Le général Kenan EVREN, Président de la république turque, investi après un coup d'État, lançait, par son discours du 12.6.1982 à Amasya le top départ d'une vaste opération de dénégation du génocide des Arméniens.

Cette même année, la presse du monde entier fut invitée à Ankara.

L'ouvrage ci-contre compilé par Mehmet Ali BIRANT éditorialiste et homme de télévision, réunit textes et images, lesquels, sortis de leur contexte tire argument de tout et de son contraire pour justifier l'injustifiable, voire accuser les Arméniens de génocide.

Trente ans après le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan relance l'opération en proposant au gouvernement arménien la constitution d'une commission d'historiens ; manoeuvre dilatoire évidente pour noyer le poisson par des échanges d'argumentation et l'utilisation d'archives turques, lesquelles, 90 ans après se sont certainement "bonifiées" à l'aune des intérêts de la nomenklatura turque protégeant sans doute, au delà d'un honneur mal placé, les avantages des héritiers des responsables d'un génocide qui a été aussi crapuleux. Si c'est bien l'affaire des historiens on pourrait se demander pourquoi l'appel des plus éminents spécialistes de l'histoire des génocides, ne sauraient être entendu.(texte de l'appel)


A propos de Mehmet Ali Birant
Évolution de sa pensée ...
25 ans après
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Cette même année, la presse du monde entier fut invitée à Ankara.

On promis d'ouvrir les archives.
Deux journalistes français d'investigation, Arnauld Hamelin et Jean-Michel Brun se rendirent en Turquie pour mener une enquête sur le terrain.

Ils publièrent un livre sous le titre " LA MÉMOIRE RETROUVÉE "

On lira dans ce livre édité par "Mercure de France" en 1983 les détails de leur enquête y compris les promesses faites et vite déçues, de consulter les archives  de la Turquie.
Ce livre se prolonge sur la lutte armée d'activistes arméniens des années 70 et 80 pour faire sortir de l'oubli le premier génocide de XXe siècle.

MÉMOIRE RETROUVÉE

Alors que les Arméniens ne cessent de demander réparations aux Turcs depuis 1915, c'est seulement soixante-huit ans après que le gouvernement d'Ankara brandit un dossier destiné à prouver que le génocide arménien n'a pas eu lieu. Imaginons par comparaison qu'au lieu de contraindre l'Allemagne à faire toute la lumière sur l'extermination des Juifs dès l'issue de la Seconde Guerre mondiale, les impératifs de la diplomatie lui aient fourni la possibilité de garder le silence et les moyens d'interdire tout débat public sur la question.
Supposons que seulement soixante-huit ans après, soit en 2013, l'Allemagne accepte d'ouvrir le dossier. Quand on sait qu'aujourd'hui encore, malgré les procès, le déluge de témoignages, de livres, d'articles de presse, d'émissions de radio, de télévision et de films, il se trouve encore des historiens et des écrivains pour affirmer que les chambres à gaz n'ont jamais existé, on peut se demander ce que serait, en 2013, la version allemande des massacres nazis !
Il faut en effet une singulière dose de courage politique, ou l'impossibilité de faire autrement, pour reconnaître un crime qui, même s'il appartient au passé, risque de provoquer dans l'esprit public des amalgames hâtifs et fâcheux. On peut comprendre que les Turcs d'aujourd'hui, qui ne sont naturellement pour rien dans les massacres de 1915 (les plus jeunes parmi les hommes qui y auraient participé seraient aujourd'hui âgés de quatre-vingt-dix-huit ans) n'aient guère envie d'entendre le mot Turc devenir synonyme d'assassin, violeur et infanticide. En se taisant, ils s'exposaient cependant à une accusation plus grave encore : celle de s'en rendre complices. Il reste toutefois que leurs dénégations arrivent un peu tard, et le fait que les dossiers publiés par la Turquie sur la question arménienne l'aient été de façon si récente, hormis les écrits publiés au moment de la guerre, qui n'étaient que l'expression des thèses Jeunes Turcs, entache leur crédibilité d'un lourd handicap par rapport aux milliers de témoignages oculaires et contemporains du drame.

Doit-on pour autant balayer d'un revers de main la plaidoirie des Turcs ? Certainement pas. On peut avoir raison quand tous les autres ont tort, et l'argument selon lequel la Turquie s'est tue pendant soixante-huit ans, simplement parce qu'elle n'avait rien à se reprocher, et qu'elle brise aujourd'hui ce silence pour répondre à ceux qui approuvent ou soutiennent les attentats dont elle est victime depuis 1975, est parfaitement défendable. Seul l'examen approfondi et la confrontation des thèses en présence peuvent nous aider à démêler le vrai du faux dans ce contentieux très complexe.

LES CHIFFRES  -

La première contestation porte sur le nombre des victimes des événements de 1915 et celui de la population arménienne vivant initialement en Turquie. Rappelons que face aux chiffres avancés par l'accusation arménienne (1.500.000 morts sur un total d'environ 2.100.000 habitants) les documents émanant de l'Institut de politique étrangère d'Ankara continuent d'opposer ceux de Talaat pacha : 300.000 victimes sur une population de 1.300.000 personnes.
 

En l'absence de statistiques officielles, scientifiquement établies, il est impossible de donner des chiffres précis, et les conclusions des experts les plus compétents sont toujours susceptibles d'être remises en question sans qu'on puisse vraiment apporter des preuves de leur irréfutabilité. La position officielle turque est en réalité assez fluctuante : alors que l'Institut de politique étrangère se contente de reprendre à son compte les affirmations de Talaat dont il y a tout lieu de penser, sans être de mauvaise foi, qu'elles manquent d'objectivité, maître Poroï, l'avocat turc spécialiste des questions arméniennes, qui nous parlait lui aussi de 300.000 victimes, en admettait 600.000 à l'émission « Table ouverte », diffusée par la télévision suisse le 24 avril 1982. Tandis que le gouvernement turc de 1919 en donnait 800.000.
On peut légitimement penser que les Turcs ont intérêt à minimiser le nombre réel des victimes arméniennes, et les Arméniens à l'exagérer. Cela concorde avec les conclusions des historiens occidentaux dont il y a lieu de croire, sans entrer dans le détail de leurs longues compilations et les divers recoupements qui permettent de l'affirmer, que le chiffre qu'ils avancent est assez près de la vérité. D'après leurs estimations, le nombre des victimes serait d'un million environ sur une population d'à peu près 1.800.000 personnes. Cela dit, ne doit-on pas aussi appeler « victimes » ceux qui ont dû tout quitter, leurs maisons et leurs terres, ceux qui ont perdu leurs parents et leurs enfants, ceux qui n'ont dû qu'à la chance de survivre au cataclysme ? Finalement, n'est ce pas la population arménienne dans son ensemble qui a été la victime des événements de 1915 ?
Si nous n'insistons pas sur cette polémique autour des chiffres, qui pourrait couvrir les pages d'un volumineux ouvrage, c'est que le problème n'est pas là, et qu'elle masque même la vraie question qui est de savoir si oui ou non le gouvernement turc de 1915 a voulu et entrepris l'extermination systématique des Arméniens.
On ne conteste pas l'existence du génocide juif et pourtant les historiens ne sont pas tous d'accord sur le nombre des victimes. Ce qui fait la réalité du génocide, c'est que celui-ci n'est pas la conséquence de « bavures » de quelques officiers nazis, mais celle d'un programme conçu et organisé par le pouvoir.
Car s'il y a eu massacre organisé, peu importe finalement de savoir s'il y a eu 1.500.000 victimes ou «seulement » 300.000. Cela ne change rien à la nature du crime. Qu'on se rappelle toutefois que 300.000 morts sur 1.300.000 (chiffres de Talaat pacha), cela représenterait tout de même pour la France le meurtre de 13 millions de personnes, ou 46 millions pour les Etats-Unis ! De toute façon, il y avait en Turquie une population arménienne avoisinant les 2 millions d'individus. Le problème est le suivant: que sont-ils devenus ? Il est fort douteux que des gens ayant résisté à toutes les invasions, à Gengis Khan, à Tamerlan et à toutes les oppressions, aient quitté délibérément la terre sur laquelle ils vivaient depuis quelque trois mille ans.

