Y.Ternon, Mardin 1915 Livre I cinquième partie, Mardin dans le génocide arménien.

épilogue

Après l’armistice de Moudros (30 octobre 1918), le territoire ottoman est inégalement occupé. Par une clause de l’armistice, les Alliés se sont réservé le droit d’occuper des régions qu’ils jugent d’intérêt stratégique. Mais ils n’ont ni la volonté, ni les moyens de contrôler toutes les provinces de l’Empire ottoman. Alors que les Anglais sont à Mossoul et que, en 1919, les Français s’avancent jusqu’à Ourfa, le vilayet de Diarbékir reste turc. Dès les premiers mois de 1919, le mouvement nationaliste s’y développe, avant même l’arrivée de Mustafa Kemal à Samsoun en mai1. Par contre, les crimes qui ont été perpétrés dans cette province sont détaillés dans les revendications formulées par les différentes communautés chrétiennes à la Conférence de la Paix et les criminels sont identifiés. Certains d’entre eux sont arrêtés par les autorités ottomanes ou par les Anglais. Enfin, le patriarcat arménien catholique fait le bilan du désastre et tente de reconstituer le diocèse de Mardin. C’est par ces trois rubriques que s’achève cette histoire.

1. Arméniens et Syriaques à la Conférence de la paix

à la conférence qui s’ouvre à Paris, le 18 janvier 1919, deux principes contradictoires s’opposent : l’un, traditionnel, le partage des dépouilles du vaincu ; l’autre, nouveau, résumé dans le message du président Wilson, la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les délégations des groupes nationaux se pressent dans les couloirs de la Conférence pour solliciter l’appui des Alliés. Chacun invoque son histoire, sa langue, sa culture, ses souffrances pour exiger sa part des dépouilles. La conférence de la Paix a donc pour tâche de contenir ces appétits, souvent antagonistes – ainsi les demandes territoriales arméniennes, kurdes et assyro-chaldéennes se chevauchent – et de trancher tout en maintenant l’ordre dans des territoires que les Alliés ne sont pas toujours en mesure d’occuper.

Les demandes arméniennes auprès de la Conférence sont formulées par deux délégations : celle de la République arménienne – indépendante depuis mai 1918 –, dirigée par Aharonian, et celle de la diaspora, dirigée par Boghos Nubar Pacha. Le 26 janvier 1919, au nom des deux délégations, <p.253> Aharonian demande la création d’une « Arménie intégrale », étendue du Caucase au golfe d’Alexandrette et de la Caspienne à la mer Noire, un immense territoire formé par l’union des sept vilayet orientaux – dont celui de Diarbékir – avec la Cilicie et la République d’Arménie. Il demande également qu’un mandat spécial soit accordé à l’une des puissances alliées afin d’assister l’Arménie pour une période de vingt ans. Il réclame des réparations, le retour des Arméniens convertis de force et séquestrés, des mesures de protection contre les Turcs et le jugement des responsables des massacres de 1915. Sur l’initiative du président Wilson, le Conseil des Quatre – Angleterre, France, états-Unis, Italie – décide l’envoi au Proche-Orient d’une commission interalliée chargée de recueillir les vœux de la population. La commission King-Crane se rend en Palestine, au Liban, en Syrie, en Cilicie – mais pas dans les vilayet orientaux – avant de regagner Constantinople. Son rapport n’est d’ailleurs publié que le 2 décembre 1921 et il est sans influence sur les négociations portant sur les questions arménienne et arabe, qui sont les principales questions soulevées par les Alliés dans le règlement du dossier ottoman. Les demandes arméniennes sont jugées irrecevables par la conférence. Par contre, l’idée d’un mandat américain en Arménie fait son chemin. Dans le traité de Sèvres, signé le 10 août 1920 et jamais ratifié, la Turquie, en dépit des amputations qui lui sont imposées, conserve le vilayet de Diarbékir. Ce vilayet n’a donc jamais fait l’objet d’une négociation entre les Alliés et l’Empire ottoman. Le sénat américain ayant refusé le mandat sur l’Arménie (24 mai 1920), le président Wilson se contente de répondre à la proposition de bons offices renouvelée par le traité de Sèvres et il fixe le 22 novembre 1920 les limites de la frontière entre l’Arménie et la Turquie, une décision rendue inapplicable par l’invasion de la République d’Arménie, le 23 septembre, par les troupes kémalistes.

Si la délégation arménienne, écrasée par les enjeux politiques des Puissances, a été incapable d’obtenir satisfaction, alors qu’elle avait la faveur des Alliés, il est évident que les autres délégations qui formulaient des revendications sur les mêmes territoires, n’avaient aucune chance d’être entendues.

Trois délégations syriaques se présentent à la conférence : celle des jacobites, représentée par Monseigneur Séverius Ephrem Barsami, patriarche des syriens orthodoxes2 ; celle des syriens catholiques, représentée <p.254> par le patriarche Joseph Rahmani3 ; une délégation assyro-chaldéenne représentée par le patriarche chaldéen de Babylone4.

Le représentant jacobite arrive à Paris en novembre 1919. Il pense agir efficacement en ménageant à la fois Anglais et Français, mais les diplomates français qui le reçoivent restent sceptiques : ils considèrent que ce sont les syriens catholiques et non les jacobites qui ont été fidèles à la France.

Le patriarche Rahmani joue ouvertement la carte de la France. C’est un ancien élève des pères dominicains du séminaire de Mossoul et il réclame la protection de la France en Syrie contre le pouvoir arabe qui s’est installé à Damas. Il rêve même d’une grande Syrie qui engloberait la Palestine et la Haute-Mésopotamie avec Diarbékir, Mardin et Mossoul. Dans son rapport, rédigé le 18 juin 1919, il demande que la France agisse au plus vite pour « que les troupes anglaises soient relevées par des troupes françaises, le plus tôt possible » et que des administrateurs militaires français remplacent le gouvernement arabe, « cause de désordres et de mécontentements »5. C’est la même position qu’adopte Monseigneur Tappouni dans une lettre adressée à la Commission nationale américaine sur les mandats en Turquie, le 18 juillet 1919. Il rejette la domination arabe : « Ce sont les Arabes qui, en 1915, ont contribué aux massacres d’Ourfa, de Mardin [?], de Deir-es-Zor etc. Ce sont les Arabes qui, en février 1919, ont massacré à Alep, en plein gouvernement arabe. Ce sont les Arabes qui, payés par la Turquie, ont achevé dans le désert l’extermination des chrétiens »6. Il explique que tous les fonctionnaires mis en place en Syrie depuis la fin de la guerre sont les représentants locaux du Comité Union et Progrès et, comme le patriarche, il réclame le mandat exclusif de la France sur la « Syrie intégrale ». En cas de refus des Alliés, l’autre terme de l’alternative serait, explique-t-il, l’émigration7.

La délégation assyro-chaldéenne n’a pas de contact avec les représentants des syriens catholiques et des jacobites. Elle se présente, <p.255> sous cette dénomination nouvelle, comme le représentant d’une nation regroupant les descendants des deux grands empires de l’antiquité : la Chaldée et l’Assyrie. Ces descendants, qui partagent la même langue et les mêmes traditions, « issus de la même race », « habitent encore aujourd’hui le sol de la mère patrie ». Le mémorandum explique qu’au Ve siècle, ce peuple assyro-chaldéen a été scindé en divers groupes qui se sont maintenus jusqu’à nos jours « sous la dénomination de chaldéens catholiques et chaldéens nestoriens dont les deux derniers [groupes] portent aussi actuellement le nom d’assyrien, de syriens jacobites et de syriens catholiques ». « Aujourd’hui, reconnaissant qu’ils sont de même race, ces divers groupes seraient heureux de recouvrer leur unité nationale et politique primordiale, sous la dénomination d’Assyro-chaldéens »8. Le territoire revendiqué par cette délégation a pour centre géographique Mossoul, mais il s’étend largement, au Nord jusqu’aux vilayet de Bitlis et de Van, au Sud jusqu’à Bagdad, à l’Est jusqu’en Perse9. Cette identité nouvelle est reconnue par des observateurs occidentaux en poste dans la région, en particulier par le consul de France en Mésopotamie, Monsieur Roux, qui, depuis décembre 1918, est tenu informé par le patriarche chaldéen de Babylone, Monseigneur Joseph Emmanuel Thomas, et par l’évêque syrien catholique de Mossoul, Monseigneur Pierre Habra, des persécutions et massacres des chrétiens pendant la guerre10. Un rapport plus détaillé avait été remis, le 28 novembre 1918, par le patriarche Thomas au gouverneur militaire de Mossoul, le colonel Lichman, afin qu’il le transmette à la conférence de la Paix. Par précaution, le patriarche en remet copie au consul de France. Ce rapport contient trois tableaux explicatifs détaillant les pertes subies dans les différents diocèses chaldéens, en particulier dans ceux de Diarbékir, de Djezireh et de Séert11 [Annexe 4]. Le consul de France envoie également une note sur le camp de réfugiés de Bakouba où sont regroupés les chaldéens et Arméniens venus d’Azerbaïdjan persan à l’automne 1918, après avoir fui <p.256> devant l’avance des troupes turques en Perse12. La délégation assyro-chaldéenne s’appuie sur la France. Elle réclame un mandat de la « Ligue des nations ».

