Y.Ternon, Mardin 1915 Livre I cinquième partie, Mardin dans le génocide arménien.

Chapitre II
Les convois de déportés des provinces orientales

Dans les sept vilayet orientaux, le génocide arménien a été perpétré selon le même protocole. Cependant la chronologie des séquences diffère : dans les villes, un temps plus ou moins long sépare les premières perquisitions et les premières arrestations de notables des déportations. De même le nombre, le contenu, le volume et le rythme des convois est fixé de façon arbitraire par les autorités responsables. Certes, les convois d’hommes valides, les premiers constitués, ne franchissent jamais – et c’est une règle immuable pour les provinces orientales – les limites du vilayet d’où ils partent : ils sont détruits dans des délais qui ne dépassent guère trois jours, à proximité de leur lieu de départ1. Ce sont donc des convois composés uniquement de femmes, d’enfants et de vieillards que croisent les témoins. Ainsi, à Mardin, alors que la déportation des familles bat son plein et que chaque femme sait que le tour de sa famille ne va pas tarder, des convois venus des provinces voisines s’arrêtent aux portes de la ville ou y pénètrent. Les récits des survivants frappent d’effroi les chrétiens qui les recueillent et les chroniqueurs de Saint-Ephrem tentent de mettre de l’ordre dans ces témoignages et de rétablir une chronologie. Leurs observations confirment que les autorités ottomanes du vilayet de Diarbékir ont bien l’intention de détruire tous ces convois.

Les survivantes de ces convois venus du Nord leur disent qu’elles sont parvenues aux confins du vilayet dans un état lamentable : elles n’avaient plus que des haillons dans lesquels elles cachaient l’argent nécessaire à leur survie. Leurs bagages avaient été volés en cours de route par les gendarmes ou par les Kurdes. Pourtant leur sort avait été meilleur que celui qu’elles avaient connu dès qu’elles avaient pénétré dans la province de Diarbékir. Certains convois avaient moins souffert et les déportées reconnaissaient qu’elles n’avaient pas été maltraitées le long du chemin, que les gendarmes les protégeaient de la rapacité des Kurdes et qu’ils n’achevaient pas les personnes qui, trop épuisées, ne parvenaient pas à poursuivre leur marche. Mais – et sur ce point elles sont unanimes – elles racontent que, dès que les convois pénètrent sur le territoire de Rechid, c’est l’enfer. Les effectifs fondent rapidement. Les déportés ne sont pas autorisés à boire, en dépit de la chaleur torride et <p.199> les enfants meurent les premiers. Les soldats font accélérer la marche et frappent les traînards. Tel convoi qui compte 8 000 personnes lorsqu’il entre dans la province est réduit à 4 000 lorsqu’il atteint Mardin. L’autre moitié de ce convoi jonche les routes, a été noyée dans les rivières ou enlevée par les Kurdes, autorisés à enlever et à tuer. Tel autre, venu d’Erzeroum, arrive en un endroit où les gendarmes décident de le faire disparaître. Ils appellent à l’aide les Kurdes des environs en les appâtant par la perspective d’enlèvements de femmes et d’enfants.

Plus tard, en octobre, les chrétiens restés à Mardin voient passer des convois venus de l’ouest et du centre de l’Anatolie, d’Angora, de Brousse, de Konya, d’Ourfa. Au lieu de les déporter vers le Sud, le gouvernement les dirige vers l’Est. Ces personnes sont en meilleur état que celles qui venaient du Nord. Elles racontent qu’elles ont eu quelques jours pour brader leurs biens et qu’elles ont pu emporter de l’argent, mais qu’elles ont été dépouillées par les soldats ou la population dès la sortie de la ville d’où elles viennent. Les gendarmes, disent-elles, sont d’une telle avidité qu’ils massacrent parfois un convoi entier pour apaiser leur soif d’or.