LE TÉLÉGRAMME DE TALAAT PACHA -

L'accusation arménienne avance parmi les preuves du génocide l'existence d'un télégramme de Talaat pacha destiné à la préfecture d'Alep, centre d'aiguillage des déportés. Le ministre de l'Intérieur y rappelait la décision du gouvernement d'exterminer tous les Arméniens habitant en Turquie. Menaçant de ses foudres tous ceux qui s'opposeraient à cet ordre du « Djemiet », le comité exécutif du mouvement Jeunes Turcs, Union et Progrès ou Ittihad !
Son authenticité est naturellement vigoureusement réfutée par les Turcs qui n'y voient qu'un faux grossier. On peut dire qu'il existe dans cette affaire une véritable bataille des télégrammes. Les uns semblant contredire formellement les autres.
Lesquels sont vrais ? Lesquels sont faux ? Sont-ils tous vrais, sont-ils tous faux ?


En fait, les documents officiels concernant la question arménienne n'abondent guère, et il ne faut pas s'attendre à tomber sous une avalanche d'ordres écrits démontrant l'existence du génocide. En effet, lorsque pareilles preuves existent, elles sont généralement détruites avant de tomber entre les mains de l'ennemi en cas de défaite.
C'est exactement ce qui s'est passé lorsqu'à la fin de l'année 1918, le ministère Jeunes Turcs comprit que tout était fini. Quand le gouvernement de l'après-guerre chercha à réunir les pièces nécessaires au procès des Unionistes mettant en accusation, par contumace, les dirigeants du comité Union et Progrès, il constata que les documents concernant les agissements de 1'« Organisation spéciale» (Techkilati Mahsoussé), exécutrice des basses œuvres de l'lttihad, avaient disparu.

« ••• ont été volés des télégrammes, des documents, une partie importante des communiqués du Techkilati Mahsoussé, ainsi que tous les documents du Centre général. De même ont disparu les communiqués et les circulaires importantes du directeur de la sûreté générale Aziz bey, avant la démission du cabinet de Talaat, le 15 septembre 1918 » •••
Journal officiel turc Procès verbal du 24.4.1919

Les documents que nous avons en notre possession sont donc ceux qui ont été transmis par des fonctionnaires désireux de se désolidariser de l'action gouvernementale. C'est le cas du fameux télégramme qui a tant fait couler d'encre.
Contrairement aux suppositions de l'Institut de politique étrangère d'Ankara, celui-ci n'a pas été trouvé par les troupes anglaises du général Allenby, mais recueilli directement par le journaliste Aram Andonian des mains du secrétaire du bureau de l'administration des déportés à Alep, Naïm bey.
Aram Andonian avait connu Naïm bey au camp de concentration de Meskéné. Ce dernier aidait, moyennant finance, les riches familles arméniennes à s'enfuir. En fait, il faisait le passeur autant en raison du dégoût que lui inspiraient les ordres qu'il était chargé d'appliquer que par cupidité. Les sommes qu'il demandait étaient tout à fait minimes et il profitait de l'évasion des familles aisées pour faire passer en même temps les plus désargentées sans rien leur demander.
Aram Andonian avait eu avec lui de longues conversations et celui-ci lui remit les documents les plus importants parmi ceux qui étaient passés entre ses mains. Son témoignage, ainsi que les photographies de ces documents, furent réunis par Andonian dans son livre Documents officiels concernant le massacre des Arméniens. Certains de ces textes furent produits en 1921, au procès de Tehlirian, l'assassin de Talaat pacha. Ces documents contiennent des télégrammes, dont une partie est reproduite au chapitre donnant la version arménienne des événements, et les lettres adressées au secrétaire du comité Union et Progrès, Djemal bey, spécialement dépêché à Alep pour surveiller les opérations. Ces lettres furent reconnues trop tard comme émanant de Behaeddine Chakir, l'idéologue du parti, et ne furent donc pas jointes au dossier Tehlirian.
Ces télégrammes sont accablants pour le comité Union et Progrès. Ils montrent que la déportation n'était qu'une étape vers l'extermination totale.
«Leur lieu d'exil est le néant », s'exclame Talaat dans l'un d'eux.
Pour leur défense, les Turcs affirment que ces documents ont été fabriqués à Paris par un groupe d'Arméniens. Il faut se méfier des affirmations du genre: « on s'est aperçu que », sans préciser qui est ce « on », « il est prouvé que », sans dire qui prouve et de quelle façon, « en réalité ... », sans plus de précisions. C'est en général une manière de faire croire que l'on sait, alors qu'on ignore tout. En revanche, nous savons comment ces télégrammes ont été authentifiés grâce aux apostilles tracées de la main du vali (préfet) d'Alep, Mustapha Abdulhalik bey. Ces mentions autographes portées au bas des télégrammes indiquent la suite donnée aux ordres et comprennent des conseils complémentaires à l'usage des fonctionnaires chargés de l'exécution. Elles furent comparées avec d'autres documents comportant son écriture et sa signature. Les experts qui examinèrent les pièces dans leurs moindres détails, une semaine durant, furent formels quant à l'origine des apostilles, et par conséquent sur l'authenticité des documents. Néanmoins, le fait que l'expertise fut menée par l'Union Nationale Arménienne d'Alep la fait considérer comme suspecte par les Turcs, bien que l'Union Nationale Arménienne fût à l'époque un organisme officiel. Cela dit, on peut toujours récuser l'authenticité de documents parce qu'ils ont été recueillis par un Arménien, et refuser l'expertise parce qu'elle a été conduite par un organisme arménien. Pourtant, il semble assez naturel que ce soit des Arméniens qui se chargent d'entamer des procédures contre les responsables d'un génocide arménien. De la même façon que ce sont des Juifs qui ont poursuivi les responsables du génocide juif.

Quoi qu'il en soit, comme pour la controverse des chiffres, nous nous trouvons ici, encore une fois, devant un faux débat. En effet, l'accusation arménienne ne repose pas uniquement sur quelques télégrammes, si accablants soient-ils. Les témoignages abondent par ailleurs en telle quantité qu'il est inutile d'ergoter à l'infini sur ces pièces qui ne pourront jamais être expertisées à coup sûr comme des tableaux de maîtres. On ne pourra jamais affirmer à 100 % qu'elles sont authentiques, pas plus qu'on ne pourra jamais prouver le contraire. Cependant, il est essentiel de souligner que le contenu de ces télégrammes concorde parfaitement avec les témoignages recueillis par les observateurs étrangers, et sont similaires à ceux que d'autres fonctionnaires turcs affirment avoir reçus.
En effet, un certain nombre de ces fonctionnaires refusèrent d'appliquer, ou tentèrent d'entraver, les ordres de déportation. Ce fut, au plus haut niveau, le cas du préfet d'Alep, Djelal pacha, qui fut déplacé par la suite à Konia pour avoir refusé d'organiser la déportation au sens où l'entendait le comité Union et Progrès, et remplacé par Abdukhalik bey. Son témoignage ne laisse guère de doute, lui non plus, sur la nature des mesures dont les Arméniens furent l'objet.