En fait, plusieurs délégations se présentent comme assyro-chaldéennes à la conférence de la Paix : l’une vient du Caucase, une autre des états-Unis, une troisième de Perse13 – le patriarche nestorien Mar Paulus Shimoun XXII, envoie également un mémorandum, du camp de réfugiés de Bakouba, par l’intermédiaire de l’Indian Office14. Mais celle conduite par Saïd A. Namik et Rustum Negib, qui bénéficie du soutien du patriarche chaldéen de Babylone, Emmanuel Thomas II, semble la plus représentative15. Elle est en tout cas sur le terrain et à même de juger de la situation des minorités chrétiennes en Haute-Mésopotamie en 1919. Le patriarche chaldéen s’inquiète de voir Mossoul en dehors de la zone française. Sur le terrain, en effet, les agressions contre les chrétiens ne cessent pas. Les chaldéens d’Amadia et de Zakho, qui avaient pendant la guerre été épargnés grâce à l’intervention du patriarche de Babylone, sont attaqués par les Kurdes en juin et juillet 1919. Ils tuent les hommes, pillent les maisons et partent en emmenant les femmes et les jeunes filles16.

Le traité de Sèvres balaie les aspirations assyro-chaldéennes. L’article 62 de la section « Kurdistan » stipule qu’une commission préparera l’autonomie locale pour les régions où domine l’élément kurde. Il mentionne les Assyro-chaldéens : « Ce plan devra comporter des garanties complètes pour la protection des Assyro-chaldéens et autres minorités ethniques ou religieuses dans l’intérieur de ces régions »17. Ce traité est ensuite annulé par le traité de Lausanne qui, dans ses articles 36 à 44, ne traite que des minorités non musulmanes vivant en Turquie et leur garantit « pleine et entière protection », une garantie purement formelle puisque la République de Turquie poursuit un programme d’homogénéisation ethnique et pousse les minorités chrétiennes à l’émigration.

2. Les criminels

Faute d’une incrimination pour « crimes contre l’humanité », qui n’apparaîtra qu’en 1945 dans le vocabulaire juridique international – ou <p.257> pour « génocide », qui n’est formulée en droit qu’en 1948 – les crimes perpétrés pendant la Première Guerre mondiale contre des populations civiles dans l’Empire ottoman, seront présentés comme « crimes de guerre » devant le Foreign Office. En effet, les tribunaux constitués à Constantinople en 1919 à la demande du sultan et du parlement ottoman, n’ont guère à connaître des massacres collectifs perpétrés dans le vilayet de Diarbékir, les principaux responsables de ces crimes n’ayant pas été traduits devant ces tribunaux18. Ces procès ont lieu à Constantinople de février 1919 à juillet 1920. Le procès principal, celui des ministres du temps de guerre et des principaux dirigeants de l’Ittihad, s’ouvre le 28 avril et s’achève le 5 juillet 192019. Les verdicts de ces procès s’appuient sur les témoignages et documents émanant de fonctionnaires et de militaires ottomans. Ils confirment que les massacres ont été intentionnels et que les décisions ont été prises « après des délibérations longues et approfondies ». C’est au cours de ces procès qu’est mis en évidence le rôle de l’Organisation spéciale et des deux structures qui ont organisé et exécuté les tueries : les « secrétaires responsables » et les milices des tchété. Mais ces procès ne pénètrent pas dans la réalité locale du crime.

Les responsables de la destruction des Arméniens dans le vilayet de Diarbékir ont tous échappé à la justice des hommes. L’architecte du génocide dans ce vilayet, Rechid, est arrêté en 1918 et emprisonné à Constantinople à Bekir Agha. Mais il s’évade et, apprenant qu’il va à nouveau être arrêté, il se suicide, le 6 février 1919. Rechid laisse un journal dans lequel il accuse plusieurs de ses collaborateurs [Annexe 1 B]. Dans la revue turque Résimli Tarik, l’ancien secrétaire du comité central du parti Union et Progrès, Midhat Chükrü, résume les entretiens qu’il a eus avec le docteur Rechid, dont il partage d’ailleurs les convictions20. Il lui avait demandé comment, en tant que médecin, il avait livré à la mort, « en masse, des foules d’innocents ». Rechid lui aurait répondu que sa profession de médecin ne pouvait lui faire oublier sa position de vali et qu’il était Turc avant tout. Après lui avoir affirmé que les perquisitions faites au domicile des Arméniens avaient permis de s’emparer d’une telle quantité de munitions qu’il y avait de quoi « faire sauter une armée », Rechid se disait convaincu d’avoir fait une œuvre éminemment patriotique en détruisant les Arméniens et il aurait ajouté cette phrase qui peut être transposée un quart de siècle plus tard dans la bouche des plus criminels <p.258> des médecins nazis : «… Vous m’aviez demandé comment, en tant que médecin, j’avais pu tuer un si grand nombre d’hommes. Voici ma réponse : des traîtres arméniens s’étaient faits leur nid dans le sein de la patrie, ils en étaient des microbes dangereux. N’était-il pas du devoir d’un médecin de détruire ces microbes ? ». Après ces propos dans la tradition du « racisme biologique », Rechid aurait poursuivi par un réquisitoire sur le thème « eux ou nous », un thème qui justifiera plus tard ailleurs dans le monde d’autres génocides : « […] Ou les Arméniens auraient supprimé les Turcs, ou ceux-ci auraient dû nettoyer le pays des Arméniens. Devant cette alternative, je n’ai pas hésité longtemps : c’était à nous de les supprimer ». Midhat Chükrü semble comprendre l’attitude de Rechid, puisqu’il partage avec lui la conviction que les Arméniens « avec leur mentalité de comitadji [allusion aux révolutionnaires bulgares], minaient les fondements de la patrie ». Pour cette raison, ajoute-t-il, « fut versé le sang de nombreux innocents arméniens ». Ces propos de Rechid permettent de comprendre que le principal responsable du génocide pour le vilayet de Diarbékir était littéralement obsédé par la passion d’anéantir les Arméniens. Dans ses réquisitoires il ne mentionne pas les autres communautés chrétiennes. Il y a donc une intention criminelle spécifique énoncée par des membres dirigeants du Comité Union et Progrès concernant les Arméniens. L’extension du processus de destruction à d’autres communautés relève bien d’initiatives locales, comme le confirment les dossiers d’instruction établis par les Anglais.

Memdouh s’est enfui et il n’est jamais retrouvé. On ignore ce qu’est devenu Tewfik. Seuls quatre coupables sont arrêtés et transférés à Malte par les Anglais, en attente d’un jugement qui n’aura jamais lieu, des prisonniers ayant d’abord été échangés contre des prisonniers anglais, d’autres s’étant évadés, les autres enfin ayant été plus tard relâchés sans jugement – ces quatre criminels font partie de ce groupe, en attente d’un jugement. Par contre, les autorités anglaises ont constitué des dossiers d’accusation étayés par de nombreux témoignages. Ces quatre hommes sont donc convaincus de participation directe aux massacres arméniens dans le vilayet de Diarbékir, et singulièrement dans le sandjak de Mardin pour trois d’entre eux. Ils sont représentatifs des différents groupes de participants au génocide arménien et à la destruction des autres communautés chrétiennes. Le premier est député de Diarbékir au parlement ottoman, Feyzi : c’est un organisateur venu du centre de décision ; le second est secrétaire du vilayet, Veli Nedjet bey : c’est un ordonnateur sur <p.259> un plan régional ; le troisième est Bedreddine, le maître d’œuvre du génocide à Mardin ; le quatrième est un simple exécutant, Youssouf [fils de Nouri-el-Bitlissi, le chef de la milice de Mardin], le responsable de la destruction des syriens catholiques et des jacobites de Gulié. Si ces quatre hommes n’ont pas été jugés, ils ont au moins été convaincus de meurtre par un dossier d’instruction21.

