RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Intili, Baghtché et Ayran

3 - KALOUST HAZARABEDIAN, de Darendé

Le troisième convoi expédié d’Intili*

Un matin du mois de mai, les ouvriers déportés qui travaillaient sur la ligne d’Islahiyé furent soudain encerclés par des gendarmes. Il leur fut ordonné avec fermeté de se préparer immédiatement à partir pour Baghtché. Tous furent obligés d’obéir. Ils restèrent deux jours à Baghtché, puis ils furent mis en route pour Marach sous la surveillance de soldats chargés de les escorter. Ce fut un trajet terrible. à peine s’étaient-ils éloignés de Baghtché, que commencèrent [à défiler sous nos yeux] des cadavres dénudés étendus sur les côtés de la route, dont certains avaient été traités avec une barbarie des plus épouvantables et étaient entourés de chiens et de corbeaux. J’avais déjà appris quel sort on avait réservé aux convois précédents. L’état de ces cadavres confirmait du reste entièrement les informations communiquées.

L’escorte avait déjà commencé sa besogne meurtrière. Ceux qui ne pouvaient pas suivre le groupe, parce qu’ils étaient malades ou trop vieux, étaient tués dans la minute à coups de fusil ou, plus fréquemment, à la baïonnette car la vie d’un homme ne valait pas le prix d’une balle. Ils ménageaient leurs minutions lorsqu’ils pouvaient tuer par un autre moyen.

C’était une route de montagne, pierreuse, pénible et difficile comme le branlement d’un chameau, dont le passage s’apparentait à quelque chose comme une torture. Les pierres étaient couvertes de sang et continuaient à se recouvrir de sang. Beaucoup, pour éviter le sort réservé aux retardataires, abandonnaient leurs affaires et jusqu’à leurs réserves de nourriture sur la route pour ne pas rester en arrière et pouvoir marcher.

Nous avons progressé jusqu’aux limites du territoire des Ortchans en ayant beaucoup de pertes. à partir de là, la situation empira encore. Sabres, fusils, pelles ou pioches, pieux ou bâtons à la mains, les Ortchans attaquèrent le groupe et commencèrent à tuer et à piller. Les gardiens saluaient non sans un certain plaisir leur intervention. Non seulement ils ne s’opposaient pas à eux, mais, au contraire, les encourageaient. Il s’agissait pour la plupart d’entre eux de criminels libérés tout spécialement pour s’occuper des Arméniens. Ils disaient: «Le gouvernement nous a fourni des sabres et des fusils exclusivement pour vous tuer». Le groupe avançait en se faisant massacrer. Après qu’il fut parvenu au bord d’une rivière, les gardiens firent stopper le convoi. Les Ortchans sont venus se mêler aux gardiens et ont recherché les gens originaires de Fendedjak qui s’y trouvaient. Un Zeytouniote arménien du village de Tchermé Aghadj, Assadour Balian, fut arrêté comme originaire de Fendedjak et emmené près des policiers de l’escorte. C’était un homme de haute taille, au physique athlétique. Lorsqu’ils l’ont interrogé, il a dit qu’il n’était pas de Fendedjak. Il nomma en vain des gens pour en témoigner. Les Ortchans ont exigé que cet homme leur soit remis et les policiers leur cédèrent. Ils l’ont alors déshabillé, lui ont ligoté les mains derrière le dos, l’ont mené à un jet de pierre plus loin et, après lui avoir infligé des tortures terribles, l’ont égorgé.

Presque immédiatement après ce meurtre, le convoi fut remis en route. Ils ont dès lors modifié leurs pratiques barbares. Ayant réduit l’allure du convoi et s’étant rassemblé sur le côté, ils passaient en revue, un à un, les passants. Ils ont ainsi commencé à sélectionner notamment les jeunes gens dont la mise et le visage paraissaient propres et semblaient comparativement plus ou moins aisés. Ils les séparaient et les fusillaient immédiatement. Quand elle vit pour la première fois comment ils tuaient ceux qui avaient été choisis, la foule commença à se lacérer et à se griffer le visage, pour ne pas être appelés à leur tour. Malgré tout, pas mal de personnes furent assassinées. Un jeune homme qui avait ainsi mis ses vêtements et son visage dans un état lamentable attira l’attention d’un gendarme. Celui-ci le tira de la foule, lui ordonna de tourner le dos et, alors qu’il venait à peine de se retourner, l’étendit à terre en le fusillant.

[Les déportés] du convoi voyant que la tuerie n’en finissait pas, se précipita en avant dans un tohu-bohu indescriptible jusqu’à ce qu’ils atteignent le village de Djamısdıl. C’est ainsi que prirent fin les violences. Ils s’étaient mis en route à mille cinq cents: il ne restait plus qu’une poignée d’entre eux.

La grande majorité des plus de trente mille personnes qui se trouvaient sur la ligne de chemin de fer Islahiyé-Yarbachi fut massacrée entre Baghtché et Marach, au cours des expéditions de convois qui durèrent presque un mois. Les rescapés furent menés à Birédjik, puis de là vers Deir-Zor et Mardin. Un jeune homme prénommé Onnig, originaire de Bardizag, était parvenu à s’échapper de ce convoi après Ourfa et rapporta que des massacres et des violences similaires continuaient également à avoir lieu au-delà de cette ville. Aujourd’hui, on peut compter sur les doigts d’une main les quelques rescapés se trouvant à Alep issus de ce groupe de trente mille personnes.

Kaloust Hazarabédian, de Darendé, un de ces rescapés

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 21, Intili, ff. 6-8.

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