TÉMOIGNAGES ET PREUVES DUPLICITÉ

« Parce que les Arméniens se sont conduits dès le début de la guerre comme des traîtres et qu'ils sont passés à l'ennemi en massacrant des villages turcs entiers, le gouvernement s'est trouvé dans l'obligation de procéder à leur déplacement (les uns disent provisoire, les autres définitif dans le but de fonder ailleurs des colonies), hors des zones de combats. Ce déplacement s'est effectué sous la protection de la gendarmerie et les Arméniens ont été fort bien traités. Malheureusement, le manque d'hygiène et de sécurité inhérent à l'état de guerre et de privations qui affectait l'ensemble de l'empire a entraîné la mort d'un certain nombre de déportés. »
 

L'accusation telle qu'elle est développée dans le chapitre consacré à la version arménienne des événements repose, on l'a dit, sur les témoignages de personnalités étrangères en poste en Turquie, et sur les déclarations de fonctionnaires turcs chargés de la déportation. A propos de ces derniers, on peut à la rigueur prétendre qu'ils n'ont pas dit la vérité, afin de se retrouver « du bon côté» après la défaite, quoique cette suspicion ne paraisse guère justifiée : s'ils ont cherché à se disculper, c'est bien que des actes répréhensibles avaient été commis. On peut aussi supposer que leur témoignage a été fabriqué de toutes pièces, mais alors ils auraient apporté eux-mêmes un démenti.
En revanche, il ne peut être question de soupçonner les autres témoignages de partialité ou d'être le fruit d'une propagande. Celui du Dr Lepsius, par exemple, qui nourrit une grande partie de l'accusation présentée plus haut, et qui fut le premier à tenter d'avertir les autorités de son pays. Lepsius était à ce point conscient des complications diplomatiques que pouvait entraîner pour l'Allemagne, alors alliée de l'Empire ottoman, la publication de son rapport qu'il accepta de ne le diffuser que dans un cercle très restreint de spécialistes, en leur demandant, au nom des intérêts supérieurs du pays, de faire en sorte qu'il ne soit pas divulgué au public.
Et pourtant, ses conclusions sont sans appel :

La mesure de déportation dégénéra très vite, le plus souvent en une extermination systématique. On avait en vue, tout d'abord, de se débarrasser en premier lieu des mâles de la nation arménienne. Dans ce but un travail préliminaire considérable précéda l'ordre de déportation générale. Tous les chefs politiques et intellectuels du peuple furent internés, déportés vers l'intérieur ou tués ...
Sur le sort de la population mâle au service de l'armée ou employée à la construction des routes, ou comme portefaix, on ne peut que tirer des conclusions des récits de témoins oculaires qui, voyageant par hasard sur les routes de l'intérieur, ont certifié l'anéantissement méthodique de colonnes entières ... Les traitements qui furent infligés en chemin aux déportés nous font conclure qu'il importait peu, aux auteurs et aux exécuteurs de ces mesures, que la population déportée reçut, d'une façon quelconque, le moyen de subsister. Ils ne parurent même pas fâchés que la moitié pérît en route, et qu'ils fussent exterminés par la faim et les maladies durant leur migration.

Les journalistes sont également saisis par l'horreur du spectacle qui s'étale sous leurs yeux. Le correspondant allemand de la Kalner Gazette, Harry Stuermer, par exemple, écrit une série d'articles qui seront interdits par la censure allemande.
Il les fera paraître un peu plus tard en Suisse :

... dès le commencement, les persécutions visaient aussi les femmes et les enfants. Elles s'appliquaient sans aucune distinction, à toute la population de six vilayets orientaux, forte de plusieurs centaines de milliers d'âmes, et se caractérisaient par de telles bestialités et de telles cruautés qu'on ne peut en donner aucun exemple dans toute l'histoire humaine, sauf peut-être les razzias des chasseurs d'esclaves africains et les persécutions néroniennes des chrétiens. Toute apparence d'un droit pour le gouvernement turc, qui a voulu faire passer pour des mesures d'intérêt militaire une évacuation de la zone de guerre rendue nécessaire pour éviter des troubles, s'écroule devant de telles méthodes. Et j'espère bien qu'il n'y a pas un seul Allemand, bien informé des faits, qui ne soit plein de dégoût pour le gouvernement turc en voyant cette boucherie commise de sang-froid sur toute la population de vastes contrées, et la déportation de tout le reste avec l'intention de les laisser misérablement crever en route !
Qui a un peu de sentiment humain ne peut pas juger autrement, si turcophile qu'il soit du point de vue politique.

Les témoignages qu'Harry Stuermer recueillit au cours de son reportage, tant auprès des victimes que des fonctionnaires turcs, ainsi que ses propres observations, concordent point par point avec ceux rassemblés par le Dr Lepsius, ou avec les constatations des diplomates américains qui, rappelons-le, adoptaient vis-à-vis de l'Empire ottoman une position de stricte neutralité.

La dernière et la plus cruelle mesure prise contre les Arméniens fut la déportation en masse de toute la population, arrachée à ses foyers et envoyée en exil dans les déserts avec toutes les horreurs commises en cours de route. Aucune disposition n'avait été prise pour le transport de ces déportés, ni pour leur nourriture. Ces malheureux, parmi lesquels se trouvaient des hommes cultivés, des femmes de condition élevée, eurent à marcher à pied, exposés aux agressions de bandes de criminels spécialement organisées dans ce but. Les maisons furent littéralement saccagées; les membres d'une même famille étaient séparés et dispersés; les hommes tués, les femmes et les jeunes filles violées sur les routes ou emmenées dans les harems. Les enfants étaient jetés dans les rivières ou vendus à l'étranger par leurs mères elles-mêmes pour les sauver de la mort par la faim.
Les faits relatés dans les rapports reçus par l'ambassade, de témoins oculaires absolument dignes de foi dépassent les plus bestiales et les plus diaboliques cruautés perpétrées ou imaginées dans l'histoire du monde. Les autorités turques avaient arrêté toutes communications entre les provinces et la capitale dans le naïf espoir qu'elles pourraient ainsi commettre ces crimes avant que rien ne pût en transpirer dans les pays étrangers. Mais des informations filtrèrent par le canal des consuls, des missionnaires, des voyageurs étrangers et même des Turcs.
Nous apprîmes bientôt que des ordres avaient été donnés aux gouverneurs des provinces d'exiler toute la population arménienne qui se trouvait dans leur circonscription, sans distinction d'âge ni de sexe. Les fonctionnaires locaux, à peu d'exception près, exécutèrent ponctuellement ces instructions. Tous les hommes valides avaient été enrôlés dans l'armée ou désarmés. Le reste, vieillards, femmes et enfants furent soumis aux plus cruels et aux plus épouvantables traitements.

Enfin l'écrivain allemand Armin T. Wegner prit sur le terrain des milliers de photographies qui valent mieux que n'importe quel discours.
L'accusation arménienne, telle que nous l'avons présentée plus tôt, écarte volontairement le témoignage des victimes du drame, pour éviter toute présomption de partialité. Pourtant, ils devraient être acceptés au même titre que les autres, d'autant que, bien que recueillis en des endroits très divers, de la bouche de personnes n'ayant pas pu communiquer entre elles, ils rapportent des faits similaires et, lorsqu'ils ont été recueillis en des lieux où existait une présence étrangère (mission religieuse ou diplomatique par exemple), ils recoupent dans les moindres détails les observations des témoins oculaires non arméniens.
La confrontation des différents témoignages, récits de victimes, de voyageurs, de journalistes, de diplomates, de fonctionnaires turcs, laisse finalement peu de doute sur la volonté du gouvernement Jeunes Turcs de faire disparaître la race arménienne du sol turc. Mais il y a une preuve pour le moins difficile à récuser, ce sont les aveux de Talaat pacha lui-même. Non pas dans des télégrammes sujets à caution mais dans les entretiens qu'il accorde aux diplomates en poste à Constantinople. Et, pas n'importe lesquels: les représentants des États-Unis, pays neutre, et de l'Allemagne, principal allié de l'empire. Pourquoi Talaat parle-t-il ainsi sans réserve ? Peut-être parce que, protégé par l'Allemagne, il croit à la victoire dans la guerre et à la certitude qu'une fois celle-ci terminée, le dossier arménien ne sera pas ouvert. Car on ne demande pas de comptes aux vainqueurs. Quant aux Arméniens, ils ne seront que les nouvelles victimes de la formule Brennus « Malheur aux vaincus ! »
D'ailleurs, le ministre de l'Intérieur ottoman est certainement persuadé que cette élimination, pour dramatique qu'elle soit, est la condition sine qua non de la « turquisation » de l'empire, base nécessaire de son essor. Et que ses partenaires diplomatiques comprendront la raison d'État.
Voici comment Henry Morgenthau, ambassadeur des Etats-Unis, raconte ses entrevues avec Talaat pacha :

