Raymond H. kévorkian , La cilicie (1909-1921) des massacres d'Adana au manda Français, RHAC III.

INTRODUCTION

Voici quatre vingt-dix ans, au cours du mois d’avril 1909, 25 000 Arméniens de Cilicie étaient massacrés dans des conditions d’une rare cruauté. Certes, il ne s’agissait pas là d’un cas unique ou exceptionnel dans l’histoire de l’Empire ottoman qui avait connu durant les décennies précédentes des horreurs semblables en Macédoine, en Albanie, en Bulgarie ou en Crète, et bien sûr dans les provinces arméniennes en 1895-1896. Cependant, l’opinion publique internationale, qui était en quelque sorte accoutumée à ce genre de pratiques sous l’Ancien régime, était convaincue que l’arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs, en juillet 1908, avait mis un terme à de tels procédés et que la « Jeune Turquie » était désormais engagée dans un processus de modernisation.

On eut donc le plus grand mal à interpréter les «événements d’Adana» qui, de surcroît, se produisirent en même temps que la « réaction » de Constantinople visant le régime jeune-turc. Nombreux furent les observateurs qui virent dans ces violences une réminiscence des méthodes en usage du temps du sultan Abdul-Hamid, car personne ne pouvait envisager un seul instant qu’un régime constitutionnel puisse organiser de telles horreurs. Or, l’examen minutieux des circonstances du massacre des Arméniens de Cilicie en troubla plus d’un. Certains, notamment en milieu arménien, se demandèrent s’il s’agissait d’un dernier sursaut de l’Ancien régime ou, au contraire, d’une première manifestation des intentions du Comité Union et Progrès. La manière avec laquelle le gouvernement et les cercles du pouvoir gérèrent l’information concernant ces événements ne laissait, en effet, guère de doute : ils pratiquaient les vieilles méthodes de désinformation, reposant sur quelques principes de base assez simples, comme l’inversion des rôles victimes-bourreaux, l’attribution de la responsabilité des crimes à la victime qui a été « châtiée comme elle le méritait », la falsification systématique des statistiques concernant le nombre de morts et, bien sûr, l’échange de télégrammes officiels entre autorités locales et centrales pour valider, « preuves à l’appui », la thèse d’ état.

On sait combien, dans des pays comme l’Empire ottoman, il est difficile, faute de preuves et de contre-pouvoir conséquent pour les faire ressortir, de démonter le mécanisme mis en place par l’ état et ceux qui le contrôlent pour dissimuler la vérité. Dans la plupart des cas, les pistes ont été suffisamment brouillées pour que les affirmations des victimes apparaissent comme douteuses ou excessives et le discours du pouvoir plausible. Ainsi se développent, au fil du temps, des « thèses qui se discutent » et permettent un enfermement des faits dans le registre des énigmes de l’histoire.

C’est à une étude de ces pratiques que la première partie de ce numéro spécial est consacrée, avec pour objet d’observation les massacres de Cilicie d’avril 1909 qui, compte tenu du contexte et de la masse d’informations disponibles, restent l’un des dossiers les plus révélateurs. D’autant plus que le nombre de témoins des événements, la précision de leurs exposés, l’obstination des dirigeants arméniens, la pression des Puissances ont fini, au bout de plusieurs mois, par contraindre les autorités ottomanes à reconnaître les faits, c’est-à-dire à infirmer tout le discours qu’elles avaient tenue jusqu’alors, imputant notamment la responsabilité des violences aux victimes, accusées, pour faire bonne mesure, d’avoir projeté de créer un « royaume arménien» en Cilicie.

Il ne faut pas minimiser l’importance de ces aveux — acte banal dans bien des pays —, même s’ils ne sont pas suivis d’une application concrète en terme de justice et de réparation, car pour la première et, sans doute, la dernière fois de sa longue histoire, l’ état ottoman reconnaît implicitement qu’il a travesti la réalité des événements et que les accusations avancées par lui pour justifier l’assassinat de 25 000 civils étaient mensongères, « le fait d’une mauvaise interprétation du comportement des Arméniens », dira le discours officiel. En examinant l’évolution du traitement politique réservé aux « événements d’Adana » par le Cabinet ottoman et le Comité Union et Progrès, ce sont, plus généralement, des principes de gouvernement pervers, une parodie de justice et des pratiques du pouvoir criminelles, ainsi qu’une illustration concrète de l’image négative des Arméniens entretenue dans l’opinion publique ottomane ; soit autant de signes préfigurant le génocide de 1915, que nous avons l’occasion de révéler dans les meilleures conditions documentaires.

Outre les sources citées dans l’étude, nous présentons en annexe quelques documents clés inédits ou peu connus, de sources diverses, gouvernementale ( Circulaire du grand-vizir Hilmi pacha), parlementaire ( Rapport Babikian ), diplomatique et militaire françaises (Paul B. Paboudjian), missionnaire ( Relation du P. Rigal, etc.) et nationales (correspondance et rapport de Zabèl Yessayan, déléguée de la Croix Rouge arménienne en Cilicie).

La seconde partie du volume concerne également la Cilicie dans le cadre du mandat français (1919-1921), et plus particulièrement, dans l’étude de K. Gotikian, les conditions de création de la Légion d’Orient ou Légion Arménienne, la gestion de celle-ci par la force mandataire française, les accords franco-turcs d’Angora et les circonstances qui provoquèrent le départ des Arméniens réfugiés en Cilicie, le contexte politique cilicien et plus généralement le contentieux franco-arménien constitué par l’évacuation peu glorieuse de la Cilicie par les forces françaises, abandonnant des populations civiles arméniennes à leur sort.

En complément, nous publions une correspondance privée du délégué français (Vahan Portoukalian) chargé de gérer les affaires courantes pendant et après l’évacuation française de la Cilicie, particulièrement révélatrice des pratiques peu avouables de la diplomatie coloniale de la France.

La dernière partie de ce numéro spécial est consacrée à la politique kémaliste visant à expulser les derniers Arméniens et d’autres populations chrétiennes, présentes en Cilicie et dans les régions limitrophes, au cours des années 1921-1929 (Vahé Tachjian).

R. H. Kévorkian  

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