Y.Ternon, Mardin 1915 Livre I cinquième partie, Mardin dans le génocide arménien.

Chapitre III
Le marché d’esclaves de Mardin
et le sort des personnes enlevées

Lorsque les Kurdes se jettent sur un convoi de déportés pour en ravir des femmes et des enfants, ils ne songent pas seulement à augmenter leur maisonnée, mais à vendre leurs captifs dans les principaux marchés du pays : Diarbékir, Véranchéhir, Djezireh, Ourfa et Mardin. Dans cette dernière ville, disent les pères Rhétoré et Simon, pendant la période de massacres, les cours sont peu élevés1. Les vendeurs cherchent à se débarrasser au plus vite de leur marchandise et l’on peut acheter un enfant de cinq à sept ans pour cinq à vingt piastres (1 franc cinquante à 6 francs), le prix d’un agneau. Une jeune fille ou un jeune garçon de quatorze à quinze ans se paie deux à trois medjidié (9 francs à 13 francs cinquante). D’ordinaire, une femme chrétienne coûte plus cher : une livre turque (23 francs). Pour certaines personnes, les enchères montent à vingt-cinq, trente livres et même davantage s’il s’agit d’un membre d’une famille renommée. Ainsi, une petite fille de la famille Kaspo de Mardin est vendue huit livres. L’achat d’un enfant de trois à huit ans est une bonne opération. Après un ou deux mois de séjour dans une famille musulmane où ils sont bien traités, les enfants ont oublié leur famille d’origine et ils sont attachés à leur nouvelle famille. Il arrive que des enfants de cet âge, retrouvés par des parents qui tentent de les racheter, ne veuillent pas les suivre : « Un enfant de six ans, après un séjour d’un an chez les musulmans, s’était si bien adapté aux usages islamiques que, dès qu’il entendait la voix du muezzin sur le minaret, il se mettait aussitôt en position pour la prière, les mains derrière les oreilles pour s’isoler des bruits du monde, et il accomplissait très exactement toutes les inclinations prescrites et même les prostrations en deux temps. J’ai vu des petites fille arméniennes de cinq à six ans qui récitaient en arabe les formules de la foi islamique avec la même assurance et la même candeur qu’elles récitaient auparavant les prières chrétiennes2 » [récit C2].

Les ventes publiques commencent le 15 août à Mardin. La première est une vente de femmes. Elle se déroule sous l’œil bienveillant de la police. Ce jour-là, rapporte Hyacinthe Simon, une syrienne catholique, la veuve de Joseph Sadô Nâno, marchande, fait monter les prix et enlève <p.205> « des centaines de chrétiennes »3. Les chrétiens de Mardin qui ont été préservés de la déportation s’efforcent de racheter des captifs pour les adopter. Monseigneur Tappouni consacre tout son argent pour sauver tous les enfants qu’il peut racheter. Il répartit ainsi plus de 2 000 chrétiens dans des familles et paie leur entretien. Comme il n’a pas de fortune personnelle, il emprunte. Mais la police perquisitionne pour vérifier qu’on ne cache pas ainsi des Arméniens. Monseigneur Tappouni déclare alors que ces enfants rachetés par lui sont syriens catholiques et, avec l’aide de fonctionnaires amis, il parvient à les soustraire à la rage destructrice de Bedreddine4 [récit C3]. En 1916, deux « lots », l’un de 600 enfants, l’autre de 200, sont présentés à la vente. Comme tous les enfants n’ont pas été achetés, l’administration ottomane ouvre un orphelinat pour les recueillir.

Certains maîtres se montrent humains avec les personnes qu’ils ont enlevées ou achetées. Ils les traitent comme des membres de leur famille et ils vont jusqu’à acheter des personnes pour leur venir en aide. Le père Rhétoré cite le cas d’un notable musulman de Savour qui recueille une vingtaine de jeunes filles pour les sauver et ne leur propose jamais de se convertir à l’islam5. Le plus souvent, cependant, les « propriétaires » incitent leurs esclaves à se convertir et ils se montrent plus durs lorsqu‘ils essuient un refus [récits C4 a, b et c]. Ces brutalités sont surtout inspirées par des préjugés religieux. Deux jeunes arméniennes de Bitlis sont battues deux fois par jour par leur maître qui se justifie en expliquant : « Vous autres, chrétiens, vous n’êtes bons qu’à être battus ».

