RHAC II Partie 3. Autres témoignages sur les déportation et les camps de concentration
de Syrie et de Mésopotamie (1915-1916)

2 - HASSAN AMDJA

Les dessous des déportations
Souvenir du Circassien Hassan bey [sur les Arméniens du Hauran]*  

Le 14 août 1332 (1916), j’avais reçu du commandement de la 4me armée l’ordre d’aller rejoindre le quartier général à Alep. à cette époque, certains abus et irrégularités s’étaient fait jour dans le haut personnel de l’armée et j’avais pensé que j’étais appelé en vue d’enquêter sur ces faits et agissements. Plein de cette conviction, j’avais fait le voyage de Constantinople à Alep et le 23 août 1332 j’étais arrivé en cette dernière ville et m’étais abouché avec le commandant à l’Hôtel Baron. Après les paroles de bienvenue ordinaires et quelques mots échangés sur Constantinople, j’ai compris que j’avais été appelé pour m’occuper des affaires arméniennes. J’avais entendu parler des décisions et actes du gouvernement unioniste à l’égard de cette nation, actes que je n’avais pas crus au commencement et que j’avais attribués pour une bonne part à l’exagération. Soit pour cette raison, soit parce que je ne m’attendais guère à une telle mission, cet ordre et cette proposition m’avaient quelque peu confondu, effrayé.

En retournant de l’hôtel à la maison de ma sœur qui habitait Alep, le tableau sanglant des événements dont s’étaient plaints la plupart de mes amis arméniens et que j’étais porté à croire exagéré, s’était ranimé dans mon imagination comme une vérité éternelle. On dirait que les massacres, les plaintes des enfants, les cris de douleur des femmes résonnaient à mes oreilles avec une force croissante [...]

J’ai suivi le pacha dans le train du chemin de fer du quartier général jusqu’à Beyrouth, inquiet et hésitant. Dans cette ville que l’on dit être agréable, j’ai passé quinze jours d’angoisse.

à Damas

à l’hôtel Victoria, où j’étais descendu, j’ai appris que mes effets avaient brûlé par accident dans le wagon des marchandises. Revêtu d’un costume échappé à l’accident avec quelques taches de brûlure, je me suis présenté le lendemain au quartier général. J’y ai rencontré Djémal pacha. à côté de lui se tenait un homme maigre et de longue taille, aux moustaches retroussées à la Kaiser. «Avant toi, j’avais désigné Hussein Kiazim et Kémal bey pour l’affaire arménienne... Pour moi, cette question est d’une importance sérieuse. C’est pourquoi je t’ai appelé», me dit Djémal. Désignant la personne qui était près de lui: «Tu recevras mes ordres par l’entremise de ce bey, et tu me soumettras des propositions par cet intermédiaire!»

J’ai compris que cette homme que je ne connaissais pas était mon supérieur. Je voyais, il est vrai, que Djémal pacha laissait vivre encore les déportés arméniens en Syrie. Cependant, quelle était l’œuvre que je pourrais accomplir et que Hussein Kiazim bey, dont je connaissais de loin les opinions, n’avait pu exécuter? Quant à celui que l’on me présentait comme mon supérieur, je ne remarquais en lui aucun signe pouvant souffrir la comparaison avec Hussein Kiazim bey. Le moment était venu de connaître ma charge. Je demandai: «Effendim, puis-je recevoir les ordres de Votre Excellence au sujet de la forme et du caractère de ma mission? Il se peut que ce soit une affaire au dessus de mon mérite et de mes capacités». Le commandant, qui me scrutait, répondit: «Je donnerai tout à l’heure les instructions nécessaires. Djémal pacha s’avança vers son bureau. Il avait l’air de lire dans mes yeux mon anxiété. Il me fit signe d’approcher et dit: «Tu iras maintenant au Hauran. Tu y trouveras environ 20 à 30 mille déportés Arméniens. Tu sais que ce n’est pas là un milieu qui fasse vivre les artisans, et la plupart des Arméniens sont de cette catégorie. De sorte qu’ils sont là dans la misère. Tu réuniras tout d’abord les veuves et les orphelins et les expédieras ici. Il sera fondé ici des établissements pour veuves et orphelins où ils seront protégés. Puis tu enverras les familles, sans en séparer les membres, et en groupant les professionnels des différents métiers, tu les enverras à Beyrouth et dans les autres localités de la Syrie. Tu leur procureras des capitaux pour exercer leur industrie, une boutique et une habitation. Tu stimuleras leur zèle et leur assureras les moyens de gagner leur vie. Quant au présent, ta mission consiste à envoyer en parfait ordre ces familles du Hauran dans ces parages pour l’hiver et la saison des pluies. Ensuite, tu iras les visiter personnellement afin d’améliorer leur situation sociale et assurer leur vie...».

