Y.Ternon, Mardin 1915, RHAC IV. Annexes.

ANNEXE I
PAROLES OTTOMANES

A. Feyzi, député de Diarbékir

[Faits et documents, op. cit., pp.9-11]

Avant l’entrée en guerre de la Turquie, le 27 août 1914, Feyzi reçoit à son domicile le vice-consul anglais de Diarbékir, Thomas Mgrdichian. Celui-ci lui demande ce qu’il pense de la guerre mondiale et de la probabilité de l’entrée en guerre de l’Empire ottoman. Feyzi lui répond :

« Cette guerre sera une guerre mondiale. Les Allemands ont fait des préparatifs si formidables, accumulé tant de matériel de guerre et inventé tant d’engins meurtriers qu’ils seront certainement vainqueurs. Ils écraseront d’abord la France et ensuite ils se retourneront contre la Russie pour l’écraser à son tour. Et puis, ce sera le tour de l’Angleterre, avant que celle-ci ait eu le temps de se préparer. L’intérêt supérieur de la Turquie exige qu’elle se range du côté de l’Allemagne. Nous aurons, en cas de victoire, l’égypte, la Cyrénaïque, la Tripolitaine, l’Algérie, la Tunisie, la Roumélie, la Crète, Chypre, le Caucase et enfin les Indes ! Alors nous formerons un empire islamique immense, avec 300 millions de musulmans. Voilà ce que nous ont promis les Allemands. Tandis que vous autres, Anglais perfides, vous n’avez même pas voulu nous livrer nos deux dreadnougths [la Porte avait commandé et payé ces deux navires de guerre qui étaient prêts dans les chantiers anglais, mais que l’Angleterre a refusé de livrer en août 1914] ».

Au cours de cet entretien, Feyzi parle des Arméniens :

« Les Arméniens, avec leurs comités révolutionnaires, sont sympathiques à la cause des Alliés et de l’Angleterre. Ceci est une faute très grave de leur part. Il ne faut pas oublier qu’ils sont sujets ottomans ; ils devraient plutôt fomenter des agitations au Caucase pour nous aider à nous emparer de ce territoire qui nous appartenait ».

Le vice-consul lui ayant fait remarquer que, sous la domination ottomane, Kars et Ardahan avaient été ruinées, que les Arméniens des provinces orientales du Sud souffrent des persécutions kurdes et qu’il aurait été plus bénéfique pour le gouvernement ottoman de leur accorder plus de droit pour les utiliser à son profit, Feyzi lui dévoile les projets du Comité Union et Progrès : « Si les Arméniens s’entêtent à persister dans leur attitude démente, cela leur coûtera très cher. L’Angleterre, la France et la Russie ne sont pas en mesure de leur venir en aide et de les sauver ; tandis que nous, nous pouvons faire tout ce que nous voulons et soyez certain que l’Allemagne et l’Autriche n’y feront aucune opposition ».

B. Souvenirs du Dr Rechid

[ Aydin, Mardin, p. 387]

Emprisonné à Bechir Agha après l’armistice, Rechid rédige un journal avant de s’évader. En voici quelques extraits où il parle des kaïmakam de Savour et de Midiat. Ces déclarations ne répondent à aucune réalité historique, le kaïmakam <p.352> de Midiat ayant toujours fidèlement exécuté les ordres reçus : « J’ai honte d’appeler bey ce gouverneur, Mehmed Ali, habitué à un acte répugnant, assez ignoble pour supporter les insultes, privé d’amour propre et de dignité de sa fonction, un homme vil qu’on a dénoncé au ministère et qui a été seulement renvoyé.

Quant au gouverneur de Midiat, Nouri bey, pris de sentimentalité il retarda la déportation des Arméniens de son district et il facilita l’arrivée des partisans évadés des provinces voisines qui organisèrent un terrible massacre des autorités et de la population musulmane, lequel causa d’innombrables victimes. Il a comploté et s’est approprié la plus grande partie des forces présentes pour sa défense personnelle, alors qu’il est évident que ce soulèvement sanglant pouvait être puni avec trois ou quatre bataillons. Pour ce crime, il a été démis de ses fonctions, mis en accusation et poursuivi. »

C. Déclaration du Cheikh Abdülbari

fils du cheikh nakchbendi Mohamed Koufrevi

à propos d’événements survenus en 1917,
au moment de la déroute de l’armée ottomane
après la prise de Bagdad par les Anglais

