Y.Ternon, Mardin 1915 Livre II. Anthologie de récits de la grande Catastrophe.

VII. RÉCITS SUR LA PUNITION DE DIEU
(référencés P)

1. Jacques Rhétoré [pp. 367-376]

(les deux premiers récits concernant les miliciens et le chef de Bouairé
sont inclus dans le Livre premier, Ve Partie, Chapitre VI)

« 3. Les tueurs de femmes. Un vaurien se vantait d’avoir tué sept femmes dans un convoi d’Arméniennes. Il ne tarda pas à tomber malade et au milieu d’atroces souffrances il voyait sept personnes armées de lances qui se jetaient sur lui. Il mourut en criant : “ éloignez donc ces gens qui veulent me tuer”.

Un autre massacreur, dans sa maladie, se voit continuellement au-dessus de la bouche d’une citerne où il avait précipité un bon nombre de pauvres femmes. Il apercevait leurs cadavres se soulevant et tournant vers lui des yeux irrités, et c’était pour lui une obsession insupportable dont il ne pouvait se débarrasser. Il criait : “Enlevez-moi donc d’ici, écartez-moi de cette citerne”. Il mourut les yeux fixés sur cette terrible représentation.

4. Baccal, le vaurien. Baccal était le nom bien connu à Mardine d’un individu qui n’avait jamais été qu’un vaurien. Tous ses instincts mauvais s’épanouirent au temps des massacres auxquels il se livra à la manière des fauves. Dieu seul sait combien de pauvres chrétiens et chrétiennes périrent de sa main. L’œil du fléau qui dévasta Mardine ne pouvait manquer de le distinguer. Au 1er jour de l’an 1916, il était frappé. Pendant dix jours, il se tordit dans d’indicibles souffrances et trépassa. Baccal est l’assassin d’élisa, fille de Mastaguiné, Arménien catholique d’Erzeroum, aujourd’hui à Mossoul.

5. Les frères du maire. Le 10 décembre 1915, mourait à Mardin un frère du maire de la ville. Il était allé pour s’emparer, grâce à l’influence de son frère, le maire, d’un village arménien dont les habitants avaient été rayés de l’existence par ordre de l’état. Il était arrivé au village et, d’un endroit propice, il mesurait du regard la vaste campagne dont il allait devenir maître, lorsqu’il se sentit pris d’un malaise ; ce malaise devint une forte fièvre qui l’obligea à rentrer sans retard à Mardine. En arrivant il fermait les yeux, ses yeux qui étaient pleins de l’image des campagnes qu’il avait convoitées, mais dont la mort le privait à jamais.

Quelques jours après, un frère du défunt était saisi par le mal vengeur que le peuple avait appelé le typhus mais qui était autre chose qu’on ne savait pas. Cet homme ne pouvait lui échapper car il était l’un des chefs de ces miliciens de Mardine qui s’étaient si mal conduits. Pendant deux jours ses entrailles se tordent et se retordent et c’était peu de choses en comparaison des douleurs qu’il avait causées à tant de malheureux tués <p.342> ou ruinés par ses ordres. Il expira au milieu de ces torsions vengeresses. à la mort de ces deux frères de Monsieur le Maire, tout le monde disait : “C’est Dieu qui les a frappés”.

6. Le conducteur de convoi. Le conducteur d’un convoi de femmes allant de Mardine à Ras-ul-Aïn se sentait inexpérimenté dans l’art de tuer quelqu’un d’un seul coup de khandjar et, dans le métier qu’il faisait, c’était une infériorité dont il se sentait honteux. Pour s’exercer, il arrête une femme du convoi, vise en elle la région du cœur, la frappe et elle tombe morte à ses pieds. Content de son coup, il poursuivit son chemin, ne songeant même pas qu’il venait de commettre un crime, tant la vie du chrétien était devenue de vil prix aux yeux de ces massacreurs. Dans son contentement, il se promet de renouveler son adresse sur d’autres personnes dès le soir même. Il allait donc son chemin laissant ces pensées de meurtre suivre librement toutes les circonvolutions de son cerveau abruti, lorsqu’il se sent lui-même frappé au cœur. Il va néanmoins de l’avant pour rejoindre son convoi, mais malgré ses efforts, il devint incapable de poursuivre sa route et retourne en arrière pour se reposer en quelque endroit. Arrivé au lieu où il avait tué la femme, il sent les jambes lui manquer, il s’écroule sur lui-même et meurt à côté de sa victime. D’en haut quelqu’un avait vu cet odieux assassin et s’était dit : “Je vengerai la créature innocente” et ce quelqu’un d’en haut l’avait ramené et frappé sur le lieu même de son crime.