à vrai dire, je n’ai cru qu’à demi à ce projet humanitaire. Je songeais en moi-même: «N’est-ce pas qu’il a été donné, par des voies officielles, des ordres similaires aux pauvres gens que l’on éloignait de leur pays et qui tombaient dans des situations de plus en plus douloureuses, et les mêmes ordres n’étaient-ils pas donnés aux fonctionnaires chargés de leur expédition? Quel avenir attend ces hommes que je ferai embarquer dans les trains et que dans le but de sauver leur vie j’enverrai des déserts du Hauran à Jaffa ou à Akkia?» Malgré tout je ne parvenais pas à me rassurer. Je me suis souvenu des paroles de ma sœur qui me conseillait de ne pas perdre la faculté de pouvoir faire du bien ne fût-ce qu’à une seule famille. Le dimanche, j’ai pris le train à destination du Hauran, où est mort et enterré mon père. J’arrivai à Déraa. C’était le chef-lieu du liva du Hauran. La commission qui s’occupait de la déportation des Arméniens à cette époque était dénommée Commission spéciale. Cette affaire était gérée au chef-lieu par un nommé Néchat bey, délégué à Damas de l’Union et Progrès, mais j’étais le délégué au Hauran de la Commission spéciale, et le procureur impérial Ali Kémal bey remplissait, paraît-il, les mêmes fonctions à Homs. Mon prédécesseur, dont je ne connaissais pas le nom, ayant été nommé cadi d’Akkia, devait le jour même me passer la charge de délégué au Hauran de la Commission spéciale et se mettre aussitôt en route pour son nouveau poste. En compagnie d’un fonctionnaire attaché à cette commission, nous nous sommes acheminés vers les quelques tentes dressées au-delà de la station. C’était là que siégeait la Commission spéciale ...

Peu après arriva le mouavine effendi (l’adjoint). Il me félicita de mon nouveau poste! Dans une attitude qui laissait entrevoir qu’il doutait de ma réussite, il déclara qu’il n’avait plus rien à faire et, en guise de péroraison, il raconta que la conversion de tous les déportés était un fait accompli, et qu’un prêtre arménien avait été mis à mort par privation de nourriture pour avoir systématiquement refusé de se convertir à l’islamisme. Le nouveau cadi ajouta que cet incident ayant éveillé sa méfiance, les autres religieux se trouvant parmi les déportés avaient été dirigés par lui sur Kérek et Toufeyla de crainte que leur présence ils ( sic ) n’ébranlassent la foi des convertis. «En effet, cadi effendi! Il ne nous reste rien à faire. Vous avez déjà accompli l’œuvre la plus difficile», dis-je. Et j’ai ajouté que pour renforcer leur croyance, il fallait maintenant faire venir une quantité suffisante de livres religieux! Ce pauvre homme qui n’avait pas compris cette amère ironie a tâché de prouver sa capacité en affirmant qu’il y avait déjà pensé et avait écrit déjà à Néchat bey et que les livres arriveraient bientôt. Il sortit avec importance de sa poche un papier et s’approchant de moi: «Des individus suspects, nuisibles!» dit-il. Je pris le papier de ses mains et, le froissant devant lui, je l’ai jeté à terre. Au mollah qui me fixait avec surprise: «Ce n’est pas nécessaire, hodja effendi, j’en ai une liste détaillée» dis-je. Je n’avais plus la patience de rester face à face avec le hodja. Je l’ai laissé sous la tente et suis sorti. J’ai commandé aux agents qui se tenaient en dehors de préparer mon lit et de me procurer une lampe. L’heure du départ du train étant arrivée, le hodja vint me faire ses adieux. On m’avait informé qu’il emmenait avec lui trois garçons et deux filles en qualité de domestiques. L’ex-délégué du Hauran n’imaginait aucun empêchement à cela. N’étaient-ils pas des enfants arméniens, sans mère, sans maître?

Quelque temps après, mon digne prédécesseur revint soudain sous ma tente d’un air surpris et dit: «Il paraît que vous ne permettez pas que les enfants m’accompagnent». Je me suis contenté d’un non très bref et froid. Je n’avais pas permis de répliquer au hodja abasourdi et m’étais éloigné en lui tournant le dos. Je ne savais ce qui adviendrait des déportés, mais j’étais au moins délivré du hodja [fin du n° 186, daté du 8 juillet 1919].