(Aydin, Mardin, p. 339)

« Les Arabes ayant appris que les soldats ottomans étaient en fuite après avoir avalé leurs pièces d’or les tuaient souvent et fouillaient dans leurs intestins. Moi, j’étais dans cette région un cheikh influent. J’ai reçu une lettre du sultan Rechat [Mehmed V] qui m’ordonnait d’aller dans les tribus arabes Chammar et Taï et de leur demander d’intervenir pour arrêter ces actes odieux. Alors je me suis rendu à Nisibe, mon pays, puis de là chez les cheikhs qui vivaient sous les tentes, dans les régions montagneuses du Sindjar et d’Abd-el-Aziz [relief à l’ouest du Sindjar]. Leurs hommes m’ont bien reçu et m’ont assuré qu’ils n’étaient pas au courant et ils promirent de faire cesser ces actes. J’ai emmené douze cheikhs et quelques hommes qu’ils avaient choisis auprès du commandant de la caserne de Nisibe, où ils ont été logés. Le lendemain matin, j’ai vu qu’ils avaient tous été exécutés ».

D. Document ottoman daté du 4 décembre 1916

Sur les réfugiés

Ce document est extrait des archives militaires turques d’Ankara. Il est cité par les historiens turcs comme une preuve des bonnes conditions de transfert et de réinstallation des réfugiés arméniens. Or, on peut remarquer qu’il n’est fait nulle part mention dans ce texte des Arméniens. En fait, cet exode est celui de réfugiés musulmans fuyant l’occupation russe et réinstallés à cette date. Contrairement au but qu’il se fixe – faire croire au bon traitement des réfugiés arméniens –, ce document souligne l’absence d’une pièce identique en 1915, lors de la « déportation » des Arméniens, ce qui montre bien que leur sort fut différent (United States Official Documents on the Armenian Genocide, compiled et introduced by Ara Sarafian, vol. 1 : The Lower Euphrates, pp. 163-169) :

« [Les trois premières parties du document concernent d’autres régions]4. Les réfugiés qui arrivaient dans la province de Diarbékir venant des régions de Van, Bitlis et Mouch, empruntaient les routes Palou-Gülizgird-Arghana, Séert-Lidjé ou Séert-Silvan. Quand la population dans cette province a dépassé 200 000 personnes, il a été décidé d’envoyer les réfugiés à Sévérèk et Ourfa et les autres à leurs anciennes destinations prévues soit par la route Mardin-Tell Armen-Ras-ul-Aïn, soit par chemin de fer, ceci dans le but de diminuer la population du <p.353> vilayet de Diarbékir inclus dans la zone d’opération de la IIe armée. Après avoir assuré l’alimentation nécessaire et installé les centres médicaux le long de la route de Sévérèk, le transfert des réfugiés par chemin de fer a commencé. Cependant, selon les ordres donnés par les commandants des IIe et IVe armées, les réfugiés qui doivent être réinstallés dans la partie occidentale du Taurus passeront l’hiver à Ourfa… Le nombre des réfugiés dans le sandjak de Diarbékir est de 16 901 et de 16 162 dans le sandjak de Mardin. Ainsi 40 000 réfugiés doivent être envoyés à Ourfa. Le déplacement se fera en bon ordre : les réfugiés seront nourris dans des centres échelonnés sur la route et les groupes seront vaccinés pour prévenir des maladies contagieuses. Un hôpital et des centres de repos ont été spécialement mis en place pour les réfugiés à Diarbékir. En outre, près de 10 500 enfants ont été placés dans les jardins d’enfants ouverts à Diarbékir, Mardin, Sévérèk et Ourfa. Les convois envoyés à Aïntab et Ourfa n’ont pas dépassé 15 000 personnes et il est prévu d’en envoyer 10 000 dans la province d’Adana. Toutefois les arrangements nécessaires ont été faits et une station pour les réfugiés est même prévue par précaution à Bozanti. Toutes sortes d’aménagements administratifs sont nécessaires pour l’installation et l’alimentation des réfugiés jusqu’à leur envoi dans leurs zones de réinstallation… Cependant, la mise en place de centres d’examen médical le long des routes, la vaccination des réfugiés, leur nourriture au départ, la fourniture de véhicules de transport pour les plus âgés et les enfants, le service de repas chauds à ces gens dans les aires de repos pendant le voyage, la collecte des vêtements nécessaires, la prise en charge des personnes traumatisées par de longs voyages, la réunion des éléments de base nécessaires aux réfugiés, comme le logement et la nourriture, la protection spéciale des malades, des infirmes, des veuves et des enfants et leur réinstallation dans des maisons et sur des terres ont été conduits de façon satisfaisante. La question des réfugiés a été attaquée par le Premier ministre de façon admirable, en dépit des difficultés créées par la situation… »

