RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Intili, Baghtché et Ayran

2 - SAHAG TCHEGHÈKDJIAN

La prison de Baghtché*

Lorsque nous sommes arrivés dans la prison de Baghtché, nous étions onze personnes. Il s’y trouvait encore un homme malade de vingt-quatre ans qui était resté après le départ du convoi de déportés précédent. Nous sommes restés neuf jours dans cette prison. Auparavant, nous étions quatre amis, expulsés du 7e bataillon de soldats-ouvriers ( amele taburi ), et nous faisions pot commun, mangeant et buvant ensemble. Les sept autres personnes s’étaient jointes à nous depuis Adana. Durant ces neuf jours, nous étions quotidiennement obligés de puiser dans un puits de cinquante mètres de profondeur soixante dix à quatre vingts bacs d’eau pour assurer la propreté des toilettes de la prison et celle des cellules turques d’Hamamdjı.

Comme nous tirions l’eau du puits à l’aide d’une chaîne en fer, une personne n’y suffisait pas. Nous tirions à deux en même temps. Ceci dit, nous ne considérions pas cette tâche comme pénible. Lorsque nous voulions boire une timbale de l’eau puisée, on nous frappait sans ménagement en nous disant: «Sale infidèle, pourquoi bois-tu de l’eau avec ta bouche dégueulasse dans cette timbale ?» Cela n’avait pas plus d’importance que le reste. Durant ces neuf jours, nous avons mangé tous les quatre six kilogrammes de pain à nos frais, en les payant le double du prix. On ne nous donnait pratiquement pas de pain. On ne nous jetait parfois qu’un peu de pain sec laissé par les autres. Quelques jours après [notre arrivée], on amena trois autres Arméniens à la prison: deux originaires d’Ourfa, un d’Ayntab. C’est avec eux, soit quinze personnes au total, que nous avons été mis en route vers Marach.

Ainsi que nous l’avons dit, il y avait déjà un malade dans la prison. Un autre se déclara parmi nous. Nous nous sommes mis en route avec ces deux malades également. Nous avancions depuis à peine dix minutes, quand nos deux malades déclarèrent qu’ils n’étaient pas en état de marcher et tombèrent à terre. Les gendarmes les forcèrent un peu à marcher, mais voyant qu’ils en étaient incapables, ils furent obligés d’en informer le commandant de Baghtché. L’ordre [qui arriva] était le suivant: «Ils doivent partir et rester à l’endroit où ils crèveront. S’ils ne peuvent pas marcher, faites-les traîner par leurs compagnons». Les gendarmes s’attendaient du reste à un ordre de ce genre [et] nous étions nous mêmes obligés de nous soumettre à cet ordre. Dans le cas contraire, la crosse du Martini nous menaçait. Nous avons pris chacun des malades, deux personnes sous chacun des deux bras, et nous avons commencé à les faire marcher. Nous avons avancé ainsi durant cinq minutes. Mais les gendarmes n’étaient pas satisfaits. Ils sont venus en courant auprès de nous et ont commencé à nous frapper sans ménagement à coups de crosse de fusil, pour la bonne raison que nous avancions [trop] doucement. Conformément à l’ordre donné, nous avons été obligés de les traîner à deux, en courant. Quand nous n’avancions pas assez vite, les crosses de fusil commençaient leur besogne sans ménagement. Les coups pleuvaient sur nos têtes, nos yeux, nos reins, nos dos. Je pris un coup dans les reins dont je n’ai plus ressenti la douleur qu’une vingtaine de jours plus tard. Nous les avons ainsi traînés par des endroits escarpés et pierreux. Après avoir marché ainsi durant deux heures, nous sommes arrivés à un moulin. Nous étions tous épuisés. Les gendarmes nous ont proposé de laisser les malades sur place, compte tenu du fait que la nuit était proche et que l’autre route était encore plus escarpée, et ils nous ont ordonné de dire à ceux qui poseraient des questions qu’ils étaient morts et qu’on les avait laissés sur place; que si nous avions l’audace de refuser, ils nous menaçaient de nous tuer par balle un à un dans le vallon situé devant nous. Songeant que Dieu déciderait, nous avons donné notre assentiment. On alla quérir le maire du village qui se trouvait à une quinzaine de minutes. Après son entrevue avec les gendarmes, celui-ci vint près de nous et nous demanda pourquoi ces deux là étaient étendus au sol [et] s’ils étaient malades. Nous avons répondu qu’ils étaient morts. Il nous dit alors de les prendre et d’aller les enterrer côte à côte près du moulin. Nous avons été contraints de les emmener. Alors que nous les couchions, ayant vu les mouvements de leurs membres, j’ai poussé un soupir. Le gendarme l’a entendu et m’a cyniquement dit: «Infidèle! pourquoi soupires-tu? Demain ou un jour prochain tu seras toi aussi semblable à eux». Nos malades étaient conscients. Cela était dû à la faim qui les tenaillait. Nous les avons abandonnés dans le vallon situé face au moulin, puis ils ont ordonné aux hommes [travaillant] au moulin de recouvrir les cadavres. Ceux-ci sont venus et les ont, sous nos yeux, recouverts avec de très grosses pierres. Quant à nous, nous avons continué notre chemin.

Sahag M. Tcheghèkdjian, octobre 1916

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 21, Intil, ff. 3-5.