... Il m'apprit que le comité Union et Progrès avait examiné la question avec soin et que la politique actuelle était officiellement celle du gouvernement, ajoutant qu'il ne fallait pas croire que les déportations eussent été décidées à la hâte, mais qu'elles étaient au contraire le résultat de longues et sérieuses délibérations. A mes requêtes successives en faveur de ce peuple, il me répondit sur un ton tantôt sérieux, tantôt fâché et parfois même dégagé.
– Je me propose de discuter un jour avec vous de la question arménienne tout entière. Puis il ajouta à voix basse en turc :
Mais ce jour ne viendra jamais.
– D'ailleurs pourquoi vous intéressez-vous aux Arméniens ? demanda-t-il une autre fois. Vous êtes juif, et ces gens sont chrétiens. Les mahométans et les juifs s'entendent on ne peut mieux. Vous êtes bien considéré ici. De quoi vous plaignez vous ? Pourquoi ne pas nous laisser faire de ces chrétiens ce que nous voulons ?
... Une des raisons pour lesquelles Talaat répugnait à parler de cette question avec moi venait de ce que l'employé de l'ambassade qui nous servait d'interprète était lui-même un Arménien. Au début d'août, il m'envoya un message spécial, me demandant si je pouvais le recevoir seul, désirant discuter à fond le problème arménien et spécifiant qu'il serait son propre interprète: pour la première fois, il me reconnaissait le droit de m'y intéresser.
L'entrevue eut lieu deux jours après. Le hasard voulut que depuis ma dernière visite j'eusse fait couper ma barbe. Dès que j'entrai, le ministre me dit sur un ton railleur :
– Vous voilà redevenu jeune homme, si jeune que je ne puis plus vous demander conseil et avis comme autrefois.
– J'ai fait couper ma barbe, répondis-je, parce qu'elle était devenue toute blanche à la suite des douleurs que me cause votre traitement des Arméniens.
Après cet échange de compliments, nous nous mîmes sérieusement à discuter l'objet de ma visite.
– Je vous ai demandé de venir aujourd’hui commença-t-il, désirant vous expliquer notre attitude à l'égard des Arméniens. Elle est basée sur trois points distincts : en premier lieu, les Arméniens se sont enrichis aux dépens des Turcs ; secondement, ils ont résolu de se soustraire à notre domination et de créer un État indépendant ; enfin, ils ont ouvertement aidé nos ennemis, secouru les Russes dans le Caucase, et par là causé nos revers. Nous avons pris la décision irrévocable de les rendre impuissants avant la fin de la guerre.
Je pouvais amplement réfuter chacun de ces points. La première objection n'était qu'un aveu de la supériorité des Arméniens, au point de vue de leur capacité industrielle, sur les Turcs paresseux et bornés. L'idée de les massacrer, pour détruire la concurrence commerciale n'était vraiment pas banale ! Quant à l'accusation principale, à savoir que les Arméniens conspiraient contre la Turquie et sympathisaient ouvertement avec ses ennemis, elle provenait de ce que depuis des années ces derniers s'adressaient sans cesse aux puissances européennes pour les protéger contre le vol, le meurtre et l'outrage. Le problème arménien, comme tous les conflits de races, était le résultat de siècles de mauvais traitements et d'injustice. Il n'y avait qu'une solution : élaborer un système de gouvernement basé sur l'égalité de tous les citoyens et d'après lequel les criminels auraient été châtiés, en tant qu'individus, et non point par rapport à leur nationalité. Je discutai longuement ces questions et quelques autres s'y rattachant.
– Ce n'est pas la peine d'argumenter, objecta Talaat, nous avons déjà liquidé la situation des trois quarts des Arméniens. Il n'y en a plus à Bitlis, ni à Van, ni à Erzeroum. La haine entre les deux races est si intense qu'il nous faut en finir avec eux, sinon nous devrons craindre leur vengeance.
– Puisque vous vous souciez peu du point de vue humanitaire, lui fis-je observer, pensez aux pertes matérielles. Ce sont les Arméniens qui font la prospérité du pays. Ils sont à la tête d'un grand nombre de vos industries et sont vos plus gros contribuables. Qu'adviendra-t-il de votre commerce si vous les supprimez ?
– Nous nous moquons des dommages économiques, répliqua Talaat, nous les avons estimés et savons qu'ils ne dépasseront pas 5.000.000 de livres ; cela ne nous inquiète pas. Je vous ai demandé de venir ici afin de vous faire savoir que notre attitude à ce sujet est absolument déterminée et que rien ne la fera changer. Nous ne voulons plus voir d'Arméniens en Anatolie, ils peuvent vivre dans le désert, nulle part ailleurs.

Il est enfin une dernière remarque que Talaat fit à Morgenthau. Elle aurait dû valoir à son auteur la palme du cynisme :

Un jour que je discutais le cas d'un certain Arménien, je l'assurai qu'il avait tort de le regarder comme un de leurs ennemis, car il ne leur était nullement hostile.
– Aucun Arménien ne peut être notre ami après ce que nous leur avons fait, répondit-il.

Cela n'empêcha pas cependant Talaat de me demander la chose la plus étonnante du monde. La New York Life Insurance Company et l'Equitable Life of New York avaient depuis des années fait des affaires considérables avec les Arméniens. L'habitude d'assurer leur vie n'était qu'une autre preuve de leur prospérité.

– Je voudrais, dit Talaat, que vous me fassiez avoir par les compagnies américaines d'assurance sur la vie la liste complète de leurs clients arméniens car ils sont tous morts maintenant sans laisser d’héritiers : leur argent revient par conséquent au gouvernement. C'est lui qui doit en bénéficier. Voulez-vous me rendre ce service ?
Ç'en était trop, et furieux, je lui dis :
– Ne comptez pas sur moi pour vous procurer ces listes ! Et me levant, je le quittai7.
Morgenthau a naturellement des conversations avec d'autres membres du cabinet turc, en particulier, le ministre de la Guerre Enver pacha. Au cours de l'une d'elles, il émet l'hypothèse que le ministre n'est sans doute pas coupable des massacres :
– Je sais bien que le cabinet n'aurait jamais donné de tels ordres, dis-je, et on ne saurait vraiment vous blâmer, vousmême Talaat et les autres membres du cabinet. Vos subordonnés ont évidemment outrepassé la consigne. Je comprends d'ailleurs toute la difficulté de la tâche.
Enver se redressa soudain. Je m'aperçus que mes remarques, loin de préparer le terrain pour une discussion paisible et amicale, n'avaient fait que l'offenser, car je venais de sous entendre que des événements pouvaient se produire en Turquie, dont lui et ses associés n'étaient pas responsables.
- Vous vous trompez entièrement, me répondit-il, nous sommes les maîtres absolus de ce pays. Je n'ai nullement l'intention de rejeter le blâme sur nos subalternes, et suis tout disposé à assumer la responsabilité de tout ce qui est arrivé.