Mumtaz effendi, attaché à la Commission spéciale, me présenta les agents qui devaient collaborer avec moi: «Bedri effendi, Messoud, Nouri effendi» dit-il. Désignant un homme à l’air hésitant, aux yeux hagards qui avaient dû voir des jours troublés, «le moukhtar des déportés de Déraa» ajouta-t-il. Il l’avait appelé je ne sais plus de quel nom musulman. J’ai compris que tous ceux-ci étaient des Arméniens et que leurs noms avaient été changés, grâce aux efforts du cadi effendi. Mais je n’arrivais pas à voir d’autre Arménien que ceux-ci. à mon lever, le lendemain matin de bonne heure, c’étaient ces mêmes figures qui représentaient les 20 ou 30 mille déportés arméniens. Je me suis enquis du lieu où étaient installés ces déportés. Il me fut répondu qu’ils se trouvaient à un quart d’heure de distance de la station de Déraa, disséminés dans les différents villages et hameaux. Lorsque je manifestai le désir de les voir, le moukhtar me dit: «Effendim, je vais les informer. Si vous le voulez bien — désignant un côté de la plaine —, nous les alignerons là deux à deux et vous les passerez en revue». «Ne s’agit-il pas de familles?» «Oui». «De quel droit les ferions-nous mander ici et comment les aligneras-tu deux à deux?» Le bonhomme dit encore: «Comme vous l’ordonnerez, effendim». Quand je lui ai dit que je pouvais moi-même aller les visiter dans leurs habitations, il m’indiqua, avec une profonde surprise et une grande déférence, le village où ils étaient et me demanda si je comptais m’y rendre à pied. Je m’étais mis à marcher; il venait derrière moi.

Le bourg de Déraa était formé d’amas de pisé superposés avec de sales petites ouvertures d’où l’on pouvait voir la cohabitation familière des hommes et des bêtes. Une puanteur lourde s’en dégageait. à toutes les questions que je lui avais posées en route, le moukhtar n’avait fait que répondre: «Asayiş ber kemal (la sécurité est parfaite!)...».

Les déportés n’avaient besoin ni d’être inspectés ni d’inspecteur. Il semblait qu’il ne restait rien de mieux à faire que de retourner à la station. Nous avancions. Au pied du village, on apercevait des espaces entourés de murs bas et noirs. Il m’a dit que c’étaient des aires à grains. Après avoir contourné un ou deux endroits pareils, nous sommes arrivés devant une enceinte du même genre où j’ai vu environ vingt à trente squelettes enroulés dans des haillons, représentant de la façon la plus tragique la misère et la faim, qui se mouvaient lentement et avec difficulté. D’une espèce de tente dressée au milieu, j’entendis la voix faible et souffreteuse d’un enfant. Je m’élançai sous la tente. à ma question: «Qu’est-ce que c’est ici?», je ne me rappelle plus de quelle façon je dévisageai le moukhtar qui m’avait répondu: «Un hôpital». Il avait baissé la tête. Cet homme n’était pas coupable, mais je m’irritais, croyant qu’il ne comprenait pas les tortures de ma conscience. Je m’approchai de cette créature qui gémissait dans un coin obscur de la tente. j’aperçus une femme qui essayait de faire boire une espèce d’eau de vaisselle d’une écuelle qu’elle tenait à la main à deux bébés innocents étendus sur la terre. Ces deux enfants dont les yeux enfoncés dans leurs orbites, les joues caves, les bras et les jambes comme des baguettes, ne ressemblaient à rien [de] moins qu’à des momies, étaient en pleine agonie. L’un d’eux, calme et immobile, avait fixé ses yeux au ciel, l’autre se contorsionnait dans d’indicibles souffrances: «Qu’est-ce qu’il a?» fis-je. «Effendim, il est devenu chauve, des vers se sont [re]produits sur sa tête; il pousse des cris toutes les fois que les vers rongent sa tête». Je n’ai pas pu endurer cinq minutes de plus ce spectacle tragique. Sans proférer un seul mot, je refis la moitié du chemin vers la station. M’adressant au Moukhtar que je sentais en proie à un profond malaise sous mes regards courroucés: «Vraiment, l’état des déportés est bien ressemblant à la description qui m’en a été faite. N’avez-vous pas un médecin?» Et j’ai ajouté que j’agirais comme le cadi l’avait fait pour les prêtres envers tout Arménien qui se refuserait à me renseigner exactement sur la réalité des choses. Le Moukhtar, avec hésitation: «Que faire, effendim? C’est comme cela...», disait-il. «La Commission spéciale ne possède-t-elle pas de docteur?» «Elle en possède; c’est Yacoub effendi». «Bien, que fait-il celui-ci?» «Que ferait-il, effendim?» «Ne visite-t-il pas cet hôpital?»

Lorsque j’ai envoyé chercher le médecin nommé Yacoub ou Hagop, il fit répondre que devant aller voir un malade recommandé par Djémal pacha, il ne pourrait, en ce moment, visiter les malades et qu’il irait les voir le lendemain. Je fus au regret de ne pouvoir appliquer la peine que je me proposais pour lui lorsque j’ai vu l’âge du médecin que l’on amena par force devant moi vingt minutes plus tard, pâle et tremblant. Je lui ai fait entendre qu’il n’était pas le médecin de Djémal pacha, mais au service de la Commission spéciale, et qu’il devait dorénavant visiter régulièrement chaque matin et chaque soir l’hôpital qu’il allait fonder et que s’il omettait de le faire, je me chargerais de le lui rappeler d’une façon très amère. Dix jours plus tard, on pouvait voir Yacoub effendi traiter ses malades avec habileté dans un hôpital formé de dix tentes alignées face à face.

