RHAC II Partie 3. Autres témoignages sur les déportation et les camps de concentration
de Syrie et de Mésopotamie (1915-1916)

3 - G. Seraphimoff, Consul général de Bulgarie
A. Nadamlenzki, Consul d'Aultriche-Hongrie

Procès verbal

rédigé d’un commun accord
par le consul général de Bulgarie [à Andrinople/Edirne], M. G. Seraphimoff, et le consul d’Autriche-Hongrie, [le] Dr. Arthur, chevalier de Nadamlenzki,
chargé aussi des intérêts allemands,
[adressé à l’ambassade de onstantinople le 6 novembre 1915]*.

Les événements qui se déroulent depuis quelques temps à Andrinople n’ont pas manqué de faire une impression profonde aux représentants des puissances aujourd’hui alliées de la Turquie. Tout principe de civilisation et les sentiments humains que chaque chrétien ressent pour son semblable ont été foulés aux pieds. Le fait que ce qui se passe n’est évidemment que l’exécution d’un programme mûrement réfléchi, d’un programme qui poursuit comme but «l’anéantissement des éléments chrétiens en turquie» est d’une telle gravité que les soussignés se croient obligés d’en référer aux puissances intéressées pour que des mesures soient prises afin de parer à des surprises désagréables pour l’avenir. La persécution des éléments grecs a cessé depuis quelque temps, mais peut recommencer d’un moment à l’autre. Les souffrances auxquelles étaient exposées [ sic ] cette population sont connues et il n’est pas nécessaire d’y revenir.

Le nouveau système adopté par les cercles dirigeants qui n’effraye pas seulement les juifs et les autres chrétiens vivant ici, mais aussi bien la grande masse de la population musulmane, a déployé toute sa cruauté et tout son cynisme à l’occasion de l’expulsion des Arméniens d’Andrinople. Tout en ademettant le principe fondamental que chaque Etat est maître chez lui [...] la manière dont l’expulsion de l’élément arménien a été exécutée est contraire à tout principe d’humanité. Les procédés que les soussignés ont pu observer ici ne parlent pas seulement de l’expulsion, mais bien pour l’extermination d’une race entière.

La nuit du 27 au 28 du mois d’octobre, les organes de la Police se présentèrent chez les riches familles arméniennes de la ville en leur imposant de quitter immédiatement leurs maisons, leurs biens, tout leurs avoirs pour être transportées pour une destination inconnue. Les scènes qui se sont déroulées cette nuit et les nuits suivantes ne peuvent être décrites. Il se passa des choses concevables seulement à un esprit tout à fait dépravé et à une âme barbare et brutale.

Des femmes allitées d’une couche du jour précédent furent arrachées du lit, des petits enfants gravement malades furent portés de force dans des charrues de transport, des vieillards à moitié paralysés furent obligés de quitter leur foyer. Des fillettes qui se trouvaient comme internes dans les écoles de la ville et qui n’avaient aucune idée du départ forcé de leurs parents furent ainsi séparées à tout jamais de leurs pères et de leurs mères.

Les malheureux n’urent pas le droit de prendre de l’argent ou des objets qui leur étaient chers. Avec quelques piastres en main, des hommes qui possédaient des fortunes considérables — dans la caisse d’un seul arménien on trouva 4 000 ltq. en billets de banque — durent quitter le foyer de leurs ancêtres pour être conduits à la misère [...]

Les objets appartenant aux expulsés sont vendus aux enchères publiques à des prix dérisoires où l’acheteur turc a de nouveau la préférence. C’est ainsi qu’on gaspille les fortunes qui, d’après le règlement, devaient être inventarisées.

La nuit même de l’expulsion, les organes turcs ont arrangé des petits festins dans les maisons sans maîtres; on y joua du piano, vida les caves et mangea les provisions trouvées. Les mêmes scènes se répétèrent le lendemain en plein jour. On nous a rapporté de source tout à fait sûre que beaucoup d’objets de valeur et de l’argent ont disparu. La seulevoie de salut offerte aux Arméniens par les turcs était celle d’embrasser l’islamisme! jusqu’à présent une seule famille a cédé à cette pression!

D’après les déclarations du vali et du chef de la Police, les veuves et leurs enfants seront épargnés. Pour rendre malheureuse aussi cette catégorie, le Comité Jeune-Turc a trouvé un autre moyen. Il cherche d’enlever les filles pour les donner comme femmes à des Turcs. Deux demoiselles Menzildjian purent échapper à ces nouveaux dangers seulement grâce au fait qu’elles se trouvaient à l’école des Sœurs d’Agram protégée par le consulat I. & R. d’Autriche-Hongrie.

Les autorités bulgares dont tout leur possible pour obtenir la remise de toutes les familles arméniennes dont les fils ou les maris se battent dans l’armée bulgare pour le but commun.

Le fait que les écoliers des écoles turques et particulièrement ceux des écoles du Comité ont été conduits pour assister comme à un spectacle au départ des centaines d’Arméniens, fous de douleur et de désespoir, est d’après l’avis des soussignés d’une gravité énorme ! il laisse deviner et entrevoir les desseins secrets de la politique intérieure du Comité Jeune-Turc qui inculque et nourrit ainsi les cœurs et les âmes des enfants de la haine contre les chrétiens, haine qui un jour pourrait se tourner aussi contre les amis d’aujourd’hui. Que ce fait n’est pas seulement un pur hasard, mais forme aussi partie d’un programme fixé d’avance, est prouvé par la circonstance connue à tout le monde, que pendant la poursuite de l’élément grec, les écoliers turcs furent chargés de prendre part aux pillages des villages grecs aux alentours de la ville [...]

Abstraction faite de ce moment principal qui touche à la morale et à l’honneur des états civilisés [...] nous croyons de notre devoir d’attirer l’attention de nos gouvernements encore sur un point qui est aussi d’une importance capitale.

Il y a la grande question économique qui est atteinte directement par l’exclusion de l’élément chrétien en Turquie. Le chrétien, c’était le travailleur de la terre, c’était lui qui, modeste, tranquille et diligeant, fournissait la main d’œuvre et l’expérience des siècles pour le travail de la terre, l’élevage des bestiaux, etc., etc. En un mot, c’était lui qui réalisait les richesses naturelles du sol dans une grande partie de l’Empire ottoman [...]

Excepté l’élément juif et les étrangers, c’était encore l’élément chrétien, les Grecs et les Arméniens qui fournissaient le meilleur commerçant. Ici, dans le vilayet d’Andrinople, les derniers temps presque toutes les grandes et riches maisons de commerce étaient entre les mains des Arméniens. Les riches commerçants et banquiers juifs et grecs avaient presque tous quitté le vilayet après la Guerre balkanique. Avec l’expulsion des Arméniens qui travaillaient avec les grandes fabriques d’Autriche-Hongrie et d’Allemagne, les commerçants les plus importants ont quitté Andrinople sans naturellement pouvoir se mettre en règle avec leurs fournisseurs, créanciers et débiteurs. Il est bien probable que par cette expulsion les intérêts matériels de notre commerce ont été lésés. Il est plus que sûr qu’en continuant avec le système inauguré à présent on rendra la ville d’Andrinople, qui dans le temps jouait un rôle important, un village d’un intérêt peut-être historique.

Consul général de Bulgarie ,G. Seraphimoff,
A. Nadamlenzki

* Österreiches Staatsarchiv, HHStA PA XII, dossier 209, Z.98/P, lettre d’accompagnement et procès verbal non daté.