Enfin, c'est aux diplomates allemands que Talaat dévoile ouvertement son projet. Il n'est pas impossible, comme on le verra, que les Allemands aient eu une part de responsabilité dans l'affaire arménienne, mais ils furent apparemment dépassés par l'ampleur que prirent les événements, et s'en alarmèrent sans pouvoir véritablement intervenir de façon efficace auprès de leur allié, ainsi que le révèlent les correspondances diplomatiques conservées dans les archives de la Wilhelmstrasse :
Une correspondance de l'ambassadeur d'Allemagne à Constantinople, Wangenheim, avec le chancelier Bethmann-Holweg résume ainsi la question arménienne :

Lettre du 17 juin 1915
Il est évident que la déportation des Arméniens n'est pas motivée par les seules considérations militaires. Le ministre de 1'1 ntérieur Talaat bey a dernièrement, dans une conversation avec le docteur Mordtmann, actuellement en service à l'ambassade impériale, déclaré ouvertement « que la Porte voulait profiter de la Guerre mondiale pour en finir radicalement (gründlich aufzuraümen) avec leurs ennemis intérieurs (les chrétiens autochtones) sans être gênés par l'intervention diplomatique de l'étranger.

Les textes suivants complètent ce tableau de la situation :
Rapport du consul Von Sheubner-Richter, d'Erzeroum.

Le 28 juillet 1915 (n° 123)
– Les partisans de la dernière orientation extrême du comité Jeunes Turcs conviennent que le but final de leur action contre les Arméniens est leur extermination complète en Turquie, a dit textuellement une personnalité autorisée.

Rapport du consul Von Scheubner-Richter, rédigé à son retour à Munich le 4 décembre 1916 (n° 309) :

Une grande partie du comité Jeunes Turcs estime que l'empire doit être construit sur une base purement musulmane et pan-turque. Les habitants non musulmans et non Turcs de l'État doivent être islamisés et turquifiés par la force, et, là où cela n'est pas possible, exterminés. Le temps actuel semble à ces messieurs le plus propice pour la réalisation de ce plan. Le premier point de leur programme comportait la liquidation des Arméniens.

A la lecture de ces documents, il devient de plus en plus difficile de douter de l'existence d'un plan d'extermination méthodique de la race arménienne, et de croire à la non responsabilité du gouvernement turc. Cela lève en grande partie toutes les incertitudes qui pesaient sur les déclarations des fonctionnaires turcs qui sont présentées au chapitre donnant la version arménienne des faits ainsi que celles que nous reproduirons par la suite.
Que penser alors des télégrammes présentés par la défense turque au chapitre précédent qui, sans aller jusqu'à ordonner, comme l'a affirmé la presse turque, que les Arméniens soient traités avec autant d'attention que s'ils étaient des touristes, organisaient les transports de déportés de façon à ce que ceux-ci aient à souffrir le moins possible du déplacement ?

Il n'y a pas de raison d'en contester l'authenticité, d'autant qu'ils ne proviennent pas des archives turques, qui pourraient être considérées comme suspectes, mais de celles du Foreign Office à Londres.

En ce qui concerne le programme officiel de déportation et les consignes publiées au début 1915 visant à préserver les biens et la sécurité des Arméniens, ou à leur promettre qu'ils trouveraient sur leur lieu d'exil de quoi fonder de nouveaux foyers, ils sont, ainsi que le font remarquer les observateurs diplomatiques, certainement imputables à la volonté des autorités turques d'éviter de trop grands remous au début de l'affaire, en cachant les buts véritables de ce déplacement de populations jusqu'à ce qu'il soit pratiquement réalisé, ou que l'on soit assuré qu'il pourrait se poursuivre sans danger. En tout cas, il n'est pas un Arménien qui ait été indemnisé, et les lieux d'exil prévus en Syrie et en Mésopotamie n'offraient aux nouveaux arrivants que l'étendue de leurs immensités désertiques.
Cette volonté de discrétion vaut moins pour les ordres datés de la fin de 1915 ou de 1916. Les mesures en étaient à un tel degré d'application, qu'il n'y avait plus lieu de craindre une quelconque réaction du parti Dashnak réduit à néant, d'éventuels soulèvements ou l'intervention des puissances étrangères qui de toute façon avaient d'autres préoccupations.
On peut toutefois avancer l'explication suivante. Lorsque les premières rumeurs concernant les mesures prises contre les Arméniens parvinrent en Occident par le biais de la presse américaine, on n'y ajouta pas foi.
Le fait que les puissances de l'Entente en profitèrent pour adresser une mise en garde officielle à la Turquie et à ses alliés ne fit que renforcer l'Allemagne dans sa conviction qu'il s'agissait là d'une manœuvre de propagande téléguidée par les Anglais. Mais progressivement, les informations qui se succédaient à un rythme de plus en plus rapide dans les chancelleries en Turquie confirmaient la réalité de ces informations.
Des fuites de sources diplomatiques, le rapport Lepsius dont le contenu commençait à transpirer malgré le secret dont il était entouré, des articles qui, malgré la censure, parvenaient à la connaissance du public, firent naître en Allemagne un vaste mouvement de protestation, tandis qu'aux États-Unis, l'opinion publique commençait à s'émouvoir.
Le gouvernement allemand tenta d'intervenir auprès des responsables ottomans, sans succès, car il ne pouvait aller trop loin dans ses exigences à l'égard d'un allié. Si bien que Talaat chercha probablement à calmer la tempête en entourant ses dispositifs d'une plus grande discrétion.
Une des mesures consista à entraver le travail des journalistes et des correspondants diplomatiques, ainsi que le montrent les télégrammes remis par Naïm bey.

Télégramme chiffré envoyé par le ministre de l'Intérieur à la préfecture d'Alep.
Par la démarche que sur l'instruction de son gouvernement l'ambassade américaine fit dernièrement auprès de nous, il apparaît que les consuls américains se procurent des nouvelles par des moyens secrets. Bien qu'il leur fût répondu que la déportation des Arméniens s'effectue d'une manière sûre et confortable, cette affirmation n'étant pas suffisante pour convaincre, faites en sorte que lors de la sortie des Arméniens des villes, des bourgs et des centres, des faits pouvant attirer l'attention ne se produisent pas. Au point de vue de la politique actuelle il est d'une importance capitale que les étrangers qui circulent par là soient convaincus que cette déportation ne se fait que dans un but de changement de séjour. Pour ce motif, il est provisoirement important d'étaler pour la frime une conduite délicate, et de n'appliquer les moyens connus que dans les endroits propices. Je vous recommande à ce propos d'arrêter les personnes qui donnent ces nouvelles ou qui font des enquêtes et de les livrer, sous d'autres prétextes, aux cours martiales.
Le 18 novembre 1915
Le ministre de l'Intérieur
Talaat

Première apostille :

Sans parler du télégramme chiffré, voyez le directeur de la police. Y a-t-il réellement des gens qui enquêtent ? Conformément aux ordres du ministre, que les opérations se fassent ici avec modération.
Au sous-directeur général des déportés,
Le 21 novembre 1915
Le préfet, Mustafa Abdulhalik

Deuxième apostille :

J'étais sûr de l'existence de semblables personnes et j'avais prié à plusieurs reprises le directeur de la police de les poursuivre, mais ses démarches n'eurent pas de résultat. Si la préfecture lui faisait une énergique recommandation, le résultat pourrait peut-être en être assuré. c' est à vous d'ordonner dans la circonstance.
Le 21 novembre 1915
Le sous-directeur général
Abdulahad Nouri

Troisième apostille :

Vous devriez écrire aussi aux fonctionnaires préposés à la déportation.
Au sous-directeur général
Le 22 novembre 1915
Le préfet, Mustafa Abdulhalik
Écrivez, Naïm effendi!
Le 22 novembre 1915
Il fut écrit (dossier 741/16).

Dans les mémoires de Naïm bey se trouve aussi la copie du télégramme chiffré suivant qui se rapporte également à cette affaire et fut envoyé un mois plus tard environ.