Feyzi

Arif Feyzi bey (détenu n° 2743) est arrêté le 28 janvier 1919 par les autorités ottomanes – à l’initiative de M. Ryan, mandaté par le Foreign Office – qui le remettent au corps expéditionnaire anglais. Il est incarcéré en égypte puis transféré à Malte en juillet 1919. Sur la foi d’un mémorandum remis à M. Ryan par un député musulman – dont le nom n’est pas révélé – l’ancien député de Diarbékir est tenu pour responsable des massacres perpétrés dans ce vilayet de mai 1915 jusqu’au rappel de Rechid à Constantinople à l’automne 1915. L’informateur turc mentionne le meurtre ordonné par Rechid des deux kaïmakam de Lidjé, Nessimi bey, et de Béchiri, Sabit Souadi. Il établit la liste des personnes ayant une responsabilité dans ces massacres, qui figurent sur une liste de personnes que le gouvernement ottoman doit arrêter, mais dont la plupart ne seront pas retrouvées : Rechid, Feyzi, Ruchdi, Chakir [arrêté, il s’est évadé lors de son transfert à Constantinople], Bedri [Bedreddine, détenu à Malte], Harum bey [Officier de gendarmerie], Hussein bey [chef de la police jusqu’en mai 1915 où Veli Nedjet bey le remplace], Memdouh, Chérif bey [cousin de Feyzi], Chevki bey, chef de la milice [c’est-à-dire des tchété], Sidki bey, maire de Diarbékir [cousin de Feyzi] et Emin bey, officier de la milice. Un autre informateur ajoute que le député Zulfi bey, élu de Diarbékir, « a gardé pendant les massacres une neutralité glaciale », alors qu’un autre député de ce vilayet, Kiamil bey, « a risqué sa vie en s’opposant aux malfaiteurs ; il vint même à Constantinople et porta d’amères plaintes à Talaat Pacha qui le menaça de mort, s’il ne gardait pas le silence ». Cet accusateur est l’ancien inspecteur de 1 re classe en charge des vilayet de Bitlis et de Van, Mihran Boyadjian, qui, de l’orphelinat du délégué apostolique, Monseigneur Dolci, où il demeure, rédige, en français, un témoignage particulièrement accablant sur Feyzi – témoignage qui vient corroborer celui du vice-consul anglais Mgrditchian22 [Annexe 1 A] : « Le député Feyzi bey, un des membres les plus acharnés de l’Union <p.260> et Progrès, ayant participé aux conseils secrets du comité central, après la session du parlement, venait de quitter Constantinople à destination de Diarbékir, en vue d’encourager le vali, Docteur Rechid, et prendre personnellement part aux massacres des 120 000 Arméniens, Syriens et Chaldéens du vilayet de Diarbékir. [Remontant au moment de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, il évoque un voyage qu’il fit avec Feyzi]… Je quittai Constantinople le 15 juillet 1914, pour me rendre à Alep. De là, le 7 août, en compagnie des députés de Diarbékir, Feyzi, Zulfi et Kiamil, arrivés comme moi de la capitale, nous partîmes pour Diarbékir. Chemin faisant, nous parlions souvent de politique en voiture. Feyzi bey ne manquait pas de glisser, dans ses conversations, quelques pointes contre mes coreligionnaires. « Les Arméniens, répétait-il avec amertume, se sont mal conduits à notre égard, pendant la guerre balkanique, dans nos jours de détresse [1912-1913]. Le patriarche Zaven [patriarche de Constantinople], le catholicos d’Etchmiadzin et Nubar [Boghos Nubar Pacha] ont cherché à recourir à l’intervention étrangère ; cela vous coûtera cher, mon ami, votre avenir est en danger. » En vain, je m’évertuais à lui démontrer que les réformes qu’on réclamait pour la Turquie [allusion aux accords du 6 février 1914 signés entre l’Empire ottoman et la Russie à Yeni-Keui], étaient bien plus dans l’intérêt des Turcs et des Kurdes que des Arméniens. Il se refusait à comprendre. Arrivés à Ourfa, le 7 août, grande fut sa joie en apprenant la destitution de MM. Hoff et Westenenk, chargés de l’inspection des six provinces orientales [en application des accords du 6 février. Leur mandat avait été annulé par la survenue de la guerre mondiale]. Ce fut Hussein Djemal bey, vali démissionnaire de Diarbékir, aujourd’hui vali d’Andrinople, qui nous communiqua cette nouvelle. Cela se passait le premier mois de la Guerre générale. Feyzi bey jubilait : « Vous allez voir maintenant ce que c’est que de réclamer des réformes », me dit-il d’un ton rogue.

Le 10 août, arrivés à Diarbékir, nous nous trouvâmes en face des ruines fumantes du bazar. Un incendie l’avait réduit en cendres, quelques jours avant notre arrivée23. Le commissaire de police, Memdouh, inculpé à ce sujet, se trouvait en prison. Feyzi bey veilla à son élargissement. Ce Memdouh devait, dans les massacres et les pillages de Diarbékir et Mardin, jouer un rôle des plus sinistres.

Au mois de février 1915, pendant mes deux inspections dans le sandjak de Séert, j’ai reçu des dépêches chiffrées de Constantinople qui m’ordonnaient de hâter mes inspections et de me rendre d’urgence, fin avril, à Mossoul. Conformément aux ordres reçus, j’étais déjà en route et j’arrivais le 25 avril à Djezireh. La panique des populations chrétiennes était <p.261> à son comble : on était effrayé des massacres. Plusieurs notables vinrent me trouver et implorer mon secours. Je m’adressais donc au kaïmakam, nommé Halil Sami J’appris aussi de lui que le député Feyzi bey se trouvait à Djezireh depuis déjà une quinzaine de jours, chargé par le vali de Diarbékir d’une mission spéciale. Feyzi bey avait invité à Djezireh, le jour de l’avènement au trône de Sa Majesté [le sultan Mehmed V. Dans la traduction anglaise du rapport de Boyadjian, la date mentionnée pour cet anniversaire est le 27 avril, ce qui est manifestement une erreur, Feyzi ayant quitté Djezireh le 24 avril], les chefs des tribus kurdes des alentours et leur avait déclaré que c’était un devoir religieux et patriotique de massacrer les chrétiens, que le vol des biens des giaour était hellal [c’est-à-dire autorisé par la charia]. Le kaïmakam, paraît-il, avait refusé de prêter appui aux bandes et de destituer les fonctionnaires civils arméniens et chaldéens. Rechid bey, alors vali de Diarbékir, lui ayant télégraphié d’obéir aux ordres de son représentant Feyzi bey, le destituait quelques jours après, le 1er mai 1915 [pour le remplacer par un homme à lui, Zalfi bey]. Par trois dépêches successives et très urgentes du vali Rechid, Feyzi quittait Djezireh le 24 avril 1915, un jour avant mon entrée dans cette ville, à destination de Diarbékir.

Pour organiser et commencer le massacre des Arméniens, le docteur Rechid avait absolument besoin de l’appui de Feyzi bey qui, se faisant pardonner, amenait avec lui, comme aides de camp honoraires, les deux célèbres brigands de tribu, Perighan Oglou Omer [Amaro] et Mustafa [deux fils du chef de la tribu kurde Milli, Ibrahim bey], qui depuis vingt ans terrorisaient les alentours de Djezireh et étaient condamnés plusieurs fois à mort par contumace. Et c’est à ces deux brigands que Feyzi bey a confié les 670 notables et intellectuels arméniens de Diarbékir pour les conduire à trente kilomètres de distance de la ville à Chelikian [Chkavtan], dans le district de Becheri, pour les y massacrer brutalement24. La besogne accomplie, au retour, Feyzi, les recevant avec de grands honneurs, leur demande : « Voyons ! Qu’avez-vous fait, mes braves ? » Les brigands lui répondirent : « Nous jurons sur votre tête [sic], bey effendi, qu’aucun d’eux n’a échappé aux massacres ».