Tout en m’occupant de compléter l’organisation de l’hôpital et de la pharmacie, j’avais commencé à prendre mes mesures pour les expéditions des déportés. Comme je devais, en premier lieu, envoyer à Damas les veuves et les orphelins, il fallait recueillir tous ces infortunés jetés dans les différents villages et hameaux du Hauran. J’ai fait mander des villages les moukhtars arméniens et leur ai recommandé de dresser chacun une liste. J’ai élaboré le plan des expéditions d’après ces listes, en répartissant les déportés selon le nombre de vagons que le commandant de la station mettrait journellement à ma disposition. Mon intention était de ne pas faire attendre plus de 24 heures les déportés qui arriveraient des villages, afin de ne pas augmenter leurs souffrances par une trop grande agglomération. Au bout de deux ou trois jours, mon but était atteint. Les expéditions avaient commencé.

Après avoir donné aux fonctionnaires les instructions nécessaires pour l’embarquement en bon ordre des déportés qui arriveraient chaque jour, je me suis mis en route pour Djébel afin de recueillir moi-même les veuves et les orphelins et constater personnellement leur situation. Ces montagnes, depuis leur création jusqu’à nos jours, n’avaient pas porté une misère humaine aussi affreuse. Ce voyage, qui a duré quatre jours, m’a enseigné si parfaitement le degré de voracité et d’endurance de la créature appelée homme, que j’en ai été effrayé et j’ai eu honte d’appartenir à l’espèce humaine. Quelles tristes et repoussantes actions sont motivées par les tiraillements de la faim! Que ressent l’homme en voyant que son semblable mange de l’herbe, de la charogne, son enfant de même? Je puis dire que moi, j’étais glacé. J’ai vu les fils de gens comme il faut s’essayer à marcher

avec des pieds sans force, brouter l’herbe comme des animaux, se disputer les morceaux d’un cadavre de mulet comme des hyènes voraces et chercher à s’étrangler réciproquement pour se partager les intestins de cette charogne. Tous les sens de l’homme cessent de fonctionner, ses yeux refusent de voir, ses oreilles d’entendre... Lorsque je m’approchai d’eux avec mon appareil photographique, ils ne s’en sont même pas inquiétés. Pas un d’eux ne s’est retourné pour voir.

Puis nous nous sommes acheminés vers le hameau d’Erbit. On apercevait déjà ce hameau. M’adressant au kiatib Aram effendi, qui m’accompagnait, j’ai murmuré: «J’ai été très impressionné». «Nous autres, nous nous sommes accoutumés à force de les voir. Au début, nous n’en pouvions aussi supporter le spectacle. Mais l’on s’habitue, mon bey», dit-il. Guidés par quelques déportés qui attendaient au bout du village pour voir le nouvel effendi qui allait peut-être jouer avec leur vie, nous sommes entrés dans les rues du village. La nuit était tombée. Sous la lumière d’un lampion à demi-mourant, dans une caverne de terre, nous avions formé un groupe d’une dizaine de personnes déportées d’Aïntab, Ak Hissar, Yozgad, épargnées par les événements tragiques. Nous venions de nous lever d’une table préparée avec soin. Quand j’expliquai les ordres qui m’avaient été donnés à leur sujet par le commandant de l’armée et lorsque je les eus assurées que je m’efforcerais de les leur appliquer en toute conscience, leurs figures ne paraissaient pas au fond très rassurées.

Le lendemain, je suis allé au local du gouvernement pour m’entretenir avec le caïmakam de l’endroit. Je lui ai fait part de mon intention de prolonger mon voyage jusqu’aux localités éloignées d’Alep, et je lui ai demandé de m’adjoindre un gendarme connaissant les routes. Le caïmakam qui avait accepté volontiers mon offre a déclaré que le typhus et la fièvre récurrente y sévissaient en permanence et présentaient un caractère dangereux par suite de l’impossibilité de prendre les mesures de précaution préventives. Je ne puis affirmer que je n’ai pas hésité un seul instant. Cependant, je l’ai quitté avec la ferme résolution d’y aller à tout prix.

Le lendemain soir, j’ai logé à Tchérèche et j’ai continué mon voyage vers Kefrendjé. Dans tous les villages suivants, 30 à 40% des déportés étaient morts du typhus, de la fièvre récurrente, de la malaria qui sévissaient avec violence. Lorsqu’il n’y a pas de quinine, la malaria la plus ordinaire présente-t-elle une différence quelconque avec la peste?

Je recueillais les veuves et les orphelins et les faisais se préparer pour les emmener avec moi à mon retour et j’avançais toujours en remettant à plus tard mes investigations. J’avais désigné quelques déportés pour aller recueillir les veuves et les orphelins disséminés aux alentours et les amener dans les endroits qui se trouvaient sur le passage de mon retour. J’arrivai à Hazrakeuy, à une heure de distance de Kéfrendjé. Ici, quatre cent dix-sept personnes étaient mortes sur un total de cinq cents âmes. Dans les étroites venelles du village, des morts vivants appuyés sur des béquilles avançaient péniblement, se dandinant de droite et de gauche. J’avais préféré passer la nuit dans un champ. Je n’ai pu y rester. J’ai vu là un enfant que les poux avaient rongé. Des milliards de ces horribles bêtes avaient couvert tout le cadavre de l’enfant depuis le bout des ongles, de façon à ne pas laisser de place même pour enfoncer une aiguille. J’ai essayé de passer la nuit en m’étendant sous un chêne, mais je ne parvenais pas à fermer les yeux [fin du n° 189, daté du 11 juillet 1919].

