RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

50 - KAREKIN HOVHANNESSIAN, de Sivrihissar

à Deir-Zor  

J’ai été déporté de Rakka à Deir-Zor sans rencontrer de grands dangers. Après être resté quelques jours devant le pont, je suis parvenu à m’enfuir et à entrer dans la ville. C’était une chance, car sans verser un gros pot-de-vin, il était impossible d’y pénétrer. En y travaillant sans arrêt, c’est à peine si je parvenais à gagner de quoi vivre.

J’ai fait cela durant sept mois. C’est alors que le sous-préfet a changé. Zéki bey, déjà célèbre pour la sauvagerie dont il avait fait preuve à Evérèk, est arrivé. Six jours après son arrivée, les aides fournies aux orphelins, aux veuves et aux pauvres n’ont plus été attribuées. Quelques jours plus tard, tous les curés arméniens et tous les autres notables, soit soixante-cinq personnes, ont été emprisonnés.

Les déportations ont repris. Tous les Arméniens établis sous des tentes aux portes de la ville ont été déportés. Ils incendiaient les tentes de ceux qui tardaient à se mettre en route, les soumettant aux pires cruautés. Aux personnes isolées et sans défense qui disaient ne pas pouvoir partir, le sous-préfet répliquait: «Je vous envoie sur les rives du fleuve Khabour et nous allons y fonder une Arménie dont je serai le chef».

Huit jours plus tard, il a diffusé un décret ordonnant à tous les Arméniens établis dans la ville à passer en face, [sur l’autre rive de l’Euphrate], dans les 24 heures. Son adjoint militaire a d’autre part décreté que ceux qui voudraient rester comme soldats viennent se faire enregistrer, que leurs familles échapperaient à la déportation et qu’ils travailleraient à la construction de routes. Beaucoup n’eurent pas le temps de s’inscrire: plus de mille six cents personnes se portèrent candidates. Tous les autres furent expulsés. Cinq jours plus tard, un désaccord se révéla entre le sous-préfet et le gouverneur militaire à propos de cette question de conscription et, malgré la forte opposition manifestée par le gouverneur militaire, le sous-préfet réussit à imposer son point de vue. Le sixième jour, nous avons été entièrement encerclés par les policiers dans la caserne. Ils nous en ont expulsés et nous ont escortés sur l’autre rive en nous injuriant et en nous donnant des coups de matraque. Ce jour-là, à minuit, il n’y avait plus un seul [Arménien] dans la ville. Nous avons attendu huit jours ainsi. Les soixante-cinq personnes qui avaient été emprisonnées (curés et notables) ont alors été amenées sur notre rive, ligotées et sous la surveillance de policiers. Nous ignorons où elles ont été envoyées: elles ont disparu.

Quant à nous, nous avons été envoyés à Mourrâte [= Marat], sous la surveillance de vingt à vingt-cinq policiers, et avons été remis à une centaine de Tchétchènes. Les policiers sont repartis. Deux jours plus tard, Zéki bey est arrivé en tenue de tchétchène: il a interrogé nombre de jeunes gens, leur demandant à quel parti politique ils appartenaient; il les frappait, les assommait; certains sont morts des suites de cette bastonnade. Parmi eux, je me souviens seulement de Hagop effendi Papazian, originaire d’Afion-Karahissar. Lorsqu’il les frappait, Zéki disait: «Je peux faire de vous ce que je veux, tous les Arméniens sont entre mes mains. Je suis le dieu des Arméniens. Je vais me montrer mille fois plus sévère à votre égard que je ne le fus à Evérèk». Après être resté une journée sur place, il repartit en emmenant avec lui quelques jeunes filles. Il est revenu quelques jours plus tard, et a continué l’interrogatoire des mêmes jeunes gens qui étaient emprisonnés. Cette fois, il resta deux jours et emmena encore quatre filles. Les Tchétchènes avaient du reste commencé à enlever les jeunes filles. Tous les soirs, ils prenaient de force une vingtaine de celles-ci et assouvissaient, durant la nuit, au cours d’orgies nauséabondes, tous leurs désirs, avant de les laisser, le matin, retourner à leur place.

Outre ces outrages, la misère et la pauvreté étaient très répandues parmi nous. Une [mesure] de farine coûtait vingt-cinq aspres, quoi qu’elle ne soit que symboliquement accessibles pour les déportés. On ne trouvait jamais d’autres aliments. Beaucoup se nourirent un certain temps de chiens, ou d’animaux du même type, et même de la chair des cadavres. Nombreux furent ceux qui moururent de faim. Ils ne nous autorisaient pas à faire venir de l’extérieur des aliments.

Après être restés durant quinze jours à Mourrâte, nous avons été déportés à Souvar, où cent cavaliers tchétchènes armés nous attendaient: ce qui faisait une escorte de deux cents Tchétchènes. Outre ces deux personnes, deux cents Arabes armés et un bataillon de deux cent-cinquante soldats de l’armée régulière, avec son lieutenant, nous attendaient également. Quelques jours plus tard, un jeune homme qui s’était évadé à Khasserdja nous a appris que tous ceux qui étaient partis avant nous avaient été tués; que lorsqu’ils arrivèrent à Khassırdji, ils constatèrent qu’une foule d’Arabes, grands et petits, les attendaient pour les liquider; que quelques Zeytouniotes et d’autres Arméniens courageux suggéraient à ceux qui le pouvaient de prendre un bâton en main pour se préparer à résister; que les tentes furent encerclées et que le chef des Tchétchènes ordonna à la population de sortir des tentes, mais que celle-ci étant convaincue que sortir signifiait une mort certaine, elle refusa d’obéir à l’ordre et se replia au contraire à l’intérieur; que les Tchétchènes commencèrent à allumer un incendie autour des tentes, mais que, voyant qu’ils ne parviendraient pas ainsi à la faire sortir, plusieurs d’entre eux pénétrèrent dans les tentes et frappèrent les gens pour les sortir; qu’alors, les Arméniens, armés pour les uns de gourdins et de piliers de tentes ou tous autres objets pour les autres, leur sautèrent dessus en hurlant; qu’ils s’emparèrent des armes et commencèrent à se battre. Mais que pouvaient-ils faire avec cinq ou six fusils contre plusieurs centaines d’hommes armés? qu’ils furent finalement tous liquidés.

Le récit du jeune homme rescapé de Khassırdji nous terrorisa. Un jour plus tard, un ordre arriva disant que ceux qui avaient des provisions pour six mois et ceux qui n’avaient pas besoin de l’aide du gouvernement devaient se séparer des nécessiteux. Quatre cents familles n’étant pas dans le besoin furent extraites de l’ensemble. Les autres, soit près de deux mille cinq cents familles, se présentèrent comme étant pauvres. Dans un délai de douze jours, en quatre convois, ces deux mille cinq cents familles furent toutes expédiées à Cheddadiyé. Durant notre séjour à Souvar, nous avons constamment vu des cadavres charriés par le Khabour. Nous étions certains que la mort nous attendait également à brève échéance. La peur ou la terreur nous ont usés. Nous n’avions plus goût à vivre. Ils nous interdisaient sévèrement de nous approcher de l’eau et il arrivait même que ceux qui s’éloignaient de leurs tentes ne serait-ce que de quelques pas soient abattus. Ils souillaient ouvertement l’honneur des jeunes filles et des femmes. Personne ne pouvait s’opposer à ces méfaits. Nous étions tous très faibles, à moitié fous, moralement et physiquement défaits.

Le müdür de Souvar, cheïkh Suleyman (un Tchétchène), convoqua les plus intelligents d’entre nous et exigea trois livres d’or par famille. Les Arméniens ont pu satisfaire les appétits du cheïkh avec cinq cents livres or. Un jour, nous avons appris que Zéki était passé la nuit précédente: le jour même l’argent nous fut restitué. Le lendemain matin, ils furent convoqués de nouveau. Cette fois-ci, il réclama dix mille livres d’or à l’occasion de la [fête] de la Nouvelle lune rouge (= hilâl-ı ahmer ): il se contenta de trois mille. Le jour suivant, il exigea cinq cents livres d’or supplémentaires sous le même prétexte et cela aussi lui fut payé. Au milieu de la nuit, il demanda encore trois cents livres et on les lui versa. Chacun savait bien qu’il s’appropriait ces sommes, mais on se disait que si grâce à cet argent on pouvait rester quelques jours de plus, qui sait ce qui pouvait arriver entre temps: un vain espoir. Le lendemain, le müdür demanda que quelques hommes intelligents de chacune des villes viennent signer le registre des sommes versées. Personne n’osait s’y rendre, car ils savaient tous que ceux qui iraient ne reviendraient pas. Précédemment, des personnes très riches s’y étaient déjà rendues et n’étaient pas rentrées. Bien des fois, des documents, signés de la main de ceux qui étaient allés auprès de lui et adressés à leurs familles, étaient amenés et ils récupéraient d’elles des sommes considérables. Finalement, personne ne s’étant rendu auprès du müdür, celui-ci contraignit tout d’abord quelque deux cents personnes à venir chez lui: après quoi, jour après jour, il augmenta leur nombre.

Quelques jours plus tard, ils nous déportèrent, mais les prisonniers restèrent sur place. Nous avions à peine marché plus de deux heures de Souvar à Cheddadiyé, lorsqu’ils nous firent faire une halte. Le chef des Tchétchènes, Mahmoud bey, exigea sa juste rétribution pour nous avoir amenés jusque-là en toute tranquillité et sûreté. Un certain nombre de bijoux et de parures lui furent données. Après nous avoir fait patienter en ces lieux pendant quelques jours, Mahmoud bey ordonna aux gens originaires d’Ayntab, de Marach, de Zeytoun et d’Albistan de se rassembler à part des autres. Près de la moitié du groupe se trouva ainsi séparée. Ils les emmenèrent alors à vingt minutes de nous et séparèrent les femmes des hommes. Puis ils éloignèrent encore un peu plus les femmes. Grâce à la platitude du désert, nous pouvions tout voir. Les hommes étaient encerclés par des centaines de cavaliers, tandis que la populace arabe attendait dans un coin: femmes et enfants, mélangés et armés de fusils, de sabres, de marteaux arabes, de masses et de gourdins. Un ordre avait probablement été donné, car cette populace attaqua soudain le petit groupe qui avait été séparé de notre masse. Après qu’il eut été entièrement liquidé, un autre groupe fut séparé et ainsi de suite pendant plusieurs heures jusqu’à ce que plus un seul arménien ne soit plus debout. Un rescapé qui réussit à s’échapper de cet endroit nous a raconté qu’il était impossible de fuir; que ceux qui tentaient de le faire étaient tués avec encore moins de pitié; que les sauvages ne tuaient pas d’un seul coup; qu’ils commençaient d’abord par frapper les membres inférieurs pour immobiliser au sol, puis ils creusaient les yeux, coupaient les oreilles ou tout autre partie du corps et le démembraient, avant de mettre un point final à ces insoutenables tortures en tuant de telle manière qu’il était souhaitable dans ces conditions d’être fusillé.

Ceux qui étaient étendus à moitié morts par terre étaient achevés à coups de marteaux, de masses, de sabres ou de gourdins. Notre tour était venu de nous faire massacrer. Après avoir vu ces scènes terribles à faire tressaillir un mort, tous nos espoirs de survie s’étaient évanouis: la mort était inéluctable. Mais nous étions un certain nombre de jeunes à avoir décidé de nous jeter à l’eau pour ne pas être tués de leurs mains.

Un des gardiens de nuit était un Arménien particulièrement bienveillant qui travaillait auprès des Tchétchènes: il avait réussi, en faisant semblant de haïr les Arméniens, à entrer à leur service et avait même le pouvoir de commander aux Tchétchènes. Le soir, il nous avertit qu’il était sûr que le tour des restants était arrivé et qu’au matin ils seraient également exterminés. Il allait cependant faire tout son possible pour nous aider à nous enfuir. Au cours de la nuit, ce gardien, nommé Krikor de Marmardjek (village proche de Brousse), envoya les Tchétchènes qui devaient surveiller la route par laquelle nous envisagions de fuir dans une autre direction et facilita ainsi notre évasion. Après être discrètement sortis des tentes, nous avons commencé à marcher. Une fois rassemblé hors de la zone surveillée, nous — environ vingt-vingt-deux personnes — avons couru comme des fous et avancé vivement jusqu’au matin. A l’aube, nous avons constaté que beaucoup d’autres groupes fuyaient, comme nous. Nous avons continué à marcher ainsi tout le jour et la nuit suivante. Le surlendemain matin, lorsque le soleil se mit à briller, il nous devint de plus en plus difficile d’avancer.

Beaucoup avaient épuisé leurs réserves d’eau et suppliaient pour qu’on leur en donne. Nous avons continué notre route ce jour là et la nuit suivante sans trouver un seul point d’eau. Nous n’avions plus aucune réserve et il nous devenait de plus en plus difficile de marcher; la plupart des groupes étaient restés en arrière, dispersés, et certains, affaiblis, tombaient dans les sables [du désert]. Peu après midi, ceux qui nous précédaient nous firent des signes de la main et avec des mouchoirs: ils n’avaient plus la force de crier ou même de parler, [car] nos bouches étaient totalement desséchées et nos langues ne bougeaient plus. En les voyant nous faire signe, nous avons accéléré nos pas et nous avons découvert qu’il s’y trouvait un puits. En attachant leurs ceintures les unes aux autres, ils avaient pu descendre un de nos compagnons et parvenaient à remonter de l’eau. Malheureusement, beaucoup de nos amis sont restés en route et sont certainement morts. Jusqu’au soir, tous les survivants s’étaient rassemblés autour du puits où nous avons passé la nuit. Le lendemain dans la soirée, après nous être repus d’eau, nous avons repris la route. Nous avons encore marché pendant deux jours, en endurant les pires souffrances, et sommes finalement parvenus au bord de l’Euphrate. Quelle immense joie! Nous sommes restés là jusqu’au soir, puis nous nous sommes remis en chemin en remontant la rive du fleuve vers l’amont. Le lendemain matin, quelques Arabes désarmés tentèrent de nous piller, mais nous sommes parvenus à les repousser. Plusieurs heures après, des dizaines d’Arabes armés nous tombèrent dessus et nous prirent tout ce que nous avions sur nous. Avec seize compagnons, nous avons continué notre route, entièrement nus, et sommes parvenus dans un village arabe d’une centaine de tentes où, pour notre malheur, se trouvait un policier turc. Ce mécréant nous fit ligoter et frappa sans pitié nos corps nus. Nombre d’Arabes d’âge vénérable ou bienveillants parvinrent péniblement, en le suppliant, à nous extraire des griffes du mécréant, qui frappait manifestement pour tuer, en nous demandant pourquoi nous nous étions soustraits aux massacres de Deir-Zor. Après avoir digéré notre argent contre quelques vêtements usés destinés à nous vêtir, les Arabes durent céder, bien malgré eux, aux exigences très fermes du policier, et nous livrèrent à lui. Nous les avons remerciés, puis nous nous sommes mis en route avec le policier à cheval qui nous ouvrait la route. En chemin, il nous fit savoir qu’il allait nous remettre aux autorités de Rakka. Une nuit, nous avons réussi, avec quelques compagnons, à fuir vers Rakka avant les autres. Après moins d’une journée de marche, nos vêtements nous furent encore une fois pris et nous nous sommes de nouveau retrouvés nus. Grâce à la présence d’inombrables camps de tentes arabes sur le chemin, nous avons atteint Rakka sans souffrir de la faim. J’ai pu m’y réfugier auprès de nos compatriotes. Arrivés le lendemain à Rakka, ceux de nos camarades qui étaient avec le policier furent livrés et tués. Après être resté un an à Rakka, je suis allé à Djaraboulous. J’y suis resté durant un an et demi comme voiturier militaire, avant de passer à Alep, quelques jours avant la capitulation de la ville.

Karékin Hovhannessian, de Sivrihissar

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 1-11.