Feyzi bey, arrivant de Djezireh à Diarbékir, donna grand appui au vali, docteur Rechid et l’encouragea de son mieux. C’est lui qui a organisé le Techkilât-i Mahsoussé [Organisation spéciale] formé de Ruchdi bey, commandant de la milice, de son neveu Pirindji Zadé Sedki, du mufti Zadé Chérif, d’Harpoulli Hussein, Attar Haki, le chef et secrétaire du comité Union et Progrès, Yassin effendi Zadé Chefki, Veli Nejdet, qui se trouve à l’heure actuelle employé au département des émigrés [cf. infra], <p.262> Moussouli Mehmed, Djedis agha Zadé Keur Youssouf, Hadj Bakir, Hadj Gani Servet etc., ont commencé les premiers à massacrer les 120 000 Arméniens du vilayet de Diarbékir avec un tel acharnement et une telle furie, que même les Vandales auraient eu honte de prêter l’oreille à de tels récits [suit le récit de la torture et de l’assassinat de Monseigneur Tchilgadian, dont le pharmacien Mansour, de confession chaldéenne, fut le témoin oculaire] ». Le témoignage de Mihran Boyadjian est complété par celui de Fouroudjian, témoin oculaire du massacre de 200 déportés par des gendarmes sur la route de Diarbékir à Jérusalem et de Hanna Hanum de Diarbékir.

Veli Nedjet Bey25

Chef de la police par intérim, en remplacement de Hussein, en mai 1915, Veli Nedjet est arrêté par le gouvernement ottoman le 30 janvier 1919, à la suite d’une demande de M. Ryan au grand vizir, Izzet bey, et remis aux autorités anglaises le 28 mai 1919.

En décembre 1914, il est assistant du directeur responsable des tribus au bureau des émigrés de Constantinople. Comme chef de la police jusqu’en juillet 1916, il est accusé d’être l’un des responsables des massacres à Diarbékir. Membre de l’Organisation spéciale, il est, après les massacres, employé à la direction générale des déportés et chargé de la gestion des biens des déportés. Un rapport du patriarcat arménien du 8 novembre 1920 donne des précisions sur ses responsabilités : « Fils d’un renégat italien, le docteur Bonelli, devenu Veli Baba, Veli Nedjet bey a envoyé à la mort le premier convoi des notables de Diarbékir. Il les a fait massacrer et ensuite a tué l’évêque arménien Tchilgadian après l’avoir torturé. Comme récompense pour les dizaines de milliers de meurtres, le Comité Union et Progrès lui a donné la maison du banquier Tirpandjian. Il y avait dans cette maison un stock de bijoux d’une valeur de 2 000 livres, laissés en gage par des Arméniens du vilayet, qui avaient dû emprunter en raison des persécutions turques avant la déportation. Veli Nedjet bet devint le propriétaire de tous les biens de la famille Tirpandjian qu’il avait massacrée ».

Déposent contre lui : Kevork Fikri, Arménien, juge à la cour d’appel de Diarbékir ; le docteur Krikorian et sa sœur ; Houloussi effendi, Premier président de la cour d’appel de Constantinople, qui se dit prêt à témoigner devant un tribunal allié désigné par la Société des Nations, car il ne fait pas confiance à un tribunal turc. L’assistant du haut-commissaire britannique à Constantinople fait remarquer qu’il est difficile de se rendre sur place pour obtenir des informations complémentaires. Il souligne <p.263> le peu d’empressement des Alliés à poursuivre les responsables des massacres et à répondre aux demandes du haut-commissaire.

Bedreddine26

Ibrahim Bedri bey, secrétaire général [mektoubdji] du vilayet de Diarbékir du 2 septembre 1914 au 12 septembre 191527, est ensuite nommé mutessarif de Mardin du 12 septembre 1915 au 11 décembre 1916. Puis il est vali de Diarbékir du 24 janvier 1917 au 22 janvier 1918 où il est démis de ses fonctions pour un motif inconnu. Comme on l’a vu, il est chargé par Rechid de diriger la destruction des Arméniens de Mardin à partir de mai 1915. Arrêté par le gouvernement ottoman en janvier 1919, sur demande de M. Ryan au grand vizir, il est transféré le 28 mai 1919, à Malte où il est détenu sous le n° 2701.

Le dossier d’accusation est peu fourni. Bedreddine est accusé par deux chrétiens arabes d’avoir, en collaboration avec Memdouh, perpétré des crimes à Mardin. Une déposition de Chafik bey, ancien mutessarif de Mardin, qui était comme Bedreddine natif de Bolu, précise ses responsabilités dans la dernière période du génocide : « Les massacres dans la région du désert (Ras ul-Aïn et Der-Zor) furent organisés par Zeki bey, Kerim Kefi et Ibrahim Bedri, le mektoubdji de Diarbékir. Ils se rencontrèrent en 1916 au nahié de Hassidjé, un lieu qui leur convenait à tous trois, et ils se concertèrent sur les mesures à prendre. Bedreddine était favorable à une solution entraînant la mort des chrétiens par la faim… Je connaissais bien Bedreddine : il était mon compatriote de Bolu. Talaat le connaissait : il avait vérifié le « bon travail » qu’il avait accompli en déportant les Grecs de Bigha après la guerre des Balkans. »

Youssouf28

Sergent de la gendarmerie de Mardin, le sergent Youssouf [Yussuf Tsawich, pour tchavouch] est le fils de Nouri el-Bitlissi [Nouri el-Ansari], le chef de la milice de Mardin. Arrêté au début de 1919 par le corps expéditionnaire anglais, il est interné en égypte, puis transféré à Malte, le 28 janvier 1920, où il est emprisonné sous le n° 2768.

Son dossier d’accusation est abondamment fourni. Youssouf est responsable de complicité dans le massacre des Arméniens de Ksor [Gulié]29. Les témoignages recoupent très exactement ceux des pères Rhétoré et <p.264> Armalé – il est probable d’ailleurs que les témoins sont les mêmes, des rescapés du massacre. Trois témoins oculaires sont envoyés par Mansour Jabbour, l’un des trois survivants de la famille Jabbour, propriétaire d’une partie du village. Ces témoins sont : Abdullah Gorgiss, Mikhaïl Hanna et Georges Bahnan. D’autres témoins étaient prêts à venir, mais la libération de plusieurs criminels qui vivent en territoire turc les effraie et ils craignent des représailles. Une déposition signée par trois habitants de Mardin et un de Diarbékir, le 4 février 1919, et adressée à l’école syrienne d’Alep, est ajoutée au dossier30. Le père Joseph Tfinkdji qui se trouve à Alep, recueille le témoignage d’un Arabe de Mardin, Mohamed Hadj Youssef, contre le sergent Youssouf : celui-ci était déjà connu pour sa cupidité et sa cruauté chez les musulmans de Mardin. Son père et lui ont commis toutes sortes d’atrocités, dont des viols, et ils massacraient et volaient. Pauvre avant les massacres, Youssouf est devenu riche après. Il a d’ailleurs été arrêté par le gouvernement ottoman pour ses délits. Condamné à mort, il a été incorporé dans l’armée régulière. Puis il s’est arrangé pour se faire enrôler comme sergent dans la gendarmerie d’Antioche où il a commis de nouvelles atrocités.

Les événements de Gulié sont reconstitués avec précision. En juillet 1915, les autorités de Mardin reçoivent l’ordre de relâcher les syriens catholiques. Mansour Jabbour est alors libéré. Il demande qu’on envoie des soldats de la milice protéger les chrétiens de Gulié, un village jacobite et syrien catholique. Deux groupes sont expédiés : l’un de gendarmes, l’autre de soldats. Sergent de la gendarmerie, Youssouf commande les deux groupes. Il s’entend avec les Kurdes pour massacrer tous les habitants après les avoir rassemblés dans la vaste maison des Jabbour et il tue de sa main deux membres de la famille Jabbour. Il n’y a que 15 ou 16 survivants. Plusieurs témoins de auditu accusent également Youssouf d’avoir assassiné trois prisonniers anglais qu’il convoyait – l’un a entendu dire que c’était dans le village d’Arada près de Ras ul-Aïn, l’autre à Gulié : « Nouri el-Bitlissi, le père de Youssouf m’a dit que son fils avait tué les trois prisonniers à Gulié, ainsi que deux à Nisibe [J. Tfinkdji, le 3 juillet 1919] ».