7. L’officier assassin et voleur. En septembre 1915, quand on ne voyait que massacres dans tout le vilayet de Diarbékir et ailleurs, alors aussi que tous les cerveaux musulmans étaient en ébullition à la pensée des richesses que chacun pouvait retirer de cette opération, un officier se trouva chargé de la conduite d’un convoi de femmes arméniennes du Nord et il savait qu’elles avaient sur elles des sommes importantes. En de telles occurrences peu résistaient à la tentation de tuer et de voler. Notre homme fut de ceux-là et il ordonna le massacre de tout son convoi. Beaucoup d’or fut en effet trouvé sur les victimes et l’officier eut pour sa part une somme de 800 livres turques (18 400 francs). Quelle chance pour un pauvre diable comme lui que le gouvernement faisait travailler, l’honorant même de grades, mais ne payant pas ! Il faisait très chaud dans la plaine désertique et la belle somme que notre officier avait dans ses poches faisait aussi bouillonner son sang dans ses veines ; il eut donc besoin de boire et il s’arrêta pour cela à une des rares fontaines du chemin. Il s’était rafraîchi et il restait près de l’eau ruminant la belle journée qu’il venait de faire avec les 800 pièces d’or dans sa poche, ne comptant pour rien, bien entendu, les centaines de vies qu’il avait supprimées. Du reste qu’aurait-on pu lui reprocher à cet égard ? Il avait accompli <p.343> la volonté du gouvernement… Il était donc tranquille, quoique voleur et assassin à un degré éminent, lorsque des douleurs de ventre commencèrent à troubler la paix de son âme. Il se frotte, il se fait frotter par ses compagnons, il se donne du mouvement et avale même, contre le précepte du Coran, quelques rasades de raki ; rien n’y fait, le mal l’emporte, le torture, devient insupportable, il pousse des cris. C’était un mal vengeur qui ne pardonna pas mais le tua sur place. Quand on apprit à Mardine la fin tragique de ce misérable, les pauvres chrétiens qui souffraient tant de ces Turcs acharnés à leur porte, poussèrent un grand Ah ! de soulagement. Le bon Dieu se montrait et les vengeait.

8. La famille massacrée. Dans les jours où le fait précédent se passait sur la route de Ras-ul-Aïn, deux musulmans de Mardin voyageaient dans le désert dans une autre direction. Ils rencontrèrent une famille arménienne, père, mère et deux enfants. C’étaient des déportés qui avaient réussi à s’échapper d’un convoi et erraient en cherchant où ils pourraient trouver un gîte. Les deux musulmans mardiniens comprennent à qui ils ont à faire, ils les arrêtent et menacent de les tuer. Le père leur offre une somme d’argent mais cette offre ne fait qu’exciter la convoitise des deux coquins. Ils dépouillent ces malheureux et s’emparent de l’argent qu’ils avaient sur eux, se montant à environ 300 livres turques (6 900 francs). Après cela, selon le mode commun à tous les massacreurs, ils les tuent pour que jamais ces gens ne puissent porter plainte contre eux, mais ils les tuent avec une barbarie calculée. D’abord ils font périr les deux enfants sous les yeux des parents, puis la femme sous les yeux de son mari et celui-ci, après avoir été saturé de tant de douleurs, reçoit à son tour le coup de mort. Les massacreurs de familles entières procédaient ordinairement de la même manière, joignant la cruauté à leur crime. Nos deux forbans, chargés d’argent volé, de sang innocent et des larmes de leurs victimes, rentrèrent à Mardine. à peine arrivés chez eux le typhus exterminateur les distingue, les empoigne et huit jours après, sans avoir joui de leur crime, ils étaient conduits au cimetière. Au passage du convoi, le public honnête qui savait leur histoire, disait : “C’est la justice de Dieu”.

9. Cheikh Mous Naamé. Un autre musulman de Mardine, âgé de 26 ans et portant le nom de Cheikh Mous Naamé, avait tué 15 personnes dans les massacres de Mansourieh en juin 1915. Encouragé par ce succès dont il avait tiré des profits matériels, il se lança dans la carrière de massacreur qui, alors, était ouverte à tous les gens de bonne volonté. Il prit part aux grands massacres de Gulié, de Tell Armen et de beaucoup d’autres endroits. Dieu sait combien de pauvres chrétiens ont reçu la mort de sa main. Une année s’était écoulée sur tous ses crimes et Cheikh <p.344> Mous Naamé jouissait tranquillement des avantages qu’il en avait obtenus. Le fléau vengeur, le typhus, avait frappé beaucoup de ses camarades, et, lui, restait épargné comme un juste ; aussi, croyant avoir échappé à la main de Dieu, il se laissait aller à tous ses vices avec plus d’ardeur que jamais. Un jour même il se permit d’outrager la femme d’un officier. On le saisit et peu de temps après il mourait sur la potence. C’était le 19 juin, juste un an après le massacre de Mansourieh où nous avons vu qu’il avait tué 15 personnes. Aussi sa pendaison a été regardée plutôt comme le châtiment de tous ses crimes contre les chrétiens que comme celui de l’outrage envers la femme de l’officier, car pour un pareil délit on ne condamne pas à mort, ordinairement.