Quatre cents orphelins et veuves se sont mis en route pour Déraa dans un état de faiblesse extrême. En une nuit, je suis arrivé en cette ville à cheval, et j’ai pris les mesures nécessaires pour l’expédition à Damas de la caravane qui devait y arriver le lendemain. Ce voyage de 16 heures à cheval m’avait fatigué. Je me retirai sous ma tente pour me reposer. Je trouvai sur ma table deux dépêches adressées par mon chef: «Les déportés de là-bas doivent être classés en trois catégories: tout d’abord les plus miséreux, puis ceux qui ont quelques ressources, enfin les plus aisés. L’expédition doit se faire dans cet ordre: envoyez les veuves et les orphelins; jusqu’à nouvel avis, ajournez l’expédition des autres».

Déprimé par mes tristes constatations et mon voyage, j’ai parcouru ces mots défavorables de la dépêche et j’ai aussitôt télégraphié en réponse que «l’on ne pouvait fixer que sur place le mode et la forme des expéditions; qu’il n’était pas possible de classer les déportés en pauvres, miséreux, extra, extra-extra, comme des plantes de serre; que l’on ne pouvait convenablement diriger les expéditions que suivant un plan arrêté d’avance et qu’enfin le bon fonctionnement de ce service ne pouvait être assuré qu’en m’accordant pleine latitude d’action et que du reste je ne pouvais attendre longtemps et avais déjà commencé les expéditions.

Dans une autre dépêche parvenue une heure après, ordre m’était donné «d’envoyer à Damas une famille qui se trouvait à Ezraa». J’y ai répondu que «je ne donnerais pas suite aux ordres particuliers et que les mesures décrétées pour tous les déportés en général ne pouvaient comporter d’exception».

On avait peu à peu commencé à faire des démarches. Un certain nombre de femmes, sûres que les démarches des déportés seraient bien accueillies, osaient maintenant s’approcher de la tente de l’inspecteur qu’elles évitaient jusqu’ici avec une grande frayeur. Leurs maris avaient pris la fuite et s’étaient rendus à Damas où ils avaient commencé à travailler, et ces femmes désiraient se rendre auprès d’eux. Quoiqu’elles ne l’avouassent pas encore clairement, je l’avais cependant compris. Par le premier train, j’ai envoyé dix-huit femmes à Damas, ville non comprise dans la «zone d’installation», et j’ai recommandé à deux effendis parmi les déportés que j’ai affectés à leur garde de les laisser libres à la station Kidem et de livrer avec leurs cahiers les autres veuves et orphelins à leurs endroits respectifs. C’était là une entreprise particulière et contraire aux instructions. J’ai fait bon accueil aux démarches en ce sens qui se sont succédé, et en même temps que les expéditions, j’ai envoyé une deuxième et une troisième caravane à Damas. entretemps, je poursuivais les expéditions de déportés vers Tripoli de Syrie, Caïffa, Jaffa, Akkia, en leur laissant le choix de ces localités. à ce moment-là, j’ai reçu un télégramme où l’on remarquait toute l’amertume du courroux que mes deux précédentes dépêches avait fait naître chez mon chef. Celui-ci avait eu vent de la faute que j’avais commise en agissant à l’encontre de ses instructions: «J’ai appris que sous prétexte que leurs maris sont ici, vous envoyez à Damas un certain nombre de femmes, contrairement aux ordres et instructions qui vous ont été transmis. Damas n’étant pas une zone d’installation, je vous recommande de ne pas envoyer ici de déportés. S’il y a là des femmes dont les maris sont ici, il faudra envoyer ces derniers auprès d’elles et dorénavant vous devez ne pas agir à l’encontre des ordres donnés».