3. Mardin. 1919-1926

Le patriarche arménien de Constantinople, Monseigneur Zaven Yéghiayan, exilé à Mossoul, rentre dans la capitale ottomane le 19 janvier <p.265> 1919 et reprend ses fonctions. Il invite les représentants des deux autres communautés arméniennes, Monseigneur Augustin Sayagh [archevêque d’Alep. Le patriarche Terzian est retenu à Rome] et le pasteur Bezdjian, à former un conseil mixte pour collaborer aux affaires religieuses arméniennes. Ce conseil entre en relation avec la délégation nationale arménienne formée à Paris par Boghos Nubar Pacha en avril 1918. Le 28 février 1919, les trois associations d’assistance arménienne forment l’œuvre de l’assistance nationale arménienne, sous le contrôle du conseil mixte et aidée par le Near East Relief américain.

Quelques semaines après l’armistice de Moudros, à la suite d’un accord entre les Alliés et le gouvernement ottoman, une commission d’inspection américaine et turque est envoyée en Asie Mineure examiner la situation des déportés survivants et les possibilités de les réinstaller. La commission d’inspection américaine et turque quitte Constantinople le 2 janvier 1919. Elle parcourt une partie de l’Anatolie. Mais la tournée d’inspection est interrompue au milieu de son programme et la majorité des délégués rentrent à Constantinople. Seul l’abbé Jean Nalbandian, représentant du patriarcat catholique arménien, poursuit son programme d’inspection31. Il remet à son patriarcat un bilan détaillé des diocèses arméniens catholiques dont la plupart ont disparu.

De 1914 à 1921, le nonce apostolique de Constantinople est Monseigneur Angelo Maria Dolci. Celui-ci décide en 1919, par un décret du 2 juillet de la Sainte Congrégation orientale, d’envoyer dans les diocèses arméniens dévastés dont les sièges sont pour moitié d’entre eux vacants, un visiteur apostolique. Cette mission est confiée à Monseigneur Pierre Kojanian32, archevêque de Chalcédoine, qui arrive à Constantinople le 16 juillet 1919. Après consultation avec Monseigneur Sayagh et Monseigneur Dolci, il rencontre le haut-commissaire français, Defrance, pour obtenir son assistance afin de faciliter son voyage. Il part de Constantinople le 25 juillet et arrive à Moudania où l’attend le capitaine Capdevielle, inspecteur de gendarmerie à Brousse, qui l’accompagne en train dans cette ville. Après quelques semaines de séjour, il repart pour Constantinople, accompagné de son secrétaire, l’abbé Pierre Kédidjian. Les deux prêtres gagnent Smyrne, puis Beyrouth. Ils se rendent d’abord au siège du patriarcat catholique, à Bzommar, et ils repartent en emmenant avec eux l’abbé André Ahmaranian, originaire de Mardin, qui les informe de la situation à Mardin au cours de la guerre. De là ils partent en train pour Alep, où ils <p.266> sont accueillis par l’abbé Achikian, chargé de la paroisse d’Ourfa, ville sous occupation française, où viennent d’affluer des réfugiés arméniens. Le visiteur apostolique et ses deux compagnons se rendent ensuite à Mardin, où ils arrivent le 12 octobre. La ville est restée sous administration turque. Ils se présentent au mutessarif et au commandant de la garnison en expliquant qu’ils sont envoyés par le Saint-Siège comme visiteurs pour les six vilayet d’Anatolie orientale qu’ils sont chargés de réorganiser et qu’ils commencent par Mardin. Monseigneur Kojanian est d’abord bien accueilli par les autorités ottomanes. Il est surtout accueilli chaleureusement par les survivants arméniens33. Une partie d’entre eux sont revenus du Sindjar où ils ont été protégés pendant toute la durée de la guerre par Hammo Chéro. à son arrivée, Monseigneur Kojanian constate que la cathédrale Saint-Georges, l’archevêché et l’église Saint-Joseph sont encore sous l’autorité militaire. Il n’y a dans la ville que 200 orphelins, mais ils ne peuvent en voir que 45. Il apprend que, dans les environs, 200 personnes, veuves et orphelins, sont aidées par des organisations américaines. Dans son rapport, l’abbé Kédidjian raconte qu’il a célébré une messe de Requiem dans l’église Saint-Joseph, assisté de l’abbé Joseph Emirkanian, venu de Diarbékir, et de l’abbé Ahmaranian. Il ajoute que l’église Saint-Georges et l’archevêché leur ont été restitués le 26 octobre, qu’une école-orphelinat de 45 enfants a été ouverte et qu’elle a été transférée au presbytère de Saint-Joseph. Le visiteur a l’intention de poursuivre sur Diarbékir. Mais les relations ne tardent pas à se tendre. Les autorités turques le soupçonnent d’être un agent de l’étranger. On fait savoir à Monseigneur Kojanian que les routes vont être fermées et il lui est interdit de poursuivre son voyage34. Le 25 novembre 1919, Monseigneur Kojanian, qui est malade, et l’abbé Kédidjian quittent Mardin pour Alep. Ils repartent en Cilicie et embarquent à Mersine pour Constantinople et Rome. Le 20 février 1920, Monseigneur Kojanian remet son rapport à Rome : Mardin est le plus ancien diocèse catholique arménien de Mésopotamie et il peut être le centre de regroupement des Arméniens survivants dans cette région, en particulier des orphelins35.

