-349 et p. 359.

4) H. Simon, op. cit., p. 195.

5) En mémoire des deux savants morts du typhus en l’étudiant : l’Américain Ricketts et l’Allemand Prowazeck.

6) Le mode de transmission fut découvert en 1909 par Nicolle et ses assistants.

7) J. Rhétoré, p. 367.

8) Le père Rhétoré fait allusion au désastre de la IIIe armée ottomane après la défaite de Sarikamish sur le front caucasien, en janvier 1915.

9) La bataille des Dardanelles, qui commence dans la nuit du 24 au 25 avril 1915 pour s’achever le 19 décembre de la même année est perdue par les alliés anglo-français et gagnée par l’armée ottomane. Les pertes des Alliés dépassent 200 000 hommes (31 500 tués : 28 000 Britanniques et 3 500 Français).

10) En effet, les Anglais se sont enfermés imprudemment dans cette ville, mais, là aussi, la victoire est restée aux Turcs. On ne peut en douter.

11) J. Rhétoré, pp. 352-357. Le père Rhétoré fait le décompte des pertes des armées ottomanes : « A la date du 18 octobre 1916, la IIIe armée avait perdu 800 000 hommes ; l’armée envoyée en égypte [ IIe armée] 100 000 ; l’armée de Bagdad [ VIe armée] 200 000 ; celle de Tchanak-Kalé [Dardanelles] 800 000 [ici, il double les pertes turques des Dardanelles]. Plus de 100 000 hommes meurent en octobre 1916 dans le combat de Chabak Djour [Djabakhdjour] ». Les soldats sont morts sur le terrain, des suites de blessures ou de maladie, mais ces chiffres tiennent compte de soldats disparus, parmi lesquels de nombreux déserteurs ». En corrigeant ces chiffres à la hausse, le père Rhétoré atteint le total de deux millions de soldats ottomans.

12) H. Simon, op. cit., p. 197.

13) J. Rhétoré, p. 360.

14) H. Simon, op. cit., p. 196.

15) Ibid.

16) J. Rhétoré, pp. 361-362.

17) H. Simon, op. cit., pp. 197-198.

18) J. Rhétoré, pp. 364-365.

19) H. Simon, op. cit., p. 199.

20) J. Rhétoré, pp. 366-367.

21) Ibid., p. 362.

22) Ibid., p. 363.

23) H. Simon, op. cit., p. 200.

24) J. Rhétoré, p. 364.

25) H. Simon, op. cit., p. 202.

26) Aydin, Mardin, op. cit., p. 339.

27) Ibid., p. 338.

28) Ibid.

29) Al qouçara, [tr. B.], p. 485.

30) M. Chevalier, Les Montagnards…, op. cit., p. 321.

31) Al qouçara, [tr. B.], pp. 487-490. En 1937, Mgr Tappouni devient cardinal. Il se rend à Paris rappeler à la France ses engagements envers les minorités chrétiennes de Syrie.

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