10. L’automobile vengeresse. Une jeune Arménienne étrangère, âgée de 14 ans, fut achetée à Mardine par un musulman qui ne tarda pas à la trouver digne d’être mise au rang de ses épouses. Ces dernières, au contraire, n’étaient pas satisfaites de voir arriver chez elles cette jeune intruse à laquelle leur seigneur réserverait sans doute ses faveurs. La jeune chrétienne était encore moins contente de se trouver dans ce milieu parce que son maître voulait qu’elle se fît musulmane, ce qui était entièrement contraire à sa volonté. Elle lutta quelque temps et son maître usait avec elle de patience, puis il crut qu’il gagnerait davantage sur elle en la battant. La pauvre enfant ne voyait plus que les coups et les injures pleuvoir sur elle. N’y pouvant plus tenir, elle s’enfuit de la maison, mais elle fut reprise. Son maître commença à la maltraiter sans plus de succès. Alors, sur le conseil de ses épouses, il résolut de la faire mourir. Un jour donc, il l’emmène dans un endroit de Mardin qu’on appelle le Maïdan, une vaste place, où il lui coupe la tête. Aucune autorité ne réclama contre ce crime, tout était permis contre les Arméniens. Dieu lui-même se chargea de venger la généreuse enfant qui avait donné sa vie pour rester chrétienne. Il y avait alors à Mardin des Allemands qui circulaient en ville avec des automobiles [les Allemands avaient installé un parc automobile à Ras-ul-Aïn et à Tell Armen]. Les gamins accouraient voir cette nouveauté roulante et ronflante ; ils s’accrochaient même au véhicule pour se faire traîner. Ainsi fit l’aîné du musulman dont parle notre récit, un enfant de 13 à 14 ans. Tout à coup l’automobile fit un mouvement brusque qui renversa l’enfant et le jeta sous les roues où il fut écrasé. Son père venait d’accomplir son crime au Maïdan et il était à peine rentré chez lui qu’on lui apporta le corps de son enfant écrasé, la tête séparée du tronc. Le châtiment était évident. Aussi tous les gens de cette maison criminelle s’écrièrent d’eux-mêmes : “C’est la punition de ce que nous avons fait à la fille arménienne” ». <p.345>

2. Ishak Armalé

[Al qouçara, p. 359, traduit dans Positio, p. 169]

Si l’on s’en tient à son récit tout le monde est puni, innocents et coupables : « Dès le 16 février 1916, les soldats turcs commencèrent à affluer par groupes à Mardin. Les autorités ordonnèrent de vider les églises, les mosquées et les grandes maisons, ce qui multiplia les noires calamités et propagea les maladies, la famine, la pauvreté et autres atrocités de la guerre… Alors se réalise la parole d’ézéchiel : “Au dehors l’épée ; la maladie et la famine au dedans. Ceux du dehors moururent de l’épée et ceux de la ville furent dévorés par la famine et l’épidémie” [Ezéchiel, 7].

De fait, les épidémies se multiplièrent : kystes, chancres, blessures, enflures, fièvres, atteignirent les hommes et les bêtes et n’épargnèrent ni vieillards, ni jeunes gens, ni grands, ni petits. Les cimetières furent remplis. Les survivants n’arrivaient plus à assurer les enterrements. D’autre part les chefs de l’armée, considérant le bon climat de Mardin, décidèrent d’en faire un centre de traitement des soldats malades. On entassa les soldats dans les églises et les mosquées, au couvent des Syriens [Saint-Ephrem], dans les résidences des protestants et de notables arméniens et syriens catholiques, tels les Djinandji, Chalemmé, Kandir, Dokmak, Janadri, Soussi, Farwaji, Kajo, Battané et autres, que les soldats occupèrent en entier.

Ils engagèrent des fossoyeurs aux extrémités est et ouest de la ville. Le chef des fossoyeurs était le syrien Habib Tourani. Lui et ses collègues creusaient chaque matin une tranchée longue de cinquante coudées, large de deux coudées ; ils y enterraient chaque jour 60 à 70 soldats, que deux porteurs amenaient sur une planche. Arrivés au cimetière, ils déshabillaient les morts et retournaient avec les vêtements pour en habiller d’autres qui de ce fait contractaient la même maladie.

Les fossoyeurs continuèrent leur besogne un an durant, si bien que la terre fut remplie de cadavres jusqu’au terrain de Benj Ali, de Ain Mousafer, au cimetière des syriens catholiques et ses alentours, et la région de Bab el-Sour en entier. On dirait que la justice de Dieu voulait venger le sang versé des innocents.

En 1917, le nombre des soldats diminua, les décès diminuèrent en conséquence et s’étalèrent avec une moyenne de 20 à 30 par jour. Le nombre des soldats enterrés à l’ouest de la ville seulement, de mars 1916 à septembre 1917, atteignit 25 000 et 2 000 d’octobre à la fin 1918. Ne sont pas inclus ceux qui ont été enterrés du côté Est ». <p.346>

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