En novembre 1915, des soldats chrétiens venus d’Erzeroum racontent qu’ils ont vu au nord du vilayet de Diarbékir des vallées couvertes de cadavres de femmes « couchées les unes à côté des autres comme des moutons au repos ». Le chiffre de 50 000 qu’ils donnent, commente le père Rhétoré qui a recueilli leur récit, est sans doute exagéré, mais il témoigne de l’impression de multitude qui a fasciné ces témoins2. L’histoire du convoi rapportée par le témoin chaldéen montre à quel degré de cruauté sont parvenus les musulmans du vilayet, autorisés à disposer des déportés à leur guise : « En ce temps, les convois de femmes arrivaient à Mardin. Ils venaient des régions arméniennes, de Kharpout, d’Erzeroum, d’Erzindjan, et d’autres lieux. Ces femmes arrivaient saines et sauves aux confins de la province de Diarbékir. Dès leur entrée dans cette province, elles devenaient une proie : vols, pillage, enlèvements d’enfants, viols, toutes les transgressions étaient permises. L’un des convois était arrivé avant le coucher du soleil dans l’un des villages de cette province. Il campa hors du village pour passer la nuit. Aussitôt, les habitants, hommes, femmes et enfants, sortirent et s’abattirent sur le convoi, volant et enlevant ce qu’ils voulaient. L’une de ces femmes tomba, tel un loup féroce, sur sept chrétiennes et les étrangla l’une après l’autre comme on étouffe des poulets. Puis elle revint, fière d’avoir participé, elle aussi, à l’assassinat des chrétiennes. Cette histoire m’a été racontée par les femmes de ce convoi lorsqu’elles arrivèrent à Mardin3 ». <p.200>

Après avoir enduré tant de souffrances, les déportées sont incapables de réagir. Elles avancent sous les coups et les injures, sans un mot, comme les bêtes d’un troupeau. Elles restent indifférentes lorsqu’un des leurs, un enfant, un parent, une compagne de misère, s’effondre d’épuisement. Un jour, un grand convoi venu de Bitlis arrive à Mardin. Il s’arrête près du couvent des sœurs syriennes catholiques. Les soldats s’emparent de 300 enfants. Les mères, exténuées de fatigue, restent accroupies sur le sol et suivent du regard les ravisseurs, sans pleurer ni crier. Les soldats remettent les enfants aux Kurdes qui suppriment ceux qui ont moins de deux ans – plus encombrants qu’utiles – et enlèvent les enfants de trois à cinq ans qu’ils pourront instruire dans la religion musulmane et, au besoin, revendre4. Un autre jour, un Kurde s’empare d’un petit enfant. Celui-ci s’accroche à la robe de sa mère. Le Kurde le frappe sur la main. « La pauvre mère regardait s’éloigner le Kurde et son enfant en exhalant à peine le bêlement d’une brebis quand on lui ravit son agneau »5.

Ces femmes n’attendent que la mort. Certaines se précipitent dans l’eau avec leurs enfants. Une femme partie d’Ourfa avec trois enfants, l’un au sein, les deux autres âgés de quatre à six ans, s’arrête avec le convoi au bord d’une rivière. Arrive une bande de Kurdes qui veulent lui enlever ses deux aînés. Elle les embrasse et les jette dans la rivière. C’est elle-même qui, en passant par Mardin, raconte ce qu’elle a fait6 [Récit C1].

De juin à octobre 1915, Mardin et ses environs sont un vaste cimetière au sol gorgé du sang des milliers de femmes dont les convois arrivent sans cesse des provinces avoisinantes : « C’était toujours par milliers que passaient dans les convois les femmes arméniennes transportées des provinces éloignées. Enveloppées dans leur long voile blanc, elles ressemblaient aux troupeaux de brebis qui, chaque année, descendent du Haut Kurdistan pour les boucheries de Syrie ou d’égypte. Cette année, elles remplaçaient les troupeaux que la guerre a supprimés et leur boucherie était le désert de Mardine qui a bu tant de sang chrétien7 ».

Les pères Rhétoré et Simon tentent d’être précis sur les dates de passage des convois, sur leur nombre, le sort de chacun d’eux. Ils doivent cependant y renoncer, tant les renseignements sont fragmentaires et les recoupements impossibles.

« Pour connaître les chiffres, écrit Hyacinthe Simon, il m’eût fallu me rendre de Ras ul-Aïn à Nisibine, fouiller les soixante-cinq puits profonds remplis de cadavres et compter les cadavres qui y sont entassés par milliers. <p.201> J’eusse dû demander à tous les harems de Mardine et de Diarbékir les garçons et les filles qu’ils recèlent, parcourir le désert de Mésopotamie et crier à son immensité de me rendre ses victimes, suivre enfin tous les sillons qui ont vu passer la double faiblesse du sexe et de l’âge en croupe derrière un cavalier kurde. J’en ai eu le désir. Je n’en ai pas eu les moyens8 ».