N° 745
Télégramme chiffré du ministre de l'Intérieur envoyé à la préfecture d'Alep.
Nous apprenons que quelques correspondants de journaux arméniens, circulant dans vos parages, se sont procurés des photographies et des papiers représentant des faits tragiques et qu'ils les ont confiés au consul américain de votre localité10.
Faites arrêter et supprimer les personnes dangereuses de ce genre.
Le Il décembre 1915
Le ministre de l'Intérieur
Talaat

DUPLICITÉ

La deuxième méthode du cabinet ottoman consistait à continuer à envoyer des télégrammes officiels prêchant la modération et menaçant de sanctions des auteurs d'exactions contre les Arméniens, tout en adressant parallèlement des ordres secrets, dont on ne trouverait pas copie dans les archives officielles et qui les contrediraient.
C'est du moins ce qu'affirme Naïm bey qui remit à A. Andonian des télégrammes confidentiels ordonnant l'arrêt des poursuites contre les gendarmes et les membres de l'organisation spéciale chargée de l'exécution des mesures anti-arméniennes qui auraient été interpellés par des fonctionnaires essayant de mettre à profit les consignes officielles pour mettre fin aux massacres. Dans tous ces télégrammes, pour les mêmes raisons de discrétion, le mot « Arménien » n'est jamais mentionné. Ceux-ci sont désignés par la périphrase « les personnes en question ».

Nous apprenons que certains fonctionnaires ont été traduits devant le conseil de guerre avec l'accusation d'avoir agi avec rigueur et violence envers les personnes en question. Bien que le fait ne soit qu'une simple formalité, il est de nature à atténuer le zèle des autres fonctionnaires. Pour ce motif, j'ordonne que de semblables enquêtes n'aient plus lieu à l'avenir.
Le ministre de l'Intérieur
Talaat

Dans une note suivant la présentation de ce télégramme, Andonian explique :

Le mudir d'Abou Harrar, une grande station sur la ligne de l'Euphrate, était devenu la terreur des déportés qui s'y trouvaient. Avec un énorme gourdin, dont il ne se séparait jamais, il assassinait qui il voulait. Sur de nombreuses plaintes, il fut convoqué à Alep pour y être jugé pour la forme, mais en vertu de ce télégramme, il fut immédiatement renvoyé à ses fonctions sans même être interrogé.
A son retour, il déchargea son revolver sur les déportés en criant :
– Vous vous êtes plaints, et quel en fut le résultat ? Me revoilà à la tête de mes fonctions.
On comprend sans doute qu'après son retour les barbaries de cet homme, que les déportés appelaient « briseur d'os », prirent de plus grandes proportions.

Un autre télégramme complète le premier :

La prise en considération des plaintes et des procès émanant des personnes en question, à propos de toutes sortes de questions personnelles, pourrait non seulement retarder leur envoi (dans le désert), mais elle donnerait encore lieu à certaines opérations qui pourraient plus tard donner peut-être naissance à des inconvénients politiques. Pour cette raison, il ne faut pas prendre en considération ces démarches et il faut donner des instructions dans ce sens aux intéressés.
Le ministre de l'Intérieur Talaat.

Ce dernier télégramme montre le souci de Talaat de ne pas laisser de traces qui pourraient par la suite servir de preuves à l'existence du génocide. Les ordres écrits que l'on retrouvera après la guerre ne reproduiront que les consignes officielles destinées à se disculper par la suite.

LA « TRAHISON » DES ARMÉNIENS

Et si l'élimination des Arméniens n'était qu'un fait de guerre justifié par la trahison des Arméniens alliés secrètement aux Russes contre la Turquie et par les massacres qu'ils accomplirent dans les villages turcs, comme l'affirment aujourd'hui les publications officielles ?

Ce n'était pas l'avis du gouvernement turc en 1915.

Alors que les premières mesures de déportation prenaient effet, le cabinet ottoman reconnaissait, dans la presse notamment, que les Arméniens avaient été parfaitement loyaux envers l'empire dès le début des hostilités. Le 26 janvier 1915, Enver pacha, ministre de la Guerre, s'adressait ainsi à l'évêque arménien de Konia :

Je regrette de n'avoir pu, durant mon court séjour à Konia, m'entretenir avec Votre Révérence. J'ai reçu depuis l'écrit que vous avez eu la bonté de m'adresser et dans lequel vous m'exprimez votre reconnaissance. Je vous en remercie de mon côté et profite de l'occasion pour vous dire que les soldats arméniens de l'armée ottomane accomplissent consciencieusement leur devoir sur le théâtre de la guerre, ce dont je puis témoigner pour l'avoir vu moi-même.
Je vous prie de présenter à la nation arménienne, dont le complet dévouement à l'égard du gouvernement impérial est connu, l'expression de ma satisfaction et de ma reconnaissance.

Le cabinet fait encore, le 4 juin 1915, la déclaration suivante:

Il est complètement faux de dire qu'en Turquie des assassinats ou des massacres aient été commis sur les Arméniens (ce qu'avaient affirmé lès gouvernements de l'Entente dans la note à l'agence Havas du 24 mai). Les Arméniens d'Erzeroum, Terdjan, Eghine, Sassoun, Bitlis, Mouch et de Cilicie, n'ont absolument rien fait qui ait pu troubler l'ordre et la tranquillité publique, ou qui ait nécessité des mesures de la part du gouvernement.

En fait, à cette époque, les déportations avaient déjà commencé. S'il y avait eu déloyauté de la part des Arméniens, le pouvoir ottoman se serait empressé de la dénoncer. Or non seulement durant les premiers mois de la guerre, mais jusqu'en septembre, la Porte se dit tout à fait satisfaite de l'attitude des Arméniens.
C'est plus tard que, semble-t-il, l'idée est venue au gouvernement turc d'alléguer une prétendue trahison.
En octobre, il dénonçait une vaste conspiration arménienne ayant sa source en Angleterre. Il fit pendre des conjurés parmi lesquels se trouvaient vingt et un Arméniens. En réalité, il s'agissait d'un complot manqué de l'opposition libérale contre le comité Union et Progrès, découvert en 1912, trois ans avant le début des hostilités, complot dans lequel les mouvements politiques arméniens n'avaient rien à voir. Quatre membres égyptiens du parti Hintchak y avaient participé, et c'est artificiellement qu'on y avait mêlé dix-sept Arméniens de Turquie. On avait cru pouvoir accréditer la thèse d'une conspiration arménienne.

La manœuvre échoua et on n'en reparla plus.

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LA RÉVOLTE DE VAN

 

 

 

 

En mars 1915, disent aujourd'hui les documents d'information d'origine turque, les forces russes firent mouvement vers Van, et les Arméniens en profitèrent pour se soulever et massacrer tous les Turcs qui se trouvaient dans la région.

Une fois de plus, cette version est en totale contradiction avec les récits des témoins étrangers.
Voici, résumée, l'histoire du siège de Van telle que la rapportent les membres de la mission américaine sur place, M.
Sporri, directeur de l'orphelinat allemand, et des personnalités étrangères présentes dans les villages des environs :

Depuis longtemps, les Arméniens de la région subissaient les exactions conjuguées des Turcs, des Kurdes et des Tcherkesses. Pillages, meurtres, viols se succédaient à un rythme tel que certains d'entre eux avaient dû chercher refuge dans le Caucase. Le vali de Van, Djevded bey, beau-frère d'Enver pacha, promit qu'il allait mettre fin à cette situation et punir les responsables. Il invita chez lui les principaux chefs arméniens, dont le député de Van, Vramian, sous prétexte de discuter avec eux des modalités à prendre pour assurer le maintien de l'ordre. En fait, il les fit assassiner en route. C'est alors que se produisirent les événements de Van. C'était une ville de 50.000 habitants dont les 3/5 étaient des Arméniens. Le mardi 20 avril vers 6 heures du soir, quelques soldats turcs tentèrent de se saisir d'une jeune fille pour l'importuner. Des soldats arméniens, chargés de la sécurité de la ville, voulurent s'interposer et furent abattus. Ce fut le signal des hostilités. Les troupes turques ouvrirent le feu sur la ville, tandis que les habitants organisaient la résistance. Le siège commençait. Pendant les quinze jours qui suivirent, Djevded bey donna à ses hommes l'ordre d'attaquer les villages des environs. 258 furent pillés et ravagés, environ 26000 Arméniens massacrés, les maisons brûlées. 10000 réfugiés affluèrent vers Van, et Djevded les laissa entrer afin d'accroître, par leur nombre, la famine. La ville fut alors soumise à un pilonnage intensif de l'artillerie turque. A l'intérieur, malgré quelques actions d'éclat, comme la prise de la caserne, les Arméniens se trouvaient à bout de force et de munitions. Or, pendant ce temps, les troupes russes continuaient leur progression sur le territoire ottoman. Le 19 mai elles entrèrent à Van, mettant fin à un siège de trente jours. La région fut occupée jusqu'au 31 juillet, date à laquelle une contre-offensive turque les contraignit au repli. Craignant une vengeance des Turcs sur les chrétiens, le général russe Nicoaliev décida d'emmener les Arméniens avec lui. Les 200 000 personnes qui arrivèrent ainsi au Caucase furent parmi les rares survivants qui échappèrent au génocide arménien.