J’en avais assez de me trouver en rapports avec une tête contenant une telle mentalité. Par le premier train, je partis pour Damas. Arrivé de bonne heure, je me dirigeai vers la résidence de Djémal pacha. D’un air qui indiquait son mécontentement, le pacha me demanda: «Qu’est-ce que c’est, tu as fini ton affaire?» Je sortis de ma poche les ordres et mes réponses: «Pacha, pardonnez-moi, je ne puis continuer ma tâche avec un collègue ayant des idées aussi étroites et mêlant à ses réflexions des sentiments aussi ordinaires», dis-je. Tout en lisant les dépêches et les réponses, nous arrivâmes au quartier général. Je n’espérais guère que le pacha sacrifierait le délégué de l’Union et Progrès à un homme compromis tel que moi. J’ai poursuivi: «Pacha, le fait d’assurer la subsistance d’une famille est une des questions les plus difficiles au monde. Lorsqu’un père de famille arrive à grand’peine à assurer l’existence et l’avenir de ses enfants au bout de plusieurs années d’efforts, on dit de lui “qu’il a réussi dans la vie”. Excusez-moi si je ne puis reconnaître comme mon chef un collègue qui trouve raisonnable de rendre à son lieu de misère un chef de famille cherchant à se faire une situation, sous prétexte qu’il ne séjourne pas dans la «zone d’installation», même si ce dernier y est arrivé par la fuite, quatre ou cinq mois auparavant. Pendant que je prononçais ces paroles, Djémal donna l’ordre d’appeler Néchat bey. Lorsque celui-ci arriva, une demi-heure après, il lui donnait cet avertissement d’un ton cassant: «Néchat bey, pour moi l’œuvre des déportés arméniens est sérieuse. Ici, j’aurais pu vous trouver un collaborateur quelconque. Si j’ai fait venir de Constantinople ce garçon et l’ai nommé dans la zone la plus importante, c’est que, selon mes amis d’ici, je l’ai trouvé le plus apte à cette affaire. Il est, lui, affilié à un parti opposé au nôtre et par cela même, il pourra le mieux accomplir cette œuvre! je le sais. Il n’y a pas de sens à occuper son temps avec des ordres superflus. Si vous ne pouvez pas le faire, retirez-vous».

Ma foi, j’ai été quelque peu surpris. C’était un homme qui était, en même temps que le délégué de l’Union et Progrès, en relations très étroites avec le pacha. Il se retira.

Son poste ne resta pas vacant. Le vali Tahsin bey le remplaça. Dorénavant, c’était le gouverneur général qui allait présider aux affaires des déportés arméniens. Le lendemain, je reçus l’ordre de partir pour Déraa avec le vali Tahsin bey. Celui-ci devait me donner personnellement là-bas les instructions nécessaires. Le 25 septembre 1332 de bon matin, nous sommes arrivés par train spécial à Déraa [fin du n° 192, daté du 15 juillet 1919].

Nous nous sommes réunis, le vali, le mutessarif et moi au gouvernorat. La conversation roula sur les déportés arméniens: «Voici, dit le vali, Hassan bey aussi est désigné près d’eux comme inspecteur de la part de l’armée. Il ne vous reste qu’à “régler l’affaire” de ces réfugiés selon les nécessités de la situation». Quelles instructions bizarres. Quel sens pourrait-on en tirer? Pensant qu’il allait fournir des explications, je me suis tu. S’adressant à moi, il ajouta: «Hassan bey, vous travaillerez donc en collaboration avec le bey, chef du gouvernement civil». «Nous pouvons nous entendre facilement avec Abdul Cader bey. Il ne m’a pas reconnu, mais nous avons été camarades de classe ensemble. Nous avons renoué connaissance». Le gouverneur en parut content. Il se leva, nous nous sommes embrassés. Se tournant vers le gouverneur général Tahsin bey, il déclara sa grande satisfaction et ajouta qu’il pourrait solutionner «très facilement cette question» avec un vieux camarade.

Depuis quatre ou cinq ans, j’avais rencontré très souvent, dans la rue qui mène au siège central de l’Union et progrès, ce camarade dont j’étais séparé depuis quinze années. à force de l’y voir entrer et sortir, j’avais compris qu’il était un des secrétaires du siège central. Je pressentais que je ne pourrais pas travailler avec lui. Le lendemain, sous prétexte d’apporter des effets, j’ai pris la fuite du hauran. à Damas, je me suis trouvé une fois encore face à face avec les sourcils froncés de Djémal pacha. Sans lui laisser le temps de me poser une question: «Effendim, vous ordonnez, vous, de prendre soin de l’installation de la nation arménienne et de pourvoir aux mesures propres à assurer son existence. C’est parfait, mais le gouverneur du Hauran préconise de solutionner cette affaire par le “nettoyage”. Le vali m’a implicitement mis sous les ordres du chef du gouvernement civil. Je ne connais pas son point de vue dans cette affaire. Veuillez préciser ma tâche», dis-je. Djémal pacha, qui m’avait permis en silence d’achever mes paroles, se tourna brusquement vers moi et dit: «C’est moi qui t’ai envoyé. C’est de moi que tu recevras des ordres. Ni Tahsin bey, ni le gouverneur du Hauran n’ont à s’en mêler. La personne responsable de la situation politique ici, c’est moi. Tu feras ce que je t’ordonnerai! tu ne feras intervenir dans la tâche ni le mutessarif du Hauran ni n’importe quel autre per-

sonnage. Je fixerai la tâche et la situation des agents qui vont te prêter leur assistance. En dehors de ceux-ci, tu ne supporteras aucune intervention!

Nous entrâmes au quartier général. L’ordre qui a été donné à Fouad bey, chef de l’état-major, avait été mué en un ordre du jour à l’armée (dû, je crois, à sa plume). En voici le texte:

Quartier général de la Quatrième armée,

7 octobre 1332.