Cependant, les deux religieux parviennent à reconstituer des passages de grands convois et à les dater :

– à la fin juin 1915, un grand convoi de 6 000 femmes [Rhétoré, 12 000 selon Simon] arméniennes venu du Nord pénètre dans la province de Diarbékir. Ce convoi est régulièrement décimé. Elles ne sont plus que quelques centaines lorsque les soldats liquident le convoi, sur les bords d’une rivière entre Diarbékir et Mardin. Les cadavres sont jetés dans l’eau. Trois femmes sont enlevées par des villageois musulmans. Une jeune fille de douze à treize ans parvient à s’échapper et à gagner Mardin où des chrétiens la recueillent. « On tient le récit de cet horrible massacre de trois chrétiens qui suivaient le convoi comme conducteurs d’ânes pour les soldats », explique le père Rhétoré9.

– Le 1er juillet, au soir, un convoi de plus de 2 000 femmes arméniennes arrive à Mardin. Elles sont parquées dans le jardin des religieux de Saint-Ephrem, sous la garde des sentinelles, mais les chrétiens parviennent, avec mille ruses, à leur apporter pain et vêtements : « C’était la première image des transmigrations dans notre contrée. Devinez dans quel état nous parvenaient ces épaves humaines. Trente-cinq jours de marche, affamées, loqueteuses, échevelées, mornes, hébétées, pieds nus, teint bronzé par le soleil, regard fixe comme hanté par de lointaines visions de récents carnages – attitude faite de douleur et de résignation –, quelques robes de soie frôlant beaucoup de haillons : derniers restes d’une ancienne fortune à côté du dernier reste de l’indigence10 ».

– Le 5 juillet, un convoi de plus de 3 000 Arméniennes (« peu d’hommes, beaucoup de jeunes gens ») est entassé dans la cour de l’église arménienne catholique. Des chrétiens de Mardin parviennent à tromper la vigilance des soldats et à parler avec les déportées : « Et l’on put ainsi apprendre que toute l’Arménie est condamnée. Diarbékir a répété Van, Bitlis, Erzeroum, Sivas et Kharpout. Mardine a rejoué naguère la scène de l’écrasement de l’élément mâle ; les femmes arméniennes de Mardine renouvelleront aussi bientôt le rôle des malheureuses arrivées <p.202> sous nos murs.

On put savoir aussi que la pitié finit effectivement dans les limites du vilayet de Diarbékir ; que telle femme enceinte, ayant déposé dans un ruisseau le fruit de son dernier amour, a été tuée dans le ruisseau parce qu’elle arrêtait la marche du convoi, que tel convoi antérieur n’est pas parvenu à destination, que tel autre a été décimé et que de nombreux enfants chrétiens ont été volés par les Kurdes.

On put s’assurer enfin de la vérité d’un fait monstrueux, à savoir que, dans le courant de juin, 12 000 femmes arméniennes déportées ont été massacrées entre Diarbékir et Mardin (il s’agit du convoi de 6 000 personnes dont parle ci-dessus le père Rhétoré) »11.

Le 6 juillet, ces femmes partent pour Ras ul-Aïn. Des musulmans de Mardin s’approchent alors du convoi et enlèvent des enfants de trois à dix ans sous les sourires des policiers12.

– Les 7, 8 et 9 juillet, des convois arrivent de nuit à Mardin. Ce sont des femmes de notables, venues de Kharpout et de Diarbékir. Elles voyagent en voiture, ont des bagages et le nécessaire pour un long trajet. Elles espèrent parvenir à Mossoul où elles croient rejoindre leurs maris. Elles représentent une aubaine pour Memdouh, qui fait main basse sur leur argent et leurs objets précieux et les dirige de nuit vers Mossoul qu’elles n’atteignent jamais ! Le convoi de 510 femmes de notables de Diarbékir est tué le 13 juillet à Dara13.

– Le 10 septembre, plusieurs milliers d’Arméniens de Kharpout et de la région d’Erzindjan passent par Mardin. Les femmes racontent que 800 d’entre elles ont été massacrées depuis leur départ de Diarbékir.

Un convoi de 80 000 déportées parti de Sivas et de Kharpout se rend à Mossoul. L’avant-garde représente 12 000 personnes à leur arrivée à Diarbékir. Elles ne sont plus que 4 000 en arrivant à Mardin, le 14 septembre. Entre Diarbékir et Mardin, les soldats ont tué 8 000 femmes. Elles repartent vers Mossoul, le 15, et sont tuées près de Nisibe. « Un officier a avoué avoir convoyé plus de 80 000 femmes du côté de Sivas et de Kharpout : “et, ajoutait-il, comment donc le ciel n’est-il pas tombé sur nous ?” », rapporte le frère Simon14.

