Y.Ternon, Mardin 1915 Livre II. Anthologie de récits de la grande Catastrophe.

VIII. RETOUR à MARDIN
(référencé R)

[Haroutiun Mutevelian, op. cit., pp. 47-55]

Haroutiun reste plusieurs mois au couvent de Deir-al-Zaafaran, sous l’identité de Gergis [cf. supra, récit SM 6] : « Le couvent abritait une communauté de 36 personnes, composée de moines, de travailleurs et de quelques réfugiés. Chacun avait une occupation, un travail. Du matin au soir nous accomplissions notre tâche dans la joie et la prière. Nous étions rassurés pour notre sécurité et notre subsistance.

Je suis resté dans cette pieuse retraite jusqu’à la fin de la guerre. Un jour je fus dépêché à Mardin pour une affaire. Dans cette ville, une association de bienfaisance adoptait les orphelins arméniens. Sans perdre de temps, je me rendis à son siège où, sans difficulté, je fus à mon tour adopté. Après un bon bain, on me fit endosser l’uniforme d’un pensionnat. Détail dont je me souviens encore aujourd’hui, le tissu était imprimé de fleurs.

Dans cet orphelinat, je me retrouvai avec des garçons et des filles ayant tous, comme moi, échappé aux massacres de 1915. Parmi les pensionnaires se trouvait un garçon originaire de Diarbékir, ma ville. Il s’appelait Mihran Tuysuzian. Nous évoquions ensemble le passé avec nostalgie. Nous parlions de nos parents, de nos frères et sœurs, d’amis communs, aujourd’hui tous disparus. Nous étions devenus inséparables. Le réfectoire de l’établissement était une grande salle avec de longues tables alignées. Nous nous asseyions sur des bancs face à une chaire où se tenait le pasteur qui nous surveillait et nous faisait prier. Tuysuzian et moi étions assis côte à côte. Dès que la cloche annonçant le repas tintait, nous courrions prendre place à la table. Les assiettes, déjà servies, étaient alignées. Avant de commencer le repas, il fallait réciter le bénédicité. Pour prier selon la recommandation du pasteur, nous devions nous concentrer en fermant les yeux. Profitant de la dévotion et de l’inattention de nos camarades, Tuysuzian, qui avait repéré les bons morceaux, changeait les assiettes à son profit. Il était ainsi assuré d’avoir à chaque fois une assiettée à son goût. Plusieurs fois ce tour de passe-passe lui réussit. Nos camarades eurent vite compris pourquoi les assiettes faisaient la ronde si allègrement. Et ils se mirent tous à prier les yeux ouverts. Oh ! sacrilège !

Le pasteur, lui, ne se doutant toujours de rien, continuait à prier les yeux fermés, pénétré de ferveur, nous donnant à tous l’exemple. Mais un jour, ayant eu vent de ce qui se passait, il ouvrit les yeux et constata que tous les élèves priaient les yeux grands ouverts. Il nous réprimanda sévèrement <p.347> pour notre impiété. Quelqu’un parmi nous eut le courage – ou la lâcheté – de lui en indiquer la cause. Pour le pasteur, il ne fallut pas longtemps pour connaître l’auteur de ces tours de magie. Mon ami Tuysuzian fut convoqué au bureau et, après des aveux complets, nous fûmes tous deux mis à la porte de l’orphelinat.

Cette brimade, si grave fût-elle, ne m’affecta pas outre mesure. Vous pensez bien que j’en avais vu d’autres. Tuysuzian avait un cousin qui habitait Alep. Nous exprimâmes le désir de nous y rendre. On nous installa donc dans le train et, sans aucune fatigue ni ennui, nous arrivâmes dans cette ville ».

à Alep, Haroutioun et son ami Tuysuzian sont conduits par le cousin de celui-ci dans un camp d’orphelins, des tentes, installé par le Near East Relief. Ils y restent quelques mois. Puis les dirigeants arméniens de Cilicie regroupent les orphelins du camp à Aïntab, qu’ils doivent évacuer peu après, lorsque les Français évacuent la Cilicie. Ils sont donc transférés à Beyrouth, dans un camp près du port, le « quartier de la quarantaine ». Les responsables du camp ne parviennent pas à nourrir convenablement tous ces enfants : ils leur remettent seulement un pain par jour. Haroutioun se rappelle que le patriarche arménien de Constantinople, Monseigneur Zaven, a été évêque de Diarbékir avant la guerre et il lui écrit une lettre, lui exposant sa situation. Le patriarche le fait rapidement sortir du camp et l’accueille à Constantinople. Il est logé quelques jours au patriarcat, puis est admis comme pensionnaire au collège mixte Bezazian, où il est correctement logé, nourri et enseigné. Puis le collège est évacué à Corfou, dans la résidence d’été du Kaiser Guillame II. Certains des élèves restent à Corfou. D’autres partent pour le Canada et l’Angleterre. Haroutioun va à Athènes puis gagne Marseille où il arrive en 1923. Il a entre 16 et 17 ans. <p.348>

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