1. - Je considère comme un honneur national l’avancement, l’installation et l’entretien de la nation arménienne;

2. - Sont chargés de cette mission Hassan bey au Hauran et Kémal bey à Homs. Les déportés se trouvant au Hauran étant des artisans et la région de Hauran n’étant pas un milieu propice à faire vivre ces derniers, ils seront expédiés commodément aux chefs-lieux des livas et des cazas des vilayets de Syrie et de Beyrouth. Ces expéditions auront lieu au Hauran par les soins de Hassan bey qui les terminera dans un délai de trois mois;

3. - Les fonctionnaires civils sont chargés de l’installation des déportés qui seront expédiés dans leurs livas et cazas. Ils leur procureront des logements dont le loyer sera payé par le gouvernement;

4. - à la fin des expéditions, Hassan bey passera en inspection les centres où auront été installés ces déportés aussi rapidement que possible et, selon leur métier, il leur distribuera des capitaux pour l’acquisition des outils et instruments nécessaires;

5. - Les commandants des stations accorderont, de préférence à tout autre, les wagons qui seront réclamés par l’inspecteur pour les besoins de l’expédition. Le fonctionnaire qui manquera à cette tâche sera sévèrement puni;

6. - En route, les postes d’étape pourvoiront à la subsistance des déportés.

Par cet ordre formel adressé à l’inspection des étapes de l’armée, au commissariat de la voie, au commandement du régime de gendarmerie, confiant en l’autorité dont j’étais investi, je suis retourné sous ma tente du Hauran. J’ai donné l’ordre de poursuivre les expéditions. Le gouverneur n’avait plus que le rang de simple spectateur. Afin de passer en inspection et d’organiser personnellement les expéditions sur les lieux mêmes, je me suis rendu à nouveau dans les dépendances. Conformément au projet, les déportés amenés au chef-lieu du casa d’Erid attendaient le train sous des tentes. J’avais pris les mesures nécessaires pour leur expédition, ainsi que des familles qui allaient leur succéder, et j’avais donné à mes hommes les instructions nécessaires. Jusqu’à ce jour-là, on avait déjà expédié deux cent soixante-dix familles. à mon retour des dépendances, j’ai constaté que les autorités civiles avaient cessé les expéditions. Afin d’en connaître le motif, j’ai été voir le gouverneur. Il y avait des gens qui considéraient comme une trahison envers la patrie l’acte humain et juste d’avoir voulu sauver de la mort, depuis quinze jours, ces pauvres malheureux, et ceux qui dirigeaient ces mouvements étaient simplement pris pour des traîtres. Je m’en doutais au fond, mais je n’avais pu prévoir qu’ils auraient pu avoir une influence. J’étais ravalé à la position d’un homme inutile qui s’attaquait aux droits et pouvoirs des autorités civiles.

J’ai compris. On avait mis mon absence à profit pour s’adresser par des télégrammes chiffrés au ministère de l’Intérieur et pour faire des démarches auprès des gouverneurs généraux de Beyrouth et de Syrie:

«Le vali de Beyrouth, Azmi bey, se trouvant incapable de subvenir à l’entretien de la population du vilayet, n’accepte pas que les déportés soient envoyés dans ce vilayet».

Cet ordre a été transmis à toutes les autorités civiles, aux mutessarifs et aux caïmacams.

Le ministère de l’Intérieur, de son côté, renouvelle à tous les vilayets son ancien ordre criminel.

Ordre du ministère de l’Intérieur (conservé dans ses archives):

«L’installation des Arméniens déportés est du ressort des autorités civiles. Les commandants d’armées n’ont pas le droit de s’en mêler. Par conséquent, le transfert d’un déporté arménien d’un caza dans l’autre ne peut s’effectuer qu’avec l’ordre et l’autorisation du ministère de l’Intérieur»

Malgré cela, je me tais...

Tcherkes Hassan bey, dont nous avons reproduit les intéressants souvenirs sur la déportation des Arméniens, en a tout à coup interrompu la publication dans l’ Alemdar. D’une lettre adressée à cette occasion à ladite feuille, nous extrayons les passages suivants. [La rédaction de La Renaissance ].

C’est une question assez laborieuse que de suivre les événements et de les noter impartialement. Cependant, il est certain qu’il est encore plus difficile d’envoyer les copies à la salle de composition pour les faire publier... C’est une montée tellement fatigante qu’avant même d’être arrivé au milieu, il devient nécessaire de s’arrêter un moment pour reprendre haleine. En face des... poings des critiques, des insultes et menaces lancées sans bruit, sous diverses formes, par des individus ou des collectivités, il ne me sera pas possible de poursuivre ma route et de terminer ma tâche avec tranquillité...

Vous faites la description d’un tableau de misère, conforme à la réalité... Aussitôt, vous vous exposez à entendre de vos propres oreilles, dans le bateau ou le tram, cette adresse: «Le misérable nommé Tcherkes Hassan, vendu aux Arméniens». Vous trouvez les mêmes compliments par écrit à la rédaction du journal. Au landemain même de la publication de l’ordre du jour de l’armée qui dit: «Je considère comme un honneur national l’installation et l’entretien des déportés arméniens», vous rencontrez un Cadri bey qui vous dit: «Gare, mon Hassandjik! Ne parle pas de ce Djémal pacha. On dit de toi que tu as touché quarante mille livres».

Je comprends [que] le pays n’a pas le courage de se voir face à face avec la vérité. Il n’est pas possible que les braves, qui n’avaient accepté d’apprendre la chute d’Erzeroum le jour de sa reprise, qui ont pris l’habitude d’appeler «canal» la région de Ghaza, «Palestine» la Syrie et «Caucase» les pays en-deçà d’Erzeroum, les braves qui se sont habitués à accueillir l’échec et la défaite comme un succès et une victoire, le vol comme une habileté, l’hypocrisie comme tactique politique, les braves, enfin, qui ont voulu voir des sauveurs en ceux qui les entraînaient par groupes à l’abattoir, que ces braves-là ne puissent pas convenir que la meilleure arme de défense est la loyauté.

Je ne les en blâme pas; vous et moi nous avons été vendus aux intérêts germaniques avec une telle rapidité que la tête nous ayant tourné devant les formalités de cette vente à réméré, sous l’influence et l’abrutissement provoqué par ce procédé, nous prenons le monde entier pour un marché de spéculation.

Dans une lettre de menaces, on m’écrit: « Comme un pilaw que l’on réchauffe à chaque repas, tu remets l’affaire sur le tapis; en ce moment où tout le monde se tait, tu te mets à déverser ton fiel ».

Si la voix du monde n’emprunte que la bouche d’ Alemdar, Ikdam, Sabah et cinq ou dix autres journaux, c’est bien... écoute au loin, la voix forte des Quatre Grands qui te répond d’une même bouche: «Certes, je connais la nation turque. Mais elle a deux défauts: Premièrement, elle tira les armes contre ses vieux amis sans y être provoquée et Deuxièmement, elle fit des massacres dans le pays ».

S’il est profitable de se boucher les oreilles, fais-le... On dira que tu es sourd. Tu peux aussi garder le silence, mais cela équivaudra à un aveu. La dénégation est-elle toujours profitable? Demandez à un juge ayant présidé pendant quarante ans un tribunal, s’il a jamais rencontré un individu ayant avoué son crime. Cependant les prisons sont toujours pleines de criminels. Le sot criminel ne fait que nier. J’ai vu de mes propres yeux de ces condamnés dans les prisons qui, en purgeant la dixième année de leur peine, niaient encore être les auteurs de leurs crimes. Pourtant, ils n’ont pas autre chose à faire que de tâcher d’accomplir leur temps de condamnation. Je ne sais si c’est moi qui suis un sot ou vous qui ne pouvez juger?

Vous présentez que je me suis vendu. Les personnes auxquelles vous me vendez aujourd’hui étaient, sinon toutes, du moins en grande partie, hier encore déchues de tous leurs droits d’homme et soumises à moi. Au lieu de leur mendier aujourd’hui de l’argent, je pouvais les piller hier. Si je n’ai pu le faire au moment où la rapine était permise, comment puis-je porter atteinte aujourd’hui à la dignité de ma nation pour m’assurer un profit minime? Cependant, à mon avis, si vous pensiez comme moi, vous [ne] m’écririez pas ces choses, et si vous aviez agi comme je pense, Clemenceau n’aurait pas dit à nos délégués: «Nous ne croyons pas blâmer vos prédécesseurs».

Qu’on apprécie lequel vaut mieux, d’avouer ou de nier. Moi je me tairai, car j’ai décidé d’éditer en volume mes souvenirs. Au reste, c’est vous même qui affirmez: «Le Turc aussi bien que l’Arménien connaissent les dessous des déportations. Tcherkes Hassan bey n’a pas besoin de divaguer pour mettre à jour le droit et la vérité. Il n’a qu’à se taire, lui». Il est vrai qu’en disant: «On ne peut méconnaître la règle selon laquelle chaque nation n’a que le gouvernement qu’elle mérite», Clemenceau m’attribue également une part de responsabilité. Malgré cela, je me tais.

Tcherkes Hassan bey
[fin du n° 198, daté du 22 juillet 1919].

* Hassan Amdja publia après l’armistice, en juin 1919, une série de quatre articles relatant cette affaire dans le quotidien stambouliote Alemdar, avant que les réactions de l’«opinion publique» ne contraignent le journal à interrompre la série. Le quotidien francophone de Constantinople La Renaissance publia une traduction intégrale de ces articles, sous le titre Faits et documents, dans le n° 186, p. 3, du 8 juillet 1919, le n° 189, p. 2, du 11 juillet 1919, le n° 192, p. 2, du 15 juillet 1919, et le n° 198, pp. 2-3, du 22 juillet 1919, que nous reproduisons ici.