Les accusations portées par les Turcs au sujet des événements de Van apparaissaient donc comme totalement falsifiées. Les Arméniens n'étaient nullement avec les Russes, et la prétendue révolte fut un acte de légitime défense. L'occupation de la ville par les Russes n'était pas liée au sort des Arméniens, mais simplement une étape dans leurs opérations contre le nord de la Perse et la région de Van. Quant aux massacres, on vient de voir qui en étaient les auteurs.
En outre, les accusations d'entente avec la Russie lancées contre le parti Dashnak sont complètement absurdes et en contradiction avec les faits, puisque le parti Dashnak fut un des soutiens les plus actifs des Jeunes Turcs au moment de la révolution de 1908 à Constantinople.
En effet, ainsi que le prouvent le congrès d'Erzeroum et le bulletin intérieur du parti, il n'était pas un Arménien vivant dans l'empire qui concevait une indépendance de leur nation. Si les partis arméniens ont engagé une lutte, c'était uniquement celle qu'ils menaient contre le sultan pour faire cesser l'état de quasi-esclavage et de sous citoyenneté dans lesquels celui-ci les maintenait.
En outre, il faut rappeler que le parti Dashnak avait pris naissance à Tiflis, en Géorgie, pour lutter contre les persécutions du tsar. Les Arméniens étaient parfaitement conscients qu'une annexion par la Russie constituerait pour eux un danger de mort.
Ainsi que le rappelait J. Lepsius en 1916 :

Le peuple, qui compte en Turquie environ deux millions et en Russie près de 1 million 3/4 d'âmes, ne peut compter sur une autonomie ni en Turquie ni en Russie. Il doit donc profiter des avantages d'un équilibre entre ces deux pays pour protéger son caractère national qui serait mis en péril par une complète annexion à la Russie. Aucune nation n'est aussi intéressée à l'existence de la Turquie que la nation arménienne, car ce n'est que dans une union avec un plus grand État qu'elle pourrait acquérir quelque importance économique et quelque culture intellectuelle, en supposant qu'on lui assure des conditions d'existence normales. Les Arméniens devraient inventer une Turquie si elle n'existait déjà pour y trouver un appui contre l'expansion russe.

Seul le parti Hintchak, d'inspiration très anti-ottomane, préconisait le soulèvement contre le gouvernement Jeunes Turcs. Mais même l'Hintchak de Turquie, qui ne comptait que quelques membres sans influence, s'était désolidarisé de ses camarades étrangers sur ce point.
Cela dit, lorsque les Turcs affirment que des Arméniens ont attaqué l'armée turque, ils n'ont pas tort. Ils oublient simplement de préciser qu'il s'agissait d'Arméniens de Russie, celle-ci abritant, rappelons-le, elle aussi une importante minorité arménienne. Ces Arméniens de Russie avaient à l'égard du tsar les mêmes obligations de loyauté que les Arméniens de l'Empire ottoman à l'égard du gouvernement turc. Ces attaques ne doivent pas être imputées aux Arméniens seuls, mais à l'armée russe. On doit aussi rappeler qu'il y avait dans l'armée du tsar des soldats musulmans.
La Sublime Porte a-t-elle accusé les musulmans de l'empire de trahir leur patrie ?
A propos de toutes ces accusations, voici ce qu'en dit Harry Stuermer, le correspondant à Constantinople de la Gazette de Cologne :

C'était seulement par une pareille falsification que le gouvernement pouvait atteindre son but : extirper toute la race arménienne, suivant un système soigneusement prémédité. En trompant de la sorte consciencieusement l'opinion du monde entier – ou plutôt en essayant de la tromper ! –, le gouvernement de Talaat et d'Enver inventait, et même commandait des conspirations locales, faisait toutes les connexions, pour pouvoir ensuite en toute tranquillité poursuivre pendant des mois sa campagne d'extermination contre ce peuple. Par une série d'articles officieux dans les journaux du Comité Jeunes Turcs il tâchait de persuader la population que tous les Arméniens étaient des conspirateurs dangereux qui, soutenus par l'or russe et anglais et par des bombes et armes à feu fournies par les deux Puissances, devraient faire un carnage affreux parmi les Turcs...

Finalement, les allégations turques concernant une prétendue trahison des Arméniens sont une éloquente illustration du dicton :

– Quand on veut noyer son chien, on l'accuse de la rage!
 

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LE PROCÈS DES UNIONISTES

 

 

 

 

En 1917. Sous la conduite du colonel Lawrence, les bédouins d'Arabie se sont soulevés contre les Turcs, ouvrant ainsi la voie aux troupes anglaises du général Allenby qui entrent dans Bagdad au mois de mars et à Jérusalem le 10 décembre.

La révolution russe avait donné un court répit au gouvernement de Constantinople, mais en octobre 1918, tout est fini. Le 30, la Turquie capitule, et dans la nuit du 1er au 2 novembre, les principaux dirigeants du comité Union et Progrès,
Talaat, Enver et Djemal s'enfuient à Berlin. Le nouveau gouvernement décide, dès le mois d'avril 1919, de traduire devant la cour martiale les responsables de quatre ans de guerre et de massacres. Il leur est en particulier reproché d'avoir formé, à l'aide de criminels élargis de prison, une organisation secrète paramilitaire, l'Organisation Spéciale, chargée notamment d'anéantir les citoyens de l'Empire d'origine arménienne. Talaat, Enver et Djemal sont condamnés à mort par contumace. L'acte d'accusation et les attendus du jugement constituent la première reconnaissance turque du génocide arménien. Pourtant, certaines personnalités turques jugèrent les sanctions bien insuffisantes : seul un nombre restreint de criminels de second ordre ayant été réellement atteint.
L'une de ces personnalités écrivait le 28 janvier 1919, dans le journal Sabah :

Il y a quatre ou cinq ans, un crime unique dans l'Histoire, un crime qui fait frémir le monde, se commet dans le pays. Vu la mesure et l'étendue immense du crime, les auteurs ne sont pas cinq ou dix personnes, mais des centaines de mille. Si les massacrés, au lieu de 600.000, n'étaient que 300.000, même 100.000, seulement cent, cinq cents ou même mille criminels n'auraient pas été suffisants pour exterminer tant de personnes. Il est déjà un fait prouvé que cette tragédie fut projetée sur la décision et l'ordonnance du Comité central de l'lttihad. Après que le programme du crime fut arrêté par des formations spéciales, par quelques ministères et quelques ministres, il fut régulièrement mis à exécution par les préfets et les préfectures (c'est-à-dire par les fonctionnaires des préfectures, les gendarmes, le peuple). Or n'est-ce point une ironie de la justice que de laisser de côté une foule de grands et petits criminels et de n'arrêter que les préfets de Diarbékir, de Sivas et de Kharpout (qui ne furent d'ailleurs jamais jugés). Et quelques fonctionnaires plus ou moins importants ?

