RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Deir-Zor, Marat, Souvar et Cheddadiyé

48 - ARAM ANDONIAN

Notes relatives à Deir-Zor*

Le chiffre officiel des Arméniens qui furent victimes des massacres de Deir-Zor s’élève à 192 750 (l’original est conservé). Lors des massacres, un individu originaire d’Ayntab du nom de Nechan Momdji oghlou (plus communément connu sous le nom de Dokoumadjı Nechan) joua un rôle particulièrement funeste à Deir-Zor. C’était un homme à Zéki qui l’employait comme mouchard lorsque les convois étaient expédiés: il était chargé de dénoncer les Arméniens qui se dissimulaient ici et là. Il récupérait ainsi de fortes sommes d’argent et ceux qui refusaient de lui en donner étaient immédiatement dénoncés. Du reste, il vendait même ceux qui le payaient.

Il dénonça un jeune déserteur et fut la cause de sa mort; il dénonça les fils du frère du célèbre Zeytouniote Nazareth çavuş en révélant qu’ils étaient zeytouniotes et des collaborateurs du çavuş, et les fit envoyer à Marat où ils furent exécutés; il fit expédier à Marat un jeune homme diplômé du Ayntab College qui travaillait auprès des Allemands en qualité de traducteur. Sous le coup de l’émotion, le garçon se jeta dans l’Euphrate et se noya. Après la chute de Zor, ce bougre à achever était gravement malade et séjournait dans la ville.

Durant l’expédition des convois, une jeune fille arménienne originaire de Banderma, âgée de dix-sept à dix-huit ans, se compromettait avec les gendarmes à l’entrée du pont [de Zor] en chantant, dansant et en s’enivrant. Au cours d’une de ces orgies, elle étrangla un gamin de huit à dix ans et en poignarda un autre. Après avoir partagé la vie des gendarmes durant un certain temps, cette fille se convertit à l’islam et épousa le préposé aux inscriptions administratives (nokta kalem kiatibi) Husseïn effendi. Elle vit aujourd’hui à Deir-Zor.

Durant les massacres de Deir-Zor, le coût de la vie était extraordinairement élevé dans la région. Les Arabes, qui savaient que les gens allaient à la mort, inventaient mille et une astuces pour leur soutirer de l’argent. à Marat, le prix d’une octe de pain était de trente aspres (en monnaie métallique) et celui d’une octe de viande d’âne vingt-quatre, sans compter que la viande d’âne était extrêmement rare. Deux octes de dattes valaient une livre (en pièces d’or), alors qu’à trois heures de Marat, à Deir-Zor, une octe était vendue cinquante aspres. Or, la livre ottomane valait soixante aspres.

Une des victimes de Nechan d’Ayntab, un prêtre catholique nommé Bédros, qu’on était en train de déporter, monta sur une pierre devant le sérail et dit en arabe, en présence des notables arabes [de Zor], qu’il partait pour servir de couvercle au cimetière sans borne dans lequel ils avaient exterminé la population du pays. Cela se produisit après l’achèvement des massacres.

Le müdür de Sébka, Chükrü bey, et un fermier turc originaire d’Albistan, Mahmoud, ont attiré sur eux, comme Hadji Fadıl, la haine de Zéki bey pour avoir protégé des Arméniens. Zéki bey les fit emprisonner et ne les libéra que deux mois plus tard.

Lors de l’expédition des convois, le délégué municipal originaire d’Ayntab Moustapha récupéra mille cinq cents livres or des déportés [...]

Durant l’expédition des convois, les Arméniens [établis dans Zor] ne sortaient pratiquement pas de chez eux. Une atmosphère oppressante régnait dans la ville. Tous éprouvaient au dessus d’eux le souffle de la mort et s’y préparaient. Nechan d’Ayntab, accompagné de quelques Arabes [recrutés] pour l’occasion, circulait cependant dans les quartiers et dénonçait les gens qui se dissimulaient.

Lorsque Hakkı bey repartit de Zor, il emporta avec lui un bavoul et une caisse d’argent, de bijoux et d’objets précieux appartenant à Zéki.

Les massacres de Deir-Zor durèrent exactement cinq mois.

Outre Ali Souad bey, le commandant de marine Naki bey et le colonel Noureddine bey, inspecteur délégué militaire, se trouvèrent d’accord pour conserver à Deir-Zor une forte population émigrée arménienne. Noureddine bey montra toujours beaucoup de bienveillance à l’égard des Arméniens. Il s’était marié à Deir-Zor avec une femme arménienne originaire de Bilédjik dont il eut un enfant. Après les massacres, Noureddine s’installa à Alep. La protection dont Ali Souad couvrit les Arméniens du coin était connue, comme une fable, jusqu’à Alep et les milieux turcs le surnommait ironiquement le «patriarche arménien». Par la suite, lorsque les massacres eurent lieu, certains, à l’hôtel [Baron d’Alep], lui disaient en plaisantant qu’il avait également une part de responsabilité dans les massacres, car s’il n’avait pas réuni tant d’Arméniens à Zor, Zéki n’aurait pas eu l’occasion de les massacrer.

Souvar était un [simple] poste de surveillance militaire, mais avait un müdür car des Arabes (de la tribu des Aguerder) vivaient dans les environs. [La fonction] de müdür était occupée par un Turc de mauvaise réputation prénommé Latif. Outre celui-ci, il y avait un nokta militaire et un caravansérail dans lequel vivaient quelques familles arabes. Mais les environs grouillaient de tentes arabes.