En octobre, passent à Mardin les convois de femmes venus d’Ourfa15 : 2 000, le 20 ; 3 500, le 28. Elles aussi se dirigent vers Mossoul. On ignore leur sort. <p.203>

Cette sinistre comptabilité de massacres et d’enlèvements résume le sort de la plupart des femmes arméniennes des provinces orientales : le père est tué le premier ; la mère reste avec les enfants : ils sont tués ou enlevés, et alors dispersés. Un enfant arménien de huit ans, né à Diarbékir, enlevé par des paysans kurdes, raconte la traversée du village où il vit depuis par un convoi : « C’était un convoi de déportés arméniens en provenance de Brousse. Ces pauvres malheureux étaient encadrés par des gardes circassiens armés, qui les menaient à grand coups de fouet et force injures. Ils campèrent en dehors du village, près du fleuve. Leur état physique était désolant. épuisés par les longues marches qui les avaient amenés jusqu’à nous, ils nous apparaissaient hâves et décharnés, tels des squelettes.

Les gens de notre village comprirent vite le profit qu’ils pouvaient tirer de la misère de nos compatriotes. Ils pétrirent de la pâte et préparèrent du pain pour le vendre à des prix exorbitants à ces misérables affamés… Ils donnèrent leurs dernières pièces pour une galette de lavache. De toute façon, leur sort était jeté. Ils seraient pillés par leurs convoyeurs ou seraient massacrés comme le furent ceux des convois précédents. [l’enfant se refuse à vendre le pain à ces malheureux. Il leur donne tout le pain et est battu par ses maîtres, mais il est fier de son acte de bravoure].

Le lendemain, je me rendis à nouveau au bord de la rivière. Tout d’abord, je ne vis personne. Tout était silencieux et désert… Je pensais que les réfugiés avaient continué leur route. Quelle ne fut pas ma stupéfaction en m’approchant davantage des rives de constater que celles-ci étaient toutes souillées de sang et jonchées de cadavres éparpillés le long du fleuve.

Les voyageurs de la veille devaient traverser la rivière pour poursuivre leur route vers leur destination. Les gardes tuaient sur la rive ceux qui hésitaient à s’engager dans l’eau. Ceux qui ne savaient pas suffisamment nager et qui s’aventurèrent dans le courant pour échapper aux sabres, furent emportés par celui-ci et moururent noyés. Leurs corps s’échouèrent le long des berges. Certains parvinrent sur la rive opposée. Là, les gendarmes à cheval les regroupèrent pour leur faire poursuivre leur route. Mais leur extermination était décidée. Lorsqu’ils s’éloignèrent du fleuve, ils furent tous massacrés16 ».

Lors du procès des Unionistes, en 1919, une dépêche chiffrée envoyée au ministère de l’Intérieur, le 15 septembre 1331 (1915), par Rechid annonce que le nombre des Arméniens « expulsés » du vilayet de Diarbékir a atteint 120 000, un chiffre supérieur à la population arménienne de cette province17. De l’aveu même du vali, les Arméniens venant d’autres provinces ont été tués. <p.204>

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1) Y. Ternon, Les Arméniens, op. cit., p. 272.

2) J. Rhétoré, p. 252.

3) A. Sarafian, art. cit., [trad. B].

4) J. Rhétoré, p. 253.

5) Ibid., pp. 252-253.

6) Ibid., p. 254.

7) Ibid., p. 272.

8) H. Simon, op. cit., p. 43.

9) J. Rhétoré, p. 261.

10) H. Simon, op. cit., p. 98.

11) Ibid., p. 99.

12) Ibid., p. 100.

13) Ibid. Cf. supra, IIe Partie, chap. II.

14) H. Simon, op. cit., p. 94.

15) La résistance d’Ourfa, commencée le 14 août, est brisée par l’armée ottomane, soutenue par l’artillerie allemande, du 4 au 6 octobre 1915.

16) H. Mutevelian, Mémoires de l’exil de 1915, Beyrouth, Doniguian, 1984, pp. 35-37.

17) Y. T ernon, Les Arméniens, op. cit., p. 273.

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