Celui qui avait signé ces lignes s'appelait Ali Kemal bey.
Il était ministre de l'Intérieur!

 

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CONTRADICTIONS

 

 

 

 

Si on compare les versions turques successives des événements de 1915, on est obligé de constater qu'elles ne concordent guère :
  •  Au mois de janvier 1915, Enver exprime ses remerciements envers la population arménienne pour sa loyauté à l'égard du gouvernement.
  •  Au mois de juin 1915, le gouvernement nie l'existence de la moindre mesure contre les Arméniens, en affirmant à nouveau qu'ils n'ont rien fait qui puisse troubler l'ordre et la tranquillité publiques.
  • En 1916, le gouvernement prétend que les Arméniens ont été déportés parce qu'en avril1915 ils ont massacré la population de villages turcs.
  • 1919, le gouvernement turc reconnaît qu'un génocide a réellement eu lieu et en accuse les responsables du comité Union et Progrès.
  • Aujourd'hui, les Turcs nient les massacres, mais avouent des déplacements effectués dans les meilleures conditions sous la protection de l'armée, mouvements nécessités par l'attitude anti-turque des Arméniens, et ne reconnaissent à ceux-ci qu'un nombre de victimes exactement proportionnel à celui occasionné par l'état de guerre sur l'ensemble de la population.

Face aux accusations arméniennes, précises, appuyées sur d'innombrables récits de survivants, d'observateurs étrangers, de diplomates, de journalistes et de fonctionnaires turcs, témoignages qui concordent tous exactement, la Turquie n'oppose qu'un tissu de contradictions. Celle-ci justifie cette situation par le fait que les Arméniens organisent leur propagande» depuis soixante ans, alors qu'elle-même, s'estimant innocente, ne s'est jamais préoccupée de sa défense.
Cette explication est-elle convaincante ?

 

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L'APPEL AU MEURTRE

 

 

 

 

 

Le fanatisme religieux, les haines ancestrales, les jalousies suscitées par leurs intolérables réussites furent les mobiles essentiels de l'extermination des Arméniens. Le chrétien était, on le sait, le bouc émissaire traditionnel du musulman turc. Toutes ces raisons n'expliquent pas pourtant la soudaineté et l'ampleur des massacres. D'autant que l'élimination des Arméniens, qui constituaient la force économique de la Turquie, a ruiné le pays.
A quelle incroyable impulsion l'Empire ottoman a-t-il cédé pour accomplir un acte aussi suicidaire qu'assassin ?
Le massacre des Arméniens n'aurait certainement jamais atteint cette ampleur s'il n'avait bénéficié du coup de pouce plus ou moins volontaire de la diplomatie allemande.
Le kaiser ne se faisait guère d'illusion sur la valeur réelle de l'entrée en guerre de la Turquie à ses côtés. Celle-ci ne disposait que d'une armée médiocre et devrait se contenter d'adopter une attitude défensive. En revanche, le calife ottoman étant le chef spirituel de l'islam, son autorité sur l'ensemble des musulmans méritait toute son attention. Le calcul était simple:

Les colonies françaises et anglaises comprenaient une importante population mahométane, ainsi que l'empire russe, notamment dans les régions du Turkménistan et du Caucase. Il suffisait alors de donner à l'entrée en guerre de la Turquie l'apparence d'une « guerre sainte » contre les chrétiens pour pousser les musulmans de France, d'Angleterre et de Russie à se révolter contre l'occupant. Et ruiner l'influence des nations de l'Entente en Orient.
Cette manœuvre de subversion visait surtout l'Angleterre, dont les Allemands avaient toujours regretté l'entrée dans le conflit. Le kaiser pensait que la menace d'un soulèvement des musulmans des Indes, d'Égypte, du Soudan suffirait à inciter le gouvernement britannique à se retirer de la guerre. Effectivement, c'est en sa qualité de « Commandeur des Croyants » que le sultan promulgua un ordre de mobilisation qui fut rédigé comme un véritable appel à la «
djihad ». Simultanément, une brochure imprimée en arabe par les soins des services allemands était distribuée clandestinement en Inde, en Égypte, en Algérie, au Maroc, en Syrie, en Tunisie. Sur le ton du fanatisme le plus délirant, elle appelait à la haine raciale et à l'extermination de tous les chrétiens – exception faite de ceux de nationalité allemande.

... les musulmans peinent et les infidèles en profitent, les musulmans ont faim et souffrent, et les infidèles se gorgent de superflu et vivent dans le luxe. L'islamisme dégénère et rétrograde, tandis que le christianisme progresse et triomphe ; les musulmans sont les esclaves de leurs tout-puissants adversaires : ceci parce que les disciples de Mahomet ont négligé la foi du Coran et ignoré la guerre sainte qu'il ordonne ... mais l'heure de cette guerre a sonné et, grâce à elle, l'Empire du Croissant sera délivré à jamais de la tyrannie chrétienne. Elle s'impose à nous comme un devoir sacré. Apprenez que le sang des infidèles peut être versé impunément –- excepté celui des alliés que nous avons promis de protéger ...
L'extermination des misérables qui nous oppriment est une tâche sainte, qu'elle soit accomplie secrètement ou ouvertement, suivant la parole du Coran : « Prenez-les et tuez-les où que vous les trouviez ; nous vous les livrons et vous donnons sur eux pouvoir entier. »
Celui qui en tuera même un seul sera récompensé par Dieu.
Que chaque musulman, dans quelque partie du monde que ce soit, jure solennellement d'abattre au moins trois ou quatre des chrétiens qui l'entourent car ils sont les ennemis d'Allah et de la foi !
... nous élèverons nos voix, disant : « Les Indes aux musulmans des Indes, Java aux musulmans javanais, l'Algérie aux musulmans algériens, le Maroc aux musulmans marocains, Tunis aux musulmans tunisiens, l'Égypte aux musulmans égyptiens, l'Iran aux musulmans iraniens, Touran aux musulmans touraniens, Bokhara aux musulmans bokhariens, le Caucase aux musulmans caucasiens, et l'Empire ottoman aux musulmans arabes et turcs ! »

Les résultats de ce plan machiavélique furent catastrophiques. L'appel à la guerre sainte n'eut aucune influence sur les musulmans non turcs. Les Allemands avaient simplement oublié que les Arabes avaient eux aussi été colonisés par les Turcs et ne rêvaient que d'une chose : se libérer du joug ottoman. Si le sultan s'était rangé du côté de l'Allemagne, Hussein, le chérif de La Mecque, dont l'autorité en tant que gardien des lieux saints était au moins aussi grande, choisit l'autre camp. En outre, si le Coran ordonnait effectivement le massacre des chrétiens, il ne faisait pas exception pour les chrétiens allemands, fussent-ils alliés de la Turquie. Si bien qu'Hussein, sur les conseils du colonel anglais Lawrence, déclencha lui aussi une «guerre sainte », mais contre les Turcs et leur alliance avec des infidèles. Finalement, l'appel au meurtre se révéla une arme à double tranchant, et chacun des belligérants finit par disposer de son propre « cheval de Troie » dans le camp adverse.
En revanche, la mobilisation religieuse déclenchée par cette opération fut récupérée par le gouvernement Jeunes Turcs qui la canalisa contre les chrétiens de l'Empire.
Et c'est sur l'impulsion donnée par la malheureuse initiative allemande que débuta le massacre des Arméniens. Dépassé par l'horreur, pris à partie par l'opinion publique, le kaiser esquissa bien quelques tentatives en vue d'enrayer la machine.
Mais celle-ci avait pris un tel élan qu'on ne pouvait la freiner sans risquer de mettre en péril l'alliance avec la Sublime Porte. Aussi, choisit-il de fermer les yeux et de laisser faire. Deux ou trois vagues protestations officielles suffiraient à se disculper plus tard.

 

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