On comprend à la lecture d’une telle représentation imaginaire et idéale d’un transfert de population que le dialogue est impossible avec des historiens qui s’appuient sur de telles pièces et refusent de considérer les preuves qu’on leur oppose.

E. Documents ottoman publiés par
le directorat général des archives ottomanes

[Armenians in Ottoman Documents (1915-1920), Ankara, 1995, publication n° 25]

Je me limite à citer les titres traduits de l’anglais de quelques télégrammes, comme échantillons, pour montrer que ces documents ne correspondent à aucune réalité historique et servent uniquement de fondement à la rédaction d’une histoire imaginaire.

N° 42. Télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur à la province de Mossoul concernant l’installation des Arméniens envoyés dans cette province dans des zones situées à l’ouest du chemin de fer de Bagdad (daté du 11 juin 1915).

N° 43. Télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur aux gouverneurs des sandjak d’Ourfa et de Zor concernant l’installation des Arméniens au sud du chemin de fer de Bagdad (daté du 21 juin 1915).

N° 45. Télégramme chiffré du ministre de l’Instruction publique aux provinces de Diarbékir, Adana, Trébizonde, Sivas, Bitlis, Van, etc., concernant l’installation des enfants dans des orphelinats (daté du 26 juin 1915).

N° 75. Télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur aux vali et mutessarif de différents vilayet (dont Diarbékir) et sandjak leur demandant d’éviter que les Arméniens de sexe masculin entre 16 et 60 ans quittent le territoire ottoman (daté du 2 août <p.354> 1915).

N° 76. Télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur aux vali et mutessarif des différents vilayet (dont Diarbékir) concernant les Arméniens catholiques : ils ne doivent pas être déportés et leur nombre doit être communiqué (daté du 4 août 1915).

N° 112. Télégramme chiffré du vali de Diarbékir, Rechid, précisant qu’il ne reste plus d’Arméniens à déporter, qu’il reste des convois d’Arméniens sur les routes et que le nombre de ces déportés est d’environ 20 000 (daté du 18 septembre 1915) [cf.. supra, IIe partie, Chapitre iii].

N° 210. Télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur aux vali et mutessarif leur précisant que les personnes qui ont été envoyées et transportées dans d’autres lieux que le leur du fait de la guerre, sont autorisés à retourner chez elles et que les mesures nécessaires doivent être prises pour assurer la sécurité de leur retour et que ceux qui n’exécuteraient pas cet ordre seraient punis (daté du 23 octobre 1918, c’est-à-dire après la fin du régime jeune-turc).

N° 228. Télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur au mutessarif de Mardin concernant les dépenses relatives à la déportation et à l’entretien des Arméniens et concernant la prise en charge partielle ou totale de leur transport par l’administration des chemins de fer (daté du 15 janvier 1919, donc après l’armistice de Moudros).

N° 241. Télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur au mutessarif de Mardin concernant la nourriture et le transport par train des Arméniens retournant à leur domicile (daté du 1er février 1919 et signé Ahmed Izzet).

N° 265. Télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur aux différents vali et mutessarif concernant le procès des fonctionnaires qui ont commis des crimes durant les déportations dans des provinces comme Diarbékir et Kharpout dans des cours martiales où ils sont incarcérés et dans des tribunaux militaires réguliers, s’il n’y a pas de cour martiale (daté du 9 novembre 1919 et signé Rifat).