La vie quotidienne de ces femmes chrétiennes dans les maisons musulmanes, surtout chez des gens pauvres et chez les Kurdes, est particulièrement pénible, même en l’absence de violences physiques. Lorsqu’elles sont rattachées à un harem, elles sont détestées par les autres femmes. Parfois leur maître doit les revendre, pour mettre un terme au désordre qu’engendre ces jalousies. Dans certains cas, profitant du bas prix du marché d’esclaves, des acheteurs collectionnent les femmes arméniennes. Le père Rhétoré cite le cas d’un lieutenant qui entasse jusqu’à 12 femmes chez lui et qui vole le magasin militaire dont il a la charge pour entretenir sa maisonnée. Des jeunes filles de treize à quatorze ans deviennent des épouses de musulmans. D’autres sont employées comme domestiques et chargées des tâches ménagères les plus lourdes, des besognes les plus humiliantes par les épouses musulmanes qui flânent et bavardent toute la journée6 : « Nous avons vu la belle-sœur de Monseigneur Maloyan remplir, comme elle le disait, les fonctions d’âne dans la maison qui l’avait capturée, payée <p.206> tous les jours de mauvais traitements et, finalement, affligée d’un bras cassé sous les coups de son maître brutal.

Quand la jeune sœur Seïdé fut vue dans le village de sa captivité, elle venait de la fontaine avec une cruche d’eau sur l’épaule, ce qui fait supposer qu’elle remplissait les fonctions de servante chez son maître, c’est-à-dire qu’avec l’humiliation et la fatigue, elle doit avoir aussi souvent en partage les injures et les mauvais traitements7 » [récits C5 a et b].

Dans le vilayet, au cours de l’automne et de l’hiver 1915, des milliers d’enfants meurent de maladie, de privations et aussi des souffrances morales endurées depuis le début du génocide. Ils ont vu leurs parents arrêtés, déportés, tués. Dès qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont malades, leurs maîtres musulmans cherchent à s’en débarrasser et souvent les tuent de leurs propres mains, un crime commis en toute impunité : « J’ai vu de mes yeux une petite fille de cinq ans devenue malade que son maître enterra encore vivante dans un tas de fumier après avoir mis sur elle une grosse pierre qu’il affermit en place en la pressant avec ses pieds. Heureusement, il fut aperçu dans cette opération barbare par une brave chrétienne qui accourut retirer l’enfant de sa fosse ; mais l’avide musulman ne lui permit pas de l’emporter sans qu’elle lui ait payé cinq piastres (1 franc cinquante), sans doute pour prix de sa peine pour l’enterrement. La pauvre petite aurait pu guérir de sa maladie, mais elle avait eu l’épine dorsale fracassée par la pierre enfoncée sur son corps et elle mourut quelques jours après dans de grandes douleurs au milieu desquelles elle appelait sa mère8 ».

Lorsque, après l’armistice, il sera possible de rechercher et de retrouver ces « personnes disparues », certaines seront tellement intégrées dans les foyers musulmans qu’elles ne seront pas identifiées ou ne souhaiteront pas quitter leur nouvelle identité [récit C6]. Le docteur Shahub Gedik m’a récemment confirmé l’impression que laisse l’analyse des documents, à savoir que la plupart des tribus kurdes de la région de Mardin avaient enlevé des femmes et des enfants arméniens, en un si grand nombre que, dans chaque village, chaque famille comptait au moins un Arménien dans ses ancêtres proches. Il était en 1945 médecin militaire en poste à Mardin et il a visité de nombreux villages, où les Kurdes parlaient volontiers des événements de 1915. Comme, dans cette région éloignée des missions et organismes qui recherchèrent les enfants après l’armistice de 1918, peu d’enfants ont été rendus, on pourrait, si l’on se plaçait sur le plan de l’origine ethnique, considérer que les Kurdes de la région de Mardin sont des Kurdo-arméniens. <p.207>

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1) J. Rhétoré, p. 314 ; H. Simon, op. cit., pp. 127-129.

2) J. Rhétoré, p. 320.

3) H. Simon, op. cit., p. 127. Sadô Nâno est le gendre de Raïs Bero (cf. récit D6).

4) J. Rhétoré, pp. 325-326.

5) Ibid., p. 326.

6) Ibid., p. 338.

7) Ibid.

8) Ibid., p. 342.

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