La mission apostolique a laissé à Mardin l’abbé André Ahmaranian. Il y reste six ans, jusqu’en août 1916. Au début de son ministère, il rentre en possession de l’archevêché et des deux églises, ce qui lui permet de reprendre son activité liturgique. Il ouvre un orphelinat et des écoles <p.267> mixtes. Il récupère même une partie des ornements et des objets du culte volés. Il est à même de reconstituer en partie les événements de 1915 : « J’ai pu recueillir les nouvelles des événements déplorés, au cours de dix ans de présence à Mardin, dans cette cité malheureuse où je me suis dévoué au service spirituel de nos catholiques et j’ai pu me renseigner ainsi sur le sort de chaque famille et enregistrer les notices les plus certaines de la bouche des témoins oculaires qui n’avaient plus de raison pour hésiter à me décrire la réalité des vexations, de l’oppression et des crimes perpétrés par les ennemis du nom chrétien contre une multitude d’hommes, de femmes, de jeunes gens et de jeunes filles, de vieillards et d’enfants, sans pitié, sans compassion, même contre les nouveau-nés »36. Il commence à faire rentrer dans leur communauté des femmes et des enfants retenus dans des foyers musulmans, mais, à mesure que le nombre des fidèles augmente, un mouvement d’émigration se développe. Les Arméniens subissent en effet des tracasseries administratives, surtout après 1922, lorsqu’un gouvernement turc est installé en Anatolie : ils n’ont pas le droit de monter à cheval, de porter des vêtements luxueux (sic), de vendre leur mobilier, de s’adresser à des autorités étrangères, de travailler le vendredi et de se reposer le dimanche ; ils doivent s’habiller en bleu ; les prières à l’église sont interdites et il est interdit de faire sonner les cloches ; le jeûne du Ramadan est imposé, celui du carême interdit ; si un membre d’une famille chrétienne embrasse la religion musulmane, toute la famille devient musulmane ; celui qui émigre perd tous ses droits sur ses biens mobiliers et immobiliers et sur ses héritages. L’évêque chaldéen, Monseigneur Israël Audo, toujours à Mardin, vient en aide à l’abbé Ahmaranian pour faciliter le départ des Arméniens qui veulent tous quitter Mardin. En juillet 1923, cependant, la tension se relâche et l’abbé Ahmaranian obtient une autorisation écrite d’Ankara lui permettant de gérer les biens du diocèse. Alors qu’il était contraint de rédiger ses rapports en langue turque, il s’entend avec le directeur de la poste de Mardin pour écrire en langue arménienne. Mais la situation se dégrade à nouveau : en février 1924, il fait savoir à ses supérieurs que les biens de l’église sont menacés de confiscation et que ses fidèles veulent quitter la Turquie. En juillet 1925, il doit à nouveau transmettre ses rapports en turc37. En août 1925, l’éphorie de l’église arménienne catholique de Mardin fait un bilan de la situation qui se <p.268> révèle singulièrement dégradée, les avantages obtenus ayant presque tous été perdus : « Mardin possède une population de 1 200 personnes [il s’agit des catholiques de la région, en majorité regroupés à Mardin], sans compter les 300 catholiques disséminés dans les villages environnants. Outre ces 1 500 chrétiens, qui sont à peu près libres de pratiquer leurs devoirs de religion, dans la mesure où les circonstances actuelles le permettent, il se trouve encore 2 000 femmes et enfants aux mains des musulmans qui les traitent comme des esclaves. Ces malheureux soupirent après le jour de leur délivrance. Nous faisons tout notre possible pour les arracher aux mains de leurs ravisseurs, mais nos efforts demeurent sans succès. Nous sommes sûrs qu’avec de l’argent on parviendrait à les délivrer. La communauté arménienne catholique possède deux églises, mais toutes deux ont été confisquées par le gouvernement. Nous sommes donc réduits à célébrer les offices religieux dans une chambre exiguë et incommode. Nous possédions une école fréquentée par 200 élèves, mais, faute de ressources, nous avons dû fermer. La communauté arménienne catholique possède les immeubles suivants : 62 immeubles rapportant 120 livres turques or par an ; 10 magasins rapportant 80 livres turques or ; 12 maisons où nous avons logé les pauvres et les émigrés, 38 magasins en ruine, un jardin inculte pour lequel nous payons d’énormes impôts. L’éphorie de notre église doit au fisc 150 livres turques or pour les impôts arriérés »38. En janvier 1926, le vicaire apostolique, Monseigneur Jean Naslian, lui envoie des subsides pour s’occuper des réfugiés du village de Tell Armen et permettre d’envoyer à Alep les jeunes filles de ce village39. L’abbé Ahmaranian se plaint en particulier d‘un certain Hantcho, qui se partage les revenus des biens ecclésiastiques avec les fonctionnaires de la police. C’est Hantcho qui le contraint à quitter son poste. On apprend d’autre part que l’abbé Joseph Emirkhanian, qui se débat comme lui pour préserver son diocèse de Diarbékir, a été assassiné par un agent de police, sur ordre du vali40. Le 21 août 1926, l’abbé Ahmaranian écrit au patriarcat de Constantinople qu’il est obligé de quitter Mardin devant les tracasseries incessantes des autorités administratives. Il obtient un passeport et part pour Beyrouth.

Au sud d’une ligne unissant Ras ul-Aïn à Nisibe et à Djezireh, objet de négociations entre l’Angleterre et la Turquie, jusqu’à l’accord tardif définissant la frontière entre la Turquie et le nouvel état irakien – le seul point où Kemal cèdera sur le principe de l’intégrité territoriale turque, puisqu’il abandonnera Mossoul à l’Irak, donc au mandat anglais –, les réfugiés <p.269> Arméniens sont pris en charge par les autorités britanniques, tant à Bagdad qu’à Mossoul et par l’Union nationale arménienne composée des trois chefs religieux et des membres des trois communautés arméniennes, en particulier par l’archiprêtre Sayeghian, nommé en 1919 président de l’Union générale arménienne de bienfaisance et qui gère le vicariat de Bagdad jusqu’à son érection en siège résidentiel de l’archidiocèse de Mardin. Les Arméniens sont également aidés par les catholiques d’autres rites, en particulier par le patriarche chaldéen, Monseigneur Emmanuel Thomas. Les réfugiés qui se trouvent encore dans le Sindjar après la guerre reçoivent en 1921 la visite de l’archiprêtre Melkon Taspazian qui les regroupe après les avoir fait venir des villages musulmans des alentours et qui, grâce à des secours pécuniaires parvenus d’égypte, se charge de leur entretien et leur permet de construire une chapelle, alors qu’ils ont longtemps prié dans les maisons des Yézidis41.

4. Le dernier exode

Après la proclamation de la République de Turquie, le 29 octobre 1923, en dépit des garanties apparentes mentionnées dans le traité de Lausanne, les persécutions des minorités chrétiennes s’intensifient dans les provinces orientales d’Anatolie. En application de la loi sur les biens abandonnés promulguée par l’assemblée d’Angora le 20 avril 1922, le gouvernement confisque les propriétés des personnes tuées ou parties à l’étranger avant 1923. Il est interdit aux chrétiens de voyager à l’intérieur de l’Anatolie sans passeport intérieur. La plupart des écoles chrétiennes sont transformées en écoles turques. Les diocèses dévastés et vidés de leurs fidèles restent inabordables pour les missions ou commissions étrangères. En 1921, le Saint-Siège a retenu à Rome Monseigneur Terzian, trop âgé pour exercer sur place, à Bzommar, la fonction patriarcale, et il a nommé vicaire patriarcal et visiteur apostolique, Monseigneur Jean Naslian, en remplacement de Monseigneur Sayagh. Sacré archevêque arménien catholique pour le siège de Trébizonde, Monseigneur Naslian n’avait pu rejoindre son poste : il avait été accusé d’avoir participé au synode de 1911, tenu à Rome pendant la guerre italo-turque – le même synode où assistaient Monseigneur Maloyan, nommé archevêque à Mardin et Monseigneur Gulian, archevêque démissionnaire de Mardin. Monseigneur Naslian reste donc en Europe et ne revient à Constantinople qu’en novembre 1914. Ne pouvant rejoindre Trébizonde située près du front, il séjourne au patriarcat pendant toute la guerre, ce qui lui permet de recueillir des renseignements, en particulier auprès du personnel des ambassades, et de rester en contact avec la nonciature apostolique. <p.270> A la fin de la guerre, il est envoyé à la tête d’une commission d’enquête pour faire une tournée des diocèses. Il rapporte pour chacun d’eux, avec précision, les événements survenus pendant la guerre mondiale. Il se fait remettre les récits des survivants et des témoins, en particulier, pour Mardin, ceux du frère Simon42, du père Berré et de l’abbé Ahmaranian – par contre, il ne mentionne pas le manuscrit Rhétoré. Une conférence épiscopale se tient à Rome en 1928 pour la réorganisation du siège patriarcal et des diocèses du patriarcat de Cilicie. Au cours de cette conférence, les diocèses sont répartis en trois groupes : dispersés – Adana, Artvin, Marache ; ayant un évêque, mais celui-ci ne pouvant y entrer – Ankara, Césarée, Trébizonde ; vacants, après disparition de leur évêque – huit diocèses, dont Mardin et Diarbékir43. Après les traités de paix, le territoire de l’archidiocèse de Mardin est divisé en trois fractions : turque, avec Mardin, où il y encore des fidèles ; syrienne, confiée à l’archevêque d’Alep, pour la Haute-Djezireh ; irakienne, administrée par un nouvel archevêque qui doit être nommé et fixer son siège à Bagdad.

Dans un travail récent, s’appuyant sur le dépouillement des archives du Quai d’Orsay, Vahé Tachjian, a montré que, dès la fin de 1928 la politique gouvernementale turque consiste, dans le Kurdistan, à vider les villages kurdes de leurs habitants arméniens et à les regrouper dans les villes : Palou, Diarbékir, Séert, Béchiri, Mardin, afin de préparer la seconde étape de leur exode en dehors de la Turquie44. Cette concentration s’opère en 1929. Dans les villages, seules les femmes sont retenues. Les « biens abandonnés » sont aussitôt attribués à des paysans turcs. Dans les villes, les réfugiés se heurtent à l’interdiction faite aux habitants de leur donner du travail. Ils acceptent alors plus volontiers l’offre faite par les autorités de leur délivrer un passeport et de les faire partir en Syrie. En même temps, on les dépouille de leurs derniers biens en exigeant des arriérés d’impôts remontant à vingt ans, le paiement des taxes d’exemption militaire et en faisant payer le passeport au prix fort. Les gendarmes qui les accompagnent au train leur extorquent les quelques medjidié qui leur restent. Ils les embarquent pour Alep après avoir appliqué sur le passeport la mention : « Retour en Turquie interdit ». Le cycle est alors enfin clos. Les réfugiés arméniens de la province de Diarbékir, en particulier ceux de Mardin, représentent, avec ceux de la province de Bitlis, la majorité des réfugiés quittant la Turquie dans les années 1928-1930. Ils <p.271> arrivent dans le plus complet dénuement, certains à pied, et ils s’installent provisoirement dans le nord-est de la Syrie, la Haute-Djezireh.

5. Les personnes abandonnées

Ces réfugiés laissent cependant derrière eux des milliers de femmes et d’enfants enlevés et installés depuis plus de dix ans dans des foyers musulmans. La Société des nations se penche à maintes reprises sur ce problème, mais la commission d‘enquête constituée dès février 1920 est sans cesse gênée dans ses recherches, en dépit des renseignements et de l’aide apportés par les hauts-commissaires alliés45. Le rapport provisoire fait le 26 janvier 1922 par Karen Jeppe, une jeune fille danoise qui abat un travail considérable, montre que cette petite commission n’est pas en mesure de poursuivre ses recherches sur le terrain et qu’elle est contrainte de se contenter des renseignements recueillis à Alep, en particulier auprès de l’Union nationale arménienne : « […] Chez les musulmans, le sort des Arméniens varie selon les cas. Certaines femmes ont été épousées par des mahométans, d’autres sont devenues concubines en titre dans les harems ; quelques enfant ont été adoptés et ont reçu le meilleur traitement. La plupart, cependant, vivent en esclavage, à la merci de leurs maîtres, sans aucun droit et sans aucune protection, exposés aux sévices et aux mauvais traitements de toute sorte. Après l’armistice, et tout spécialement pendant l’occupation britannique, 5 000 Arméniens ont été mis en liberté, principalement dans les villes, soit qu’ils aient fui eux-mêmes de chez les musulmans, soit qu’ils aient été enlevés de force, soit enfin qu’ils aient été restitués par les mahométans qui craignaient de les retenir.

Mais peu après, leur situation empira de telle sorte que ceux qui avaient été libérés durent rentrer d’eux-mêmes chez les musulmans, afin d’échapper à la mort ; nombre d’entre eux regrettèrent de s’être enfuis pour aller vivre dans la misère et l’abandon. Leur désillusion était sans bornes. Se rendant compte que le sort des Arméniens n’était désormais que la mort ou la misère, ils devinrent cette fois de véritables musulmans, s’établirent définitivement parmi ces derniers et s’efforcèrent d’oublier leur origine.

Tel est assurément le cas de la moitié au moins des femmes adultes. Quelles que puissent être leurs conditions d’existence, elles n’osent partir de chez les musulmans, de peur d’avoir à subir un sort plus terrible encore. Elles ont d’ailleurs presque toutes des enfants, dont les pères sont musulmans et elles sont si bien accoutumées à vivre dans ce milieu qu’elles ne désirent plus retourner dans leurs foyers.

D’autre part, il existe des centaines de femmes qui attendent cependant avec anxiété l’heure de la délivrance. Si elles pouvaient se procurer <p.272> les moyens de s’enfuir, si elles connaissaient un endroit où elles ne se trouveraient pas entièrement à l’abandon, elles n’hésiteraient pas un instant. Quant aux enfants qui étaient trop jeunes lorsqu’ils sont tombés aux mains des mahométans pour se rendre compte de leur situation, je n’ai pu en voir jusqu’à présent qu’un petit nombre. Je sais seulement qu’ils ne sont pas en général recueillis dans des orphelinats, mais qu’ils sont répartis entre différentes familles. Dès que je pourrai visiter les villages, je m’efforcerai de trouver le moyen d’entrer en contact avec eux. Mais ce sont les jeunes gens qui ont le plus besoin de secours.

La plupart des réfugiés, à leur arrivée ici [Alep], étaient des jeunes garçons ou des jeunes gens de 12 à 20 ans. Depuis plus de six ans, ils vivaient parmi les Arabes et les Kurdes un véritable esclavage, travaillant toute la journée, sans rien recevoir que la quantité de nourriture strictement suffisante pour vivre, et des haillons. Ils se souvenaient très bien qu’ils étaient Arméniens et qu’ils étaient détenus de force par des étrangers et des ennemis de leur peuple, mais leurs maîtres les empêchaient de s’échapper en les tenant par d’audacieux mensonges dans l’ignorance des événements et en les punissant cruellement chaque fois qu’ils tentaient de s’évader. Toutefois, ils n’abandonnaient pas l’idée de s’évader. Ce sont les changements fréquents de la situation militaire dans ces régions qui les encourageaient la plupart du temps à s’enfuir. Ils bravaient le danger tout en n’ignorant pas qu’ils jouaient leur vie en cas d’échec. Quelques-uns d’entre eux sont arrivés à Alep, mais on ignorera toujours combien ont péri en route. Tous ceux qui ont gagné la ville ont apporté des messages de centaines de leurs compatriotes, garçons ou filles, qui tous n’ont qu’un désir, celui de s’enfuir, mais qui n’osent courir ce risque, car beaucoup sont convaincus qu’il ne reste plus d’Arméniens pour les recevoir… »46.

Karen Jeppe ajoute qu’après l’évacuation de la Cilicie et d’Aïntab par les Français à partir de janvier 1922, personne n’osait plus fuir, de peur de ne trouver refuge nulle part. Elle sait qu’il reste en Syrie même des centaines de femmes et d’enfants arméniens vivant chez les musulmans, qu’ils se trouvent surtout dans les tribus arabes, mais que les enlever de « vive force » serait dangereux. « J’ai calculé que la zone d’occupation française (moins le district de Nisibe), telle qu’elle est définie par le traité d’Angora [signé par la France avec Kemal, le 20 octobre 1921], contient environ de 5 000 à 6 000 Arméniens qui vivent chez les musulmans et j’espère, au cours de cet été [1922] en libérer le plus grand nombre possible ». Elle propose d’envoyer dans les tribus un mandataire expérimenté racheter ces enfants, un par un, après négociations. Mais <p.273> elle a besoin de crédits. Elle a l’intention de visiter au cours de l’été 1922 « les régions situées aux environs d’Ourfa et les territoires qui s’étendent de Nisibe à Diarbékir. »

Dans une lettre adressée le 16 juillet 1921 de Stamboul au Secrétaire général de la SDN, Miss Emma Cushman, du Robert College de Constantinople, membre de la commission présidée par le docteur Kennedy, explique que les Turcs s’efforcent de cacher l’identité des enfants réclamés par le haut-commissaire britannique, qu’ils effectuent des changements de nom et de lieu et qu’ils amènent les enfants à changer de mentalité, afin que, interrogés, ils nient être chrétiens. Elle ajoute qu’en 1919 la situation était meilleure parce que les Turcs avaient peur et qu’ils rendaient les enfants beaucoup plus facilement : certains même les amenaient « de leur propre mouvement ». Elle termine en affirmant que la tâche, difficile en 1919, est devenue écrasante et demande « une somme énorme de tact et de patience »47. La commission doit en effet détecter les faux extraits de naissance, les fausses déclarations de fonctionnaires turcs affirmant que tel enfant est musulman, alors qu’il est chrétien et que l’on sait que la moitié des enfants soi-disant turcs qui se trouvent dans les orphelinats turcs sont arméniens. On trouve également sur les listes nominatives de ces enfants prétendus turcs un nombre important d’enfants que l’on dit kurdes et qui sont en fait arméniens : « C’est à travers ce fouillis, ces ruses si bien agencées, à travers une aussi évidente et désolante insuffisance de moyens que la commission d’enquête a dû se frayer un chemin »48 [Document F].

Dans un rapport non daté de la SDN le nombre des orphelins arméniens encore retenus dans les orphelinats et maisons turcs est, pour les territoires occupés de 12 600 [dont 2 500 pour les achiret Tchetchènes, 700 pour les achiret des Chammar, 2 000 pour ceux des Anezé], pour les territoires non occupés de 60 750 dont 10 000 pour Mardin et 10 000 pour Diarbékir – ce sont de loin les chiffres les plus élevés, ainsi 2 000 pour Kharpout, Bitlis ou Trébizonde. Le nombre total des orphelins arméniens recueillis est alors de 90 819 – et celui des orphelins encore retenus de 73 350. <p.274>

suite

1) Sur la période 1919-1923, lire la Quatrième partie intitulée « Le passage », dans Yves Ternon, L’Empire ottoman. Le déclin, la chute, l’effacement, Paris, éditions du Félin et Michel de Maule, 2002.

2) Le patriarche de Mardin, Ignatius Elias III, avait prévu de se rendre à Paris. Malade, il doit interrompre son voyage à Constantinople et déléguer un de ses évêques, Monseigneur Severius Ephrem Barsaum, qui est aussi le seul prélat jacobite parlant français. Il arrive à Paris en novembre 1919 ( S. de Courtois, mém. cit., pp. 167-169).

3) Monseigneur Tappouni doit alors quitter Mardin et venir au Liban assurer la gérance du patriarcat en l’absence du patriarche Rahmani.

4) Cette délégation composite réunit des membres des églises syriennes orientales, nestoriennes et chaldéennes, les unes venant de l’Empire ottoman et de Perse, les autres de membres expatriés de ces églises ( Joseph Yacoub, La question assyro-chaldéenne, les Puissances européennes et la SDN (1908-1938), 4 vol., thèse Lyon, 1985 [les citations de cette thèse que je n’ai pu me procurer sont extraites du mémoire de S. de Courtois]).

5) Rapport Rahmani, le 18 juin 1919, CPC Levant 1918-1929, Turquie, vol. 128, à partir du folio 113 (document remis par S. de Courtois).

6) Déclaration du vicariat général du patriarcat syrien à la commission internationale américaine sur les mandats en Turquie, CPC Levant 1918-1929, Turquie, vol. 128, pp. 116-119 ( S. de Courtois, mém. cit., p. 175).

7) Ibid.

8) Mémorandum de la nation assyro-chaldéenne, le 19 octobre 1919, Paris. CPC Levant 1918-1929, Turquie, vol. 49, folio 194 ( S. de Courtois, mém. cit., p. 177).

9) « Carte de la nouvelle Assyro-Chaldée, présentée à la Conférence de la Paix », La Question assyro-chaldéenne 1920-1921, Paris, Imprimerie Henry Maillet, 1921, p. 22.

10) Rapport adressé de Bassorah, le 19 décembre 1918, par M. Roux à Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères. MAE, Série Levant 1918-1940, Sous-série Irak, vol. 49. E, 314 bis, pp. 43-46. Le chargé d’affaires du consulat de France en Mésopotamie envoie à son ministre des lettres que le patriarche chaldéen et l’évêque syrien catholique de Mossoul, Pierre Habra, ont adressées au commandant Sciard, attaché militaire français à Bagdad, respectivement les 25 et 27 novembre 1918. Dans ces deux lettres, chaque prélat établit un bilan précis des massacres en Haute-Mésopotamie pendant la guerre mondiale.

11) Ibid., pp. 95-104.

12) Notice sur les réfugiés nestoriens de Bakouba, le 3 mars 1919, Consulat de France en Mésopotamie, Roux au MAE, Série Levant 1918-1940, Sous-série Irak, vol. 49 du 1er mai 1918 au 30 juin 1919, Assyro-Chaldéens, Dossier général, folio 118 (cité par S. de Courtois, mém. cit., p. 179). Voir également Magdalina Golnazarian-Nichanian, Les Arméniens d’Azerbaïdjan. Histoire locale et enjeux régionaux, 1828-1918, Thèse de doctorat, Paris III, 2002, pp. 193-197.

13) J. Yacoub, op. cit., vol. 1, pp. 94-95.

14) S. de Courtois, mém. cit., p. 168.

15) La Question assyro-chaldéenne 1920-1921, op. cit., p. 32.

16) J. Naayem, Les Assyro-Chaldéens…, op. cit., p. IV.

17) J. Yacoub, op. cit., vol. I, p. 136.

18) Sur les tribunaux de Constantinople, cf. Yves Ternon, « Impunité, vengeance et négation. Le génocide arménien devant les tribunaux et les instances internationales », Le monde juif. Revue d’histoire de la Shoah, n° 156, janvier-avril 1996, pp. 32-56.

19) Sur le procès des unionistes, cf. Justiciers du génocide arménien, op. cit., pp. 261-277.

20) J. Naslian, Mémoires…, op. cit., vol. 2, pp. 557-558.

21) Vartkes Yeghiayan, British Foreign Office. Dossiers on Turkish War Criminals, Pasadena CA, Doctorian Productions, 1991. Toutes les informations sur ces quatre inculpés sont tirées de cet ouvrage.

22) Ibid., pp. 148-153.

23) Texte en français, ibid., pp. 479-482.

24) Cf. supra, IIe Partie, chapitre I et chapitre II.

25) V. Yeghiayan, British Foreign Office, op. cit., pp. 40-50.

26) Ibid., pp. 69-71.

27) Dans le chapitre sur Diarbékir (IIe Partie, chapitre II), j’avais précisé que Rechid avait amené avec lui son équipe, dont Bedreddine. Selon le dossier d’accusation anglais, Bedreddine aurait été secrétaire du vilayet dès la mandature d’Hamid bey, arrivé en août 1914.

28) V. Yeghiayan, British Foreign Office, op. cit., pp. 213-235.

29) Cf. supra, IIe partie, chapitre II, 2. Gulié.

30) Cette déposition mentionne également le meurtre des 3 000 Arméniens catholiques de Tell Armen. Youssouf aurait tué de sa propre main des jeunes filles dont les mères étaient de Mardin. Il aurait tué le prêtre jacobite Ibrahim après avoir violé sa fille devant lui.

31) J. Naslian, Mémoires…, op. cit., vol. 2, pp. 26-33.

32) Dans les Mémoires de Monseigneur Naslian, Pierre Kojanian [orthographe retenue dans Positio] est appelé Koyounian.

33) Le rapport Kojanian donne le chiffre de 1 500 chrétiens rescapés pour le diocèse. Monseigneur Naslian parle de 3 500, y compris les orphelins.

34) Rapport de l’abbé Kedidjian, J. Naslian, op. cit., vol. 2, pp. 468-469.

35) Positio, pp. 426-429.

36) Les informations rapportées par Monseigneur Ahmaranian ont été publiées en arabe dans une brochure non datée, intitulée « Les Amis du Sacré-Cœur en Orient. Monseigneur Maloyan ». Ces documents ont été remis à Monseigneur Naslian qui les publie en partie dans ses Mémoires (vol. 1, pp. 322-343). C’est à Monseigneur Ahmaranian que l’on doit les fiches biographiques les plus complètes [Annexe 3].

37) Rapports rédigés du 22 mars au 30 mai 1922 (J. Naslian, op. cit., vol. 2, pp. 142).

38) Ibid. pp. 143-144.

39) Ibid., p. 144.

40) Ibid., p. 789.

41) Ibid., p. 145.

42) Le frère Simon, rentré à Mossoul après la guerre, meurt le 27 juillet 1922. Sa tombe se trouve dans la mission dominicaine de Mossoul, dans le corridor sous la sacristie de l’église, à côté de celle du père Rhétoré, décédé le 14 mars 1921.

43) J. Naslian, op. cit., vol. 2, pp. 890-907.

44) Vahé Tachjian, « Le sort des minorités de Cilicie et de ses environs sous le régime kémaliste dans les années 1920 », Revue d’histoire arménienne contemporaine, tome iii, La Cilicie (1909-1921). Des massacres d’Adana au mandat français, 1999, pp. 351-377.

45) Société des Nations, Genève, Document du Conseil, 123.

46) SDN, Library Archives, C 107. M. 60. 1921 IV.

47) Lettre de Miss Cushman (issue du même dossier. Je dispose d’une photocopie sans référence).

48) Exposé sur la déportation des femmes et des enfants en Turquie et dans les territoires avoisinants, présenté par Melle Vacaresco, déléguée de la Roumanie à la cinquième commission, Genève, le 19 septembre 1921. A. V/7. 1921 ; folio 15946.

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