N° 269. Télégramme chiffré de l’état-major général au ministre de l’Intérieur concernant la copie d’une lettre qui lui sera envoyé par courrier (daté du 18 février 1920). Cette copie serait celle d’une lettre envoyée par l’évêque Kendifian de Diarbékir au patriarche arménien apostolique de Constantinople, Monseigneur Zaven, mentionnant les activités des Arméniens dans l’Est et signalant qu’ils ont ouvert une branche de leur organisation à Diarbékir, ainsi qu’à Adana et Mersine, et que des inspecteurs anglais et français officiels assistèrent à la réunion qu’ils ont organisée dans l’église. Le ministre de la Guerre écrit au ministre des Affaires étrangères, le 25 février 1920, pour lui dire que l’affaire doit être tirée au clair car la photographie de cette lettre a été publiée par le journal Hâkimiyyet-i Milliyye et Monseigneur Zaven nie avoir reçu cette lettre. <p.355>

F. Faux certificat de naissance turc d’une jeune arménienne

[document de la commission d’enquête de la SDN sur les réfugiés arméniens]

Faux certificat de naissance turc d’une jeune arménienne

<p.356>

Faux certificat de naissance turc d’une jeune arménienne

<p.357>

Faux certificat de naissance turc d’une jeune arménienne

<p.358>

Cette pièce, datée du 6 mars 1918, est la « photographie » d’un faux certificat de naissance délivré par le ministère de l’Intérieur ottoman de la petite Virkin Doniguian. L’original était resté aux archives de la section arméno-grecque du haut-commissariat anglais à Constantinople. Ce certificat veut prouver que cette jeune Arménienne est musulmane. Verkin s’appellerait Ikbal et serait la fille de Mevlud et d’Ayiché. Elle serait née en 1907 à Erzeroum et habiterait Baghtiar-Bostani, dans le vilayet de Sivas [traduction anglaise du Nifous Tezkeresi (certificat d’enregistrement) annexée au document ottoman]. Dans d’autres documents de ce type, une photo est jointe à ce certificat, mais ici Verkin, qui venait de se marier, ne voulait pas être prise en photo.

Voici, jointe aux deux pièces précédentes et rédigée en anglais sans date, la déclaration faite par Virkin Donighian, fille de Donig et de Louisia Doniguian, âgée de 16 ans et native de Tchankegui, vilayet de Sivas :

« Les Turcs ont d’abord supprimé les notables arméniens et déporté le reste avec une escorte de gendarmes. Nous avons été conduits à Palou. Là, ils ont séparé les hommes et les ont tués sous nos yeux. Nous étions quatre : ma mère, ma sœur, mon frère aîné, Haroutioun, et moi-même. Mais quand ils empoignèrent mon frère et le tuèrent devant nous, ma mère perdit la raison, saisit ma plus jeune sœur et sauta avec elle dans la rivière. Après que les gendarmes eurent disposé de nous, ils nous séparèrent les femmes en deux groupes : l’un fut envoyé à Kharpout, l’autre à Diarbékir [j’ai choisi ce document parmi d’autres, parce que le meurtre se produit dans le vilayet de Diarbékir]. Moi-même et ma tante étions parmi celles envoyées à Kharpout. Quand nous y parvînmes, les Turcs commencèrent à rassembler les orphelins. Les enfants malades ou chétifs furent jetés dans la rivière ou enterrés vivants. Quand j’appris cela, je fus effrayée et je parvins à m’échapper. Je me réfugiais près d’une famille protestante de Kharpout. Peu après, une femme nommée Isgouchi m’emmena à Sivas. Là, la fille d’Isgouchi mourut et elle me mit à la porte. Je fus à nouveau à la rue et un médecin militaire, le docteur Nazim, me prit chez lui. Quand ce médecin partit à Constantinople, il fit de moi une musulmane et établit les papiers à cet effet. Ils [Nazim et sa femme] avaient l’habitude de me battre parce que j’étais Arménienne. Je vécus donc avec eux deux ans et demi (un an et demi à Sivas et un an à Constantinople). Un jour, des Arméniens vinrent me réclamer. Ils leur dirent que j’étais Turque et ils leur présentèrent de faux papiers. Les soldats britanniques ne les crurent pas et m’emmenèrent à la Maison neutre [institution établie par l’œuvre de secours dans le Proche-Orient pour examiner les enfants libérés. C’est un établissement de passage où l’on garde les enfants arméniens en attendant de les confier à une autre institution ou à des parents], ou, après quatre ou cinq jours, je reconnus que j’étais une Arménienne. Maintenant, je suis mariée».

<p.359>

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