Le susdit Latif accompagnait toujours les convois de déportés, tel un corbeau, et vendait un verre d’eau pour un medjidié d’or aux misérables souffrant de la soif qui allaient se faire massacrer. Il gardait auprès de lui en guise de femme une fille originaire de Ak-Chéhir, ainsi que la mère de cette dernière et une autre femme arménienne comme servantes. Après l’armistice, il eut peur de rester à Souvar et s’enfuit à Zor avec ces femmes.

En juin 1916, un convoi de Rakka fut expédié par chahtour [deux barques attachées l’une à l’autre]. à la même époque, des chahtour descendaient également de Meskéné. On comptait cent-sept personnes par chahtour. Deux chahtour coulèrent à mi-chemin. Les Arabes attaquèrent dix chahtour et, après avoir abattu deux personnes originaires de Sivrihissar et une d’Ak-Chéhir, pillèrent les dix embarcations. Après Deir-Zor, une partie de ce convoi expédié de Rakka fut envoyé à Mossoul par la route de Souvar. C’était un voyage de dix-huit jours qui engendra beaucoup de souffrances, car en cette saison les eaux du Khabour sont retirées et nombre de personnes moururent de soif. Une partie réussit, grâce à des pots-de-vin, à entrer dans la ville de Deir-Zor, tandis que les autres, toujours au moyen des chahtour, furent expédiés à Ana via Boussara, puis dispersés dans les camps de concentration de l’ancienne ligne de Deir-Zor. Les chahtour ne dépassèrent pas Ana. C’est le seul convoi de déportés qui parvint jusqu’à Ana. Après quoi, cette ligne fut définitivement abandonnée et aucun déporté ne fut transféré au-delà de Boussara. Seuls des bataillons de soldats-ouvriers descendirent plus au sud, jusqu’à Ramariyé. Quelques fuyards arrivèrent également jusque-là, puis parvinrent, par la route de Faloudja, à passer à Bagdad.

Des convois par chahtour ne furent organisés qu’à deux reprises. Parmi les déportés qui furent expédiés dans les camps de concentration installés sur la route s’étendant jusqu’à Ana, les uns réussirent à faire demi tour et se concentrèrent à Zor et dans ses environs, tandis que les autres disparurent, victimes de la faim et de la misère, dans ce coin perdu. Sur cette ligne également, beaucoup de femmes, de jeunes filles et d’enfants ont laissé leur vie.

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Q uoi qu’il se soit préalablement assuré de leur collaboration, Zéki bey donnait des ordres particuliers aux Tchétchènes et aux Arabes massacreurs pour chacun des convois de la mort qu’il organisait, travaillant notamment à ce que personne ne puisse en réchapper en les soudoyant. «Quel besoin avez-vous d’exiger des pots-de-vin, disait-il ? Si ce que vous voulez c’est de l’argent, des marchandises, tuez-les d’abord, puis tout ce qu’ils possèdent vous appartiendra». Mais il s’efforçait surtout d’étouffer en eux tout sentiment de pitié par une sorte de logique diabolique qui pénétrait jusqu’au tréfonds de leurs âmes, éteignant ainsi leurs dernières étincelles encore luisantes d’humanité.

Il leur disait: «Tout ce que vous avez fait, c’était pour la survie de l’empire et cela était par conséquent légitime. C’est un devoir que vous avez accompli. Mais sachez que si même un seul de ces fils de chiens — peu importe s’il s’agit d’un gamin — reste en vie, un jour il se vengera de vous...».

Tout le long de la route, dans tous les camps de concentration comme dans les villages une cinquantaine de Tchétchènes armés jusqu’aux dents attendaient près d’énor-mes et immenses amas de cordes qui augmentaient régulièrement après le pillage des convois de déportés — ces cordes étaient tellement maculées de traces de sang qu’elles avaient perdu leur couleur première, couvertes qu’elles étaient de taches rouges —, ainsi que de barres de fer, parmi lesquelles des pieds de lit, de pelles, de pioches et même de faux, tous sanguinolents, empilés à côté du khan de Marat. Il est probable que le même spectacle était visible à Souvar et dans tous les autres camps situés sur la ligne Marat-Souvar où s’arrêtaient les convois envoyés vers Husnié.

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Dans Marat

Une adulte et une petite fille affamées sous une tente, la fillette proche de la mort couchée/// une vapeur de viande en train de cuire parvient jusqu’à la fillette. En ces jours de famine, c’était un grand privilège. L’adulte et la fillette se regardent. Désormais il ne se vendait plus de viande d’âne; il n’y avait plus d’âne à tuer. Un enfant était encore probablement mort et ils cuisaient évidemment sa chair. La fillette dit à sa mère: «Mère, je ne résiste plus, va demander un morceau». Elle quitta la tente et revient au bout d’un moment auprès de sa fille, pleine de dépit. La fillette comprend qu’ils ne lui en ont pas donné, mais ne veut pas renoncer trop vite à son espoir et demande: «Ils n’en ont pas donné, mère». «Non, ma fille... qu’ils deviennent aveugles». La fille recommanda alors à sa mère avec résignation: «Mère, si je viens également à mourir, toi non plus ne leur donne pas de ma chair...

Kévork, un machiniste originaire de Konia, et sa femme, qui se trouvaient à Marat, furent témoins de ces effroyables faits. Ce même Kévork échappa au massacre grâce à sa qualification. Ainsi, les enfants étaient habitués, de leur vivant, à l’idée que leurs mères les mangeraient.

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 52, Deir